Engagés ?

 

Présentation

 

par Ivan Maffezzini

 

C

e numéro a eu une gestation assez mouvementée. Nous aurions mis bas en décembre 1998, si Dieu n’avait pas bouleversé tous nos plans en nous imposant un numéro sur la religion à l’école — le numéro 28, sorti en janvier 1999. Nouvelle conception, donc, et la deuxième gestation qui a suivi s’est avérée plus courte que prévue (110 jours seulement, comme celle des lionnes).

 

L’idée de préparer un numéro sur l’engagement était dans l’air depuis des années, mais nous avions toujours eu des difficultés à lui trouver un angle d’approche satisfaisant. Nous ne voulions pas courir le risque, sur un thème si cher, de nous embourber dans un mélange soporifique de nostalgie et de « grandes théories » ou de nous faire surprendre les chemises levées en train de contempler nos nombrils et leurs alentours.

 

Finalement, la Providence nous fit signe encore : l’une des membres du collectif décida d’aller au Chiapas pour toucher avec ses mains la vraie exploitation. Des discussions, très animées, sur la mondialisation, la révolution, la fonction des intellectuels et… tout le bazar, nous montrèrent que nos idées sur l’engagement étaient plus différenciées que prévu. Il fallait donc y aller, approfondir la discussion, écouter d’autres voix…

 

Comme nous prîmes connaissance d’une lettre que la mère de la Chiapasophile lui avait écrit, nous lui proposâmes de la publier. Elle accepta. Le numéro appareilla.

 

Dès la sortie du port, même si nous n’avions aucune idée sur le lieu d’accostage, nous étions sûrs d’une chose : nous ne voulions pas nous restreindre à l’engagement politique, ni à la réflexion sur l’engage-ment. Nous voulions surtout des textes engagés — engagés dans n’importe quoi, mais engagés. Certes, une revue comme Conjonctures ne pouvait pas publier uniquement des manifestes, des prises de position ou des pamphlets, il lui fallait aussi un accompagnement un peu plus théorique. C’est pour cela qu’on trouvera des textes de deux types : engagés et de réflexion sur l’engagement — avec une certaine prépondérance des premiers.

 

La distinction entre textes engagés et sur l'engagement n’est pas si facile à faire : tout texte vraiment engagé est aussi une réflexion sur l’engagement et tout texte de réflexion est un tant soit peu engagé. Classer les textes dans une catégorie ou l’autre relève des goûts personnels et de la quantité de « théorie » qu’on juge nécessaire pour l’appellation « de réflexion ». Nous espérons que le dosage sera assez équilibré, mais le lecteur qui se brûlera la langue avec un texte trop engagé pourra toujours boire un grand verre de théorie, en espérant qu’elle ne sera pas trop fade.

 

Deux types de textes. Mais le « deux » (ou le binaire comme aiment à dire ceux qui aiment et ceux qui craignent les ordinateur) est un peut partout : on a deux entrevues, deux textes sur le féminisme, deux textes philosophiques, deux lettres, deux textes écrits à deux personnes, deux textes hors dossier. Et, pour finir et confirmer, deux textes qui ne suivent pas la règle du « deux ».

*

Politique

Le dossier débute avec une « section politique » : deux entrevues, la première avec un homme très engagé (Edgar Pisani) et la deuxième avec un militant qui ne démord pas (Toni Negri); un hommage à Pierre Vallière qui, pour ce qui est de l’engagement, n’avait rien à apprendre de qui que ce soit.

 

Edgar Pisani, même s’il se définit comme un homme engagé au service de l’État, se dit prêt à laisser tomber l’État français pour l’Europe mais pas la nation française et surtout pas la patrie. Son engagement qui est une « recherche constante du bon usage, de la bonne gestion » le porte à voir l’engagement comme une forme de morale, comme « une manière de se définir en tant qu’être ».

 

Toni Negri pourrait être d’accord sur l’importance de la politique mais certainement pas sur l’importance de l’engagement qu’il retient « mort, parce qu’il était lié à un type de militantisme qui n’existe plus ». Il n’y va pas avec le dos de la cuillère sur la gauche apeurée par la mondialisation (« La mondialisation me va très bien (…) J’ai passé toute ma vie à essayer d’être international »), ou les post-modernes qui parlent de fin des grands récits « c’est une imbécillité ». À cause de l’importance toujours plus grandissante des connaissances dans la production « les problèmes objectifs deviennent de plus en plus des problèmes communs, collectifs » et « les conditions vitales (…) et en général, toute la vie sont récupérée à l’intérieur de la production. » et cela lui permet d’introduire le concept de bio-politique comme « tissu fondamental de la production ».

