Alexandre Sanchez Mardi,
le 19 décembre 2000
Quelques
considérations sur la Mécanique Quantique
et ses
implications philosophiques
(par une
néophyte)
La
méthode scientifique n’aurait mené nulle part, elle ne serait même pas née sans
un effort passionné pour arriver à une claire intelligence des choses.
(Einstein,
Albert, Le langage commun de la science)
Je
n’ai jamais réussi à obtenir l’assentiment universel pour un résultat nouveau,
dont je pouvais démontrer la vérité par une décisive, encore que simplement
théorique, démonstration.
(Planck
Max, Autobiographie scientifique)
Introduction
Quand nous avons
décidé de faire notre travail sur les implications philosophiques de la
mécanique quantique (MQ), nous ne nous attendions pas à un si grand nombre de
difficultés, surtout à de telles difficultés de compréhension de la MQ. Nous
étions excessivement naïfs. Mais, ce qui nous a aidé à
continuer dans notre travail sans sombrer dans un abyme paralysant d’ignorance
a été la phrase suivante d’un des plus grands physiciens du XXe
siècle, Richard Feynman : « (…) the difficulty really is psychological and exists in
the perpetual torment that results from your saying to yourself, ‘But how can
it be like that ?’ which is a reflexion of uncontrolled but utterly vain
desire to see it in terms of something familiar (…) I think I can safely say
that nobody understands quantum mechanics (…) Do not keep saying to yourself
(…) ‘But how can it be like that ?’ because you will get ‘down the drain’, into
a blind alley from which nobody has yet escaped. Nobody knows how it can be
like that. »[1]
Nous débutons
notre essai avec quelques considérations sur les influences de la philosophie
sur la MQ, nous osons ensuite faire quelques considérations sur le sens commun,
l’intuition et la physique pour passer ensuite à la description des événements
reliés à la MQ qui nous ont le plus frappé en terme de la réflexion
philosophique dont ils semblent être porteurs. À cause des difficultés de
compréhension nous avons préféré ne pas faire une liste aride d’événements mais
de les enrichir parfois avec des citations ou des courts commentaires. Nous
avons ensuite une section sur les « trous et les électrons » car il
nous a semblé (ou Feynman nous a convaincu) que là sont inscrits pratiquement
tous les enjeux de la MQ). Suit la « polémique » Einstein-Bohr et une
conclusion où nous essayons de ramasser nos idées à propos des implications
philosophiques du débat en cours depuis quatre-vingt ans sur la MQ.
Philosophies
primitives ?
Dans un court
essai sur les influences de la mécanique quantique (MQ) sur la philosophie, il
n’est peut-être pas complètement arbitraire de commencer en disant quelques
mots sur les influences de la philosophie sur la physique et d’aller aux sources,
au premier travail systématique sur la physique : « For we do not
think that we know a thing until we are acquainted with its primary causes or
first principles, and have carried our analysis as far as its elements. Plainly, therefore, in the science of nature too our first task will be
to try to determine what relates to its principles. »[2] Les bases de la science sont jetées : analyse des éléments de la
nature pour en connaître les causes, pour fixer les principes d’un édifice
théorique. On connaît le virage que Galilée et surtout Newton firent prendre à
la physique, mais il s’agit d’un simple virage et non d’une rupture radicale[3],
il s’agit de trouver une méthode (la méthode expérimentale) qui soit plus
efficace que la méthode métaphysique. Que ces considérations d’Aristote soient
encore au cœur du débat sur la physique moderne, même après les bouleversement
de la MQ, on peut le voir dans les prises de position de plusieurs physiciens,
comme par exemple celle de de Broglie : « (…) la recherche de la
causalité qui lie les phénomènes physiques successifs a toujours été et reste
encore le guide le plus sûr de la recherche scientifique.[4] »
ou celle d’Einstein : « Le chercheur croit que (…) son image de la
réalité deviendra de plus en plus simple (…) il pourra aussi croire à
l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut
atteindre. Il pourra appeler cet idéal la réalité objective.[5] »
(Nous avons souligné).
