Il y a des films qu’il ne faut pas voir (et ils sont en majorité), d’autres qu’on peut voir une fois et d’autres encore qu’on doit regarder au moins deux fois — comme le dernier Kubrick. La première fois, je fus passablement déçu. Je disais, à droite et à gauche, que Kubrick avait fait une erreur impardonnable en le situant dans le New York moderne et que le réalisateur de Barry Lyndon aurait dû baigner ces corps dans la Vienne d’il y a cent ans. Aujourd’hui j’en suis moins sûr. Je l’ai trop aimé. Je l’ai aimé au-delà de la perfection des images, de l’emploi si efficace des couleurs (la première fois je n’avais pas vu ces bleus : puits de lumière, de froideur et de pureté), de la maîtrise de la nuit dont la présence adoucit, humanise et salit les vicissitudes, de la confusion subtile entre réel et songe qui en est le sel, de ce concentré de New York qui ne permet pas de lâcher, de ce rite où images et musique disent tout haut l’inutilité de la parole, de ces scènes de séduction naïves comme toute séduction, de ce dialogue de stones qui redit l’imperméabilité des sexes. A faking fuck. Au-delà de tout. Au-delà de tout j’ai aimé ces pieds qui se bagarrent avec la petite culotte dans le rêve de l’homme qui re-rêve le rêve de la femme, ces pieds et ces jambes sans visage pressés d’y être, ces visages sans jambes et sans cul qui y sont, ce tiroir de la morgue avec un corps splendide qui ne peut pas être mort. It’s a fake, il lui dira dans une discussion sans bavures autour du billard. J’ai adoré sa perception de la jalousie qui ne connaît que détails et fake. A fucking fake. J’ai aimé ce film Goethien, ce film freudien, ce film qui du réel et du rêve fait une pâte pour modeler les âmes, ce film où le sexe détruit, unit, fait vivre ou survivre ou vivoter ou crever. J’ai aimé ce final inattendu où elle a le dernier mot, le mot après lequel les mots se reposent :

— On a besoin d’une chose, le plus tôt possible…we must fuck.