Certes on
pourrait penser, comme M. Bunge, que « Even an advanced physical theory
may be motivated by a primitive philosophy[6] »,
mais on pourrait aussi penser qu’il n’y a pas de philosophie primitive, à moins
que toutes les philosophies ne le soient — dans le sens qu’elles ont toujours
quelques concepts « intouchables », ne fusse que le concept qu’il n’y
a pas de concepts intouchables.
Sens commun et
intuition
On entend souvent
dire que la spécificité de la MQ (et de la théorie de la relativité) par
rapport à la physique classique consiste dans un éloignement du sens commun, de
l’intuition de l’homme ordinaire. Est-ce vrai ? Certainement pas. La
physique est obligée de dépasser l’intuition pour essayer d’expliquer les
phénomènes. Même des concepts très simples comme celui de vitesse et
d’accélération sont des concepts assez éloignés de ceux que notre intuition
nous donne. Que la vitesse soit un vecteur, que l’accélération soit la dérivée
de la vitesse par rapport au temps sont des concepts trop abstraits pour le
sens commun. Même la loi d’inertie qui pourtant semble si simple est moins
« naturelle » que ce qu’on pense. Si les lois de la physique étaient
si intuitives, la physique aurait été bâtie sur des fondations solides bien
avant Newton. La physique est obligée de dépasser l’intuition mais… l’être
humain a besoin de l’analogie pour comprendre, pour avoir une compréhension qui
dépasse la simple explication rhétorique. Mais s’il est vrai que l’analogie est
fondamentale pour comprendre, il est aussi vrai que l’analogie nous lie au
passé ce qui rend difficile la compréhension des « vraies »
nouveautés. En effet, dans la MQ on voit très bien que les doubles effets de
l’analogie jumelés aux paradigmes cachés des chercheurs (leur idéologie, leurs
positions philosophiques implicites, etc.) engendrent des positions théoriques
fort différentes parmi les physiciens.
Ce qui est
certain, c’est qu’avec la MQ non seulement le sens commun et l’intuition n’est
pas de grande utilité, mais elle est un frein très puissant, au moins aussi
puissant que les dogmes de l’église à l’époque de Galilée. On peut aussi dire
que si, jusqu’à la fin du XIXe siècle, philosophes et physiciens
pouvaient se parler et se comprendre assez facilement (qu’il suffise de penser
au travail énorme de Kant de systématisation philosophique de la physique
newtonienne), à partir de la MQ le dialogue devient beaucoup plus difficile. Le
problème, comme le souligne si bien Feynman c’est que dans la MQ si on décrit
le comportement des électrons seulement par analogie « we would fail[7] »
Quelques éléments
historiques
Dans cette section
nous présentons de manière très concise quelques événements de l’histoire de la
MQ utiles pour en comprendre les particularités et les difficultés d’ordre
épistémologique. Il est clair que ces choix sont très subjectifs et que nous
(terriblement ignorants de physique !), nous les avons choisis ou bien
parce qu’ils nous ont beaucoup frappé intellectuellement ou bien parce que tous
les auteurs que nous avons lus les jugeaient importants. Ce qui nous semble
certain c’est que cette quinzaine de points donne une idée de la complexité de
pensée qui naît de la MQ. Nous avons parfois ajouté des commentaires personnels
et des notes aux événements.
1. Max Planck, en
1900[8],
introduit les quanta comme un artifice mathématique qui permettait
d’expliquer les échanges en quantités discrètes d’énergie des atomes. La
célèbre formule : E = hν où E est l’énergie; h une
constante universelle (qui sera appelée la constante de Planck) et ν la
fréquence de la radiation (émise ou absorbée). À ce propos, il est intéressant
de souligner que Planck (qui fait partie de la vieille génération étant né en
1858) pendant au moins une quinzaine d’années aura des difficultés à bien
saisir la portée de sa découverte.
2. En 1905,
Einstein, dans un article séminal sur l’effet photo-électrique, fait
l’hypothèse qui sera empiriquement validée que la lumière non seulement est
émise par quantités discrètes (quanta de lumière) mais elle existe seulement
sous forme discrète. Ce qui était en contradiction avec la théorie
électromagnétique classique selon laquelle l’énergie varie de façon continue et
que la lumière est constituée d’ondes.
3. En 1913, Niels
Bohr propose son modèle de l’atome fondé sur les niveaux énergétiques discrets.
Il s’agit du modèle qui, plus ou moins raffiné, continue à être le modèle considéré
comme valide par la science contemporaine. Contrairement à la théorie
électromagnétique de Maxwell, ce modèle permet d’expliquer la stabilité des
atomes (selon la théorie classique, les électrons dans leur rotation auraient
dû perdre de l’énergie et « s’écraser » dans le noyau).
4. En 1917, Einstein
opère une première systématisation de la théorie quantique et il prévoit
l’émission stimulée d’énergie — ce qui permettra aux ingénieurs, quelques
décennies plus tard, de construire des lasers.
5. En 1925, Schrödinger
présente l’équation devenue célèbre comme équation de Schrödinger qui, avec la
relation d’Heisenberg, constitue le pilier de la MQ. Cette équation donne la
densité de probabilité de trouver une particule dans une position donnée.
Contrairement aux équations de la physique classique qui permettaient de
calculer précisément la trajectoire d’un corps, l’équation d’Heisenberg est une
équation qui relie les probabilités, ce qui implique du hasard ou de l’inconnu.
6. En 1927,
Heisenberg dans un célèbre article présente ce qu’on appelle le principe
d’incertitude (ou d’indétermination) qui, de manière simplifiée, peut s’énoncer
comme suit : le produit de l’incertitude sur la position d’un électron et
de l’incertitude sur sa quantité de mouvement est plus grande que la constante
de Planck divisée par 4п (ΔP . ΔQ >=
h/4п). C’est l’interprétation de cette relation qui sera à l’origine de
pratiquement toutes les controverses épistémologiques de la MQ. Ce sera aussi à
cette relation que les sociologues et les philosophes
« relativistes » et « subjectivistes » feront appel pour
appuyer leur vision du monde.
7. En 1927, Bohr
présente son principe de complémentarité qui permet de garder l’aspect
corpusculaire et ondulatoire des particules élémentaires. Rosenfeld, un élève
de Bohr explique très clairement l’approche de Bohr : « Tandis que
les grands maîtres (Planck, Einstein, Schrödinger) tentèrent vainement
d’éliminer les contradictions à la manière aristotélicienne, en réduisant un
aspect à un autre, Bohr réalisa la futilité de telles tentatives. Il savait que
nous devrions vivre avec ce dilemme… et que le vrai problème était de raffiner
le langage de la physique de façon à trouver place pour la coexistence des deux
conceptions.[9] »
8. En 1935,
Einstein, Podolski et Rosen énoncent le paradoxe qui sera par la suite appelé
le paradoxe EPR. (voir la section sur la confrontation Einstein-Bohr)
9. En 1932, le
mathématicien von Neumann démontre qu’une théorie fondée sur des variables
cachées (les variables qui devraient introduire le déterminisme que la MQ a
chassées de la physique) n’est pas possible. Ce théorème qui « fait
l’affaire » de l’école de Copenhague sera par la suite contesté par des
physiciens qui montrent que von Neumann a fait des hypothèses trop restrictives.
10. En 1952, Bohm[10]
propose sa vision « réaliste » de la physique : les particules
ont une « vie déterministe ». Dans l’« ontologie »
bohmienne, il existe un ordre déterministe en dessous de l’ordre simplement
statistique tel que décrit pas la MQ. Mais cette vision
n’implique pas nécessairement un réalisme naïf : Bohm dans une entrevue
avec J. Horgan : « At each level we have something which is taken as
appearence and something else is taken as the essence wich explains the
appearence. But when we move to another level, essence and appearance interchange theirs roles (…)There’s no end
to this. (…) The very nature of our knowledge is of that nature (…) But what
underlies it all is unknown and cannot be grasped by thought.[11] »
11. En 1964, Zweig G.
et Gell-Mann M., introduisent les quarks[12]
comme éléments constituant les protons et les neutrons. L’atome avait été
appelé atome car on le pensait indivisible, ensuite on le décrit comme
constitué d’un noyau et d’électrons, après on découvre que le noyau est à son
tour divisible en protons et neutrons… après les quarks. Et ce n’est pas
fini !
12. Années
soixante-dix, proposition par Georgi Howard et autres de la théorie des
supercordes dans laquelle les particules élémentaires sont considérées comme
constituées de cordes qui vibrent dans un espace à dix dimensions. Avec cette
théorie, certains physiciens visent à unifier les différentes forces
élémentaires qui sont à la base de la physique contemporaine : la force
électromagnétique, la force nucléaire faible (responsable de la radioactivité),
la force nucléaire forte qui relie les constituants du noyau et la force de
gravité.
13. Années
quatre-vingt dix, la M theory (du nom du physicien Juan Maldacena). On
progresse ? Voici ce que le physicien Giddings dit dans une entrevue au New
York Times du 22 septembre 1998 : « We no longer know what the fundamental
constituents of the theory[13]
are. Strings and D-branes appear equally fundamental, and
it’s not clear whether either one of them is made out of the other. Perhaps
they’re all made from something even more fundamental. (…) We’ve made an
enormous amount of progress in the past few years, but now realize the greater
depth of our ignorance. » Serait-ce un à la case départ ? Avant Aristote,
à Socrate ?
Les électrons et
les… trous[14]
Comme le dit
Feynman, toute la problématique de la MQ peut être reconduite à l’expérience du
passage des électrons à travers deux trous. Nous synthétiserons très brièvement
l’expérience :
1) Avec un canon
électronique on tire des électrons contre une paroi ayant deux trous et on mesure
ensuite la distribution des électrons derrière la paroi avec un détecteur et un
amplificateur assez puissant pour « voir » les électrons.
2) Ce que l’amplificateur nous montre ce sont : « clocks, lumps,
absolute lumps (…) the thing which is coming come in lumps — it has a definite
size, and it only comes to one place at a time[15]. » Donc, les électrons se comportent comme des corpuscules[16],
des particules élémentaires.
3) Si, avec
plusieurs détecteurs, on observe la distribution, on voit qu’il y a des interférences.
C’est à dire que la probabilité de trouver un électron à un endroit n’est pas
la somme des probabilités de le trouver si on ouvre un trou et puis l’autre.
Donc, les électrons se comportent comme des ondes. Ce qui implique qu’on
ne peut pas dire que les électrons passent par le premier ou le deuxième
trou !
4) Si, à l’aide
d’une « lumière », on va observer par quel trou les électrons
passent, on s’aperçoit qu’ils passent par l’un ou l’autre. Ce qui est paradoxal
par rapport à ce qu’on vient de dire en 3). Donc, le fait d’observer ou de ne
pas observer modifie le comportement des électrons. Ce qui est une autre
manière de parler du principe d’incertitude d’Heisenberg.
Cette expérience
met en évidence non seulement que les électrons se comportent en même temps
comme ondes et comme particules, mais que tout mécanisme de mesure perturbe le
phénomène de manière qu’en mesurant on a quelque chose de différent. Et si, comme fait Feynman on se pose la question : « (…) how
does it really work ? What machinery is actually producing this
thing ?[17] », la seule réponse possible est : « Nobody knows any
machinery. Nobody can give you a deeper
explanation (…)[18] ». Comme disait Dante bien avant la naissance de la physique
moderne : « State contente umane genti al quia.[19] »
On voit ici le
nœud inextricable de la MQ. Inextricable ? Le type de réponse qu’on donne
dépend de la position épistémologique du physicien, et c’est de là que naît la
confrontation Einstein-Bohr, la confrontation qui met en évidence avec une
grande clarté deux conceptions du monde ou, sinon du monde, au moins de la
physique.
Confrontation
Einstein-Bohr[20] et paradoxe
EPR (Einstein Podolski Rosen)
La position
d’Einstein est facilement synthétisée dans sa célèbre affirmation :
« Dieu ne joue pas aux dés. » Pour Einstein, il n’est pas possible
que les lois ultimes de la nature soient des lois de type statistique comme
l’indique l’équation de Schrödinger. Mais est-ce que l’équation de Schrödinger,
et le principe d’incertitude de Heisenberg sont faux selon Einstein ?
Est-ce que l’expérience des trous de Feynman n’est pas correctement
décrite ? Non. Ce qui n’est pas correct, selon Einstein, c’est de penser
qu’il n’y a pas d’autres lois derrière celles de la MQ qui décrivent la
« réalité » qu’il y a derrière les instruments de mesure. Il croit
qu’il y a des variables cachées qu’un jour on découvrira et qui nous
permettront de retourner vers une explication causale des phénomènes (comme le
voulait Aristote). « Il y a quelque chose comme l’état réel d’un système
physique qui existe objectivement indépendamment de toute observation ou mesure
et qui peut en principe se décrire (…) Tous les hommes, y compris les
théoriciens quantiques, tiennent fermement, en effet, à cette thèse sur la
réalité tant qu’ils ne discutent point les fondements de la théorie
quantique » (Einstein cité en Déligeorges[21]).
Le paradoxe EPR[22]
est une expérience de pensée que Einstein, avec Podolski et Rosen, a imaginée
pour montrer comment la MQ ne peut pas prétendre être une description complète
de la nature. Voici un vulgarisation du paradoxe : imaginons deux
particules dont on connaît la fonction d’onde globale qui se séparent et se
trouvent éloignées l’une de l’autre (une à Tokyo et l’autre à Montréal, par
exemple) et qu’on fasse une mesure sur la particule à Montréal. Cette mesure
selon la MQ influence instantanément l’état de la particule à Tokyo, ce qui est
« paradoxal » selon notre intuition pilotée par la physique
classique. Ce paradoxe permet deux solutions :
1. On abandonne le
principe de localité et on considère que la MQ est complète (Bohr).
2. On ne renonce pas
au concept de localité, on considère que les prédictions de la MQ sont
correctes mais que la MQ n’est pas complète (Einstein).
Il est clair que
le fait de choisir l’une ou l’autre approche est déterminé par les paradigmes
philosophiques des chercheurs (leur vision métaphysique du monde, si l’on peut
s’exprimer ainsi). Ce qui met en évidence, si on en avait encore besoin, que la
science n’est pas un domaine que l’on peut détacher de la culture et la
considérer de manière complètement objective (surtout que le problème de ce
qu’est l’objectivité se pose).
Selon Bohr les
paradoxes de la MQ sont dus au fait que l’on veut continuer avec des modèles
macroscopiques dans le monde des particules. D’autre part la position Borhienne
considère que l’idéal métaphysique d’une réalité objective ne doit en aucun cas
être confondu avec la physique qui elle, ne peut connaître que ce qu’elle
mesure (il s’oppose ainsi à la position de la physique d’Aristote à Einstein).
Pour Bohr on peut parler de réalité « physique » seulement à propos
de ce qu’on mesure. Bohr a une vision moins « grande » de la physique
au moins dans le sens qu’il accepte que la MQ montre aux hommes des limites au-delà
desquelles ils ne peuvent pas aller[23].
Comme il le dit dans cette citation tirée du livre de Selleri : Bohr dans
sa réponse au EPR « [le paradoxe EPR] ne fait que révéler une inaptitude
du point de vue habituel de la philosophie naturelle à rendre compte
rationnellement des phénomènes physiques tels que ceux rencontrés en mécanique
quantique (…) [il faut renoncer] aux idées classiques de causalité [et opérer]
une révision radicale de notre attitude à l’égard du problème de la réalité
physique ».[24]
Conclusion
La philosophie Occidentale
et la physique naquirent en Grèce il y a à peu près deux mille cinq cent ans et
progressèrent[25] main dans
la main pendant deux mille ans. À la Renaissance elle se séparèrent et la
physique ayant découvert la puissance de l’approche mathématique et
expérimentale se lança dans un chemin autonome[26].
Cette autonomie porta certains philosophes et hommes de science aux positions
« scientistes » du positivisme de la deuxième moitié du XIXe
siècle. La MQ vient casser le rêve de la science en montrant que l’interprétation
des phénomènes physiques dépend de la vision philosophique beaucoup plus que ce
que l’on pensait.
Comme le résume très bien von Weizsäcker[27] : « The object of the critique of quantum mechanics is not, therefore, the concept of the casual nexus, but that of the ‘thing or event in itself’. » Mais, comme dit Heidegger, peut-être que la chose en soi n’est pas une affaire de la physique, ni de n’importe quelle autre science : « (…) nous ne posons notre question [qu’est-ce qu’une chose?] qu’afin de savoir ce que c’est qu’une pierre (…) ce que c’est qu’un brin d’herbe qui pousse à côté de la pierre, et ce que c’est que ce couteau que nous tenons peut-être en main. (…) C’est cela précisément que nous voudrions savoir, quelque chose peut-être que les minéralogistes, les botanistes (…) ne tiennent nullement à savoir, quelque chose dont ils prétendent seulement que c’est là ce qu’ils voudraient savoir, alors qu’au fond c’est autre chose qu’ils veulent : promouvoir le progrès de la science, satisfaire le goût de la découverte, montrer l’utilité technique des choses, ou gagner leur subsistance. Ce que nous voudrions savoir, c’est ce que ceux-là non seulement ne veulent pas savoir, mais peut-être même sont à jamais incapables de savoir, en dépit de toute leur science ».
Nous présentons
les implications de la MQ pour la philosophie en considérant trois
« branches » distinctes :l’épistémologie, la métaphysique
(ontologie) et la philosophie politique, même si nous sommes conscients que
cette division est assez arbitraire.
1. Épistémologie. Nous avons
l’impression que la seule position épistémologique parmi celles que nous
connaissons qui tienne mieux en compte la complexité, les points obscurs, les approches
très différentes des chercheurs, est l’épistémologie de Feyerabend. Nous
croyons que des approches rationalistes à la Popper ou à la Lakatos sont trop
limitatives et s’efforcent trop de faire entrer la physique dans un cadre
pré-constitué. Nous sommes prêts à reconnaître que le slogan qu’on accroche à
l’épistémologie de Feyerabend[28]
« tout est bien » est parfois dangereux (surtout en termes
politiques) mais nous préférons ce danger à un excès de schématisation (ce qui
en dit bien sûr beaucoup sur nos paradigmes cachés !) D’autant plus qu’il
est clair depuis les bouleversements de la MQ que ces schématisations sont
fondées sur une foi en ce que révèlent des instruments de mesure fabriqués par
les apôtres-mêmes de cette foi. La MQ a ainsi prouvé que ce qui est
« observé » par la science est par le fait même modifié par les
instruments de mesure. Ceci s’applique aussi aux sciences
« inférieures » comme la psychanalyse et l’anthropologie.
2. Métaphysique. Nous ne croyons
pas que la MQ a eu un très grand impact sur la métaphysique. Toutes les
« positions » classiques sont là et s’affrontent comme elles se sont
affrontées depuis Platon et Aristote. Il suffit à titre d’exemple de considérer
un « réaliste » comme Bohm qui a des positions proches de celles de
Heidegger (au moins en ce qui concerne la chose en soi). On pourrait même dire
que Bohm est plus « mystique » que Heidegger ! Ce qui par contre
nous semble certain c’est que la métaphysique naïvement positiviste en prend un
dur coup. Mais en avait-t-elle vraiment besoin ?
3. Politique. Ici, selon
nous, on voit un effet pervers de la MQ. Cette théorie qui, de prime abord,
semble une théorie qui lutte contre les dogmatismes a en effet introduit un
dogmatisme paradoxal pire que les précédents (ce dogmatisme nous aimerions
l’appeler dogmatisme post-moderne). Ce « dogmatisme » consiste dans
le fait qu’il disqualifie tout ce qu’on peut dire (ou faire)
d’« objectif » ou pour employer leur terminologie, il considère
impossible tout « Méta-récit ». Mais les grands récits seront
toujours possibles et nécessaires tant que l’injustice et l’obscurantisme
seront présents dans notre société. Peut-être que l’impact plus important de la
MQ sera de montrer que les choses sont toujours plus compliquées qu’on ne le
pense mais que, comme le berger de Nietzsche, il faut à un certain moment avoir
la force d’étêter le serpent.
[1] Feynman Richard, The character
of physical law, MIT UP, 1965, p. 129.
[2] Aristotle,
« Physics « ,. in The complete works of Aristotle,
Princepton UP, 1984, p. 316.
[3] Il est clair que dans une épistémologie de type kuhnien on parlerait de « révolution », mais dans une optique plus générale il s’agit, à notre humble avis, plus d’une restructuration que d’une révolution. Pratiquement tous les physiciens jusqu’au bouleversement de la mécanique quantique auraient pu signer le paragraphe d’Aristote que nous venons de citer.
[4] de Broglie Louis, « Quelque vue personnelle sur l’évolution de la physique théorique », in. La philosophie contemporaine, tome II, Nuova Italia, 1968, p. 220.
[5] Einstein A, Infeld L., L’évolution des idées en physique, Flammarion, 1983, p. xxxx
[6] Bunge Mario, « Philosophy and physics », in La philosophie contemporaine, tome II, Nouva Italia, 1968, p. 191.
[7] Feynman Richard, op. cit. p. 130
[8] Exactement il y a cent ans (le 14 décembre 1900).
[9] Selleri Franco, Le grand débat de la théorie quantique, Flammarion, 1986, p. xxx
[10] Bohm fuit les États Unis pendant le Maccartisme — la facette Jdanoveienne des USA des années cinquante ?
[11] Horgan John, The end of science,
Helix, 1996
[12] Il est bien connu que le nom « quark » est tiré d’un roman de James Joyce. Ce qui l’est peut-être moins c’est que Joyce et la physique sont liés d’une autre manière beaucoup moins agréable. Le secrétaire du comité central du parti communiste de l’URSS, Andrej Jdanov, célèbre pour avoir durement attaqué Joyce comme représentant d’une culture bourgeoise dépravée, n’épargna pas les physiciens qui suivaient l’interprétation de Bohr : « Les régurgitations kantiennes de certains physiciens atomiques modernes bourgeois les ont conduits à des conclusions du genre que les électrons soient doués de ‘libre arbitre’, à la tentative de décrire la matière comme une espèce de combinaison d’ondes et d’autres expédients diaboliques de ce genre-là. » Cité dans Tagliagambe Silvano, I rapporti tra scienza et filosofia en URSS, dans Storia del pensiero filosofico e scientifico, Garzanti, 1972. Politique, philosophie, littérature, physique, tout est mélangé. Normal, car les séparations trop propres laissent toujours des restes intraitables.
[13] Nous avons souligné pour mettre en évidence qu’il parle de constituants fondamentaux de la théorie et non de la matière !
[14] Des trous dans un réseau cristallin et non des trous macroscopiques.
[15] Feynman Richard, op. cit. p. 137.
[16] Et si les particules élémentaires étaient moins élémentaires que ce
qu’en pense Feynman ? Comme dans la théorie des supercordes et comme dit
Atkins dans Why Light Travels in Straight Lines (en the Faber Book of
Science, FF, 1996, p. 290) : « The intrinsic nature of
particules, their wavelike character (…) » Il en reste pas moins que
nous avons des difficultés (sans doute parce que trop influencée par Feynman) à
accepter qu’on puisse : « In a single leap, impelled by common sense,
we have gone from the old-fashioned physics of Newton to the modern theory of
matter (…). »
[17] Feynman Richard, op. cit.
p. 145.
[18] Feynman Richard, op. cit. p. 145.
[19] Humains, contentez-vous du comment.
[20] En disant Bohr, on identifie ce qu’on appelle « école de Copenhague » à son maître à penser.
[21] Déligeorges S., Le monde quantique, Seuil, 1984, p. 63
[22] Un autre paradoxe très connu est celui du chat de Schrödinger. Un chat dans un boîte peut être tué par un poison qui est libéré par une phénomène radioactif : peut-on savoir si le chat est vif ou mort à un certain moment quand la MQ nous dit que il y a 50 % de probabilité que le poison ait été libéré ? Selon la MQ on ne peut rien dire avant d’ouvrir la boîte. Mais le chat (qui ne connaît pas la MQ !) est-il mort ou vivant ? Que veut-on dire, lorsqu’on affirme qu’il a 50 % de probabilité d’être mort ? Comme le paradoxe EPR le chat de Schrödinger nous confronte au problème de la description de la réalité par la MQ.
[23] Ils ne peuvent pas y aller avec l’aide de la physique, mais ils peuvent bien sûr y aller à l’aide de la philosophie ou de la religion.
[24] Selleri, op.cit., p.130
[25] Pour certains il ne s’agit pas de progrès, mais ça c’est une autre histoire.
[26] Avec Kant la philosophie fait peut-être la tentative mieux réussie de fonder une métaphysique sur les acquis de la science.
[27] Weizsäcker C.F, The World view
of Physics, Routledge, 1992, p. xxx
[28] Et que lui n’acceptait pas d’une manière décontextualisée.