 

L’ami et camarade Charles Gagnon trace un portrait touchant et engagé de Pierre Vallières « mort dans la pauvreté, (…) parce qu’il a tenu jusqu’à la fin à vivre la liberté de pensée et la liberté d’expression pour lesquelles il combattait ». Avant le salut final, Charles Gagnon nous suggère de prendre la lutte de son camarade comme un exemple de combat « contre la barbarie du système, pour le triomphe d’une civilisation basée sur le respect des personnes ».

 

Féminisme

Catherine Mavrikakis, dans un manifeste qui emprunte son début à celui de Marx et Engels, appelle au combat les chiennes et les chattes contre les hommes et leurs émules les féministes. Sans se soucier des prises de mecs à l’intérieur de son armée animalesque, elle propose « l’expropriation du pénis de la culture publique » et « l’abolition de l’envie ». Les chiennes du féminisme à cheval sur leurs chattes arrivent : « pénis de tous les sexes, de toutes les couleurs, de tous les combats, nous voilà… ». Et, faites attention car « (…) nous les chiennes, nous adorons la violence ».

 

Francis Dupuis-Déri choisit un ton moins enragé pour  s’opposer aux nouveaux stéréotypes qui disent que « le féminisme est allé trop loin ». Lui, qui « pour tester la limite de (sa) propre socialisation » décida un jour « de porter les jupes » est en bonne position pour proposer un féminisme au masculin. Un féminisme que trop à tort on ridiculise car on le pense en terme d’identité. Une des caractéristiques principales du féminisme d’un homme est « qu’il se vit au quotidien » car les femmes « occupent le même espace que l’homme, parfois même son lit ».

 

Pornographie

Ce texte, conçu dans la débauche, fut enfanté par une jeune femme, partagée entre un homme, une femme et une chienne. Il fut ensuite expédié, pour un dépucelage précoce, à un vieil homme bien sage. Le satyre le lécha amoureusement avant de le repasser à la catherinette qui, dans un excès de scrupule, signa Olvanne.

 

Journalisme

Comme pour la pornographie il a fallu quatre mains pour rédiger l’article, mais, cette fois, pas besoin de cacher les noms. Après avoir présenté le Temps Fou comme « un laboratoire où se sont expérimentées des formules inusitées, inemployées, inexplorées » lVéronique Dassas et Alain Napoléon Moffat nous livrent la correspondance qu'ils ont échangée après que le laboratoire « a volé en éclat sans faire de morts » où il tâchent de ne pas céder au pessimisme car ils ont « d'autres plans ».

 

Philosophie

Thierry Hentsch préfère emprunter les voies dramatiques pour parler sans trop de lourdeur des rapports entre action et pensée. Laissons la parole à Aristide, qui aurait tendance à se prendre pour l’auteur : « (…) cette inaction est parfois la seule manière que la pensée ait d’agir ». Ce n’est donc pas étonnant de voir, toujours le même Aristide se demander « si l’engagement n’est pas une mauvaise question ». Dans un dialogue si bien engagé ne pouvait manquer la figure d’Antigone qui vient mettre un peu d’ordre dans les idées des convives, assez épicuriens pour savoir quand il ne faut pas boire un bon Pauillac.

 

Theodor Weisenstein aussi a peur de la lourdeur et il ne trouve d’autres moyens pour l’éviter qu’un long détour dans les champs du sérieux et un autre, plus court, du côté de chez Mallarmé. Côté sérieux les perspectives ne sont pas très roses : on commence par prendre la réalité au sérieux et on finit, presque sans s’en apercevoir par se pendre au sérieux. Côté Mallarmé, si « on s’abandonne à la langue » et si, comme lui, on « est un humble servant, un simple copiste du divin texte », ça va un peu mieux. Les excès de l’engagement sont des excès quand on les regarde de trop proche ; à l’échelle de la société, l’excès d’Hitler ou de Jésus, de Proust ou de Mallarmé… « contribuent à créer une harmonie en perpétuel devenir, un ordre désordonné : au delà de la morale, dans la vie ».

 

Art

Une grande estime informe l’article d’André Gagnon sur Frank Zappa, le compositeur multiforme, irrespectueux et fier qui a tant marqué la musique contemporaine. Le texte intelligemment saupoudré de citation du compositeur propose Zappa comme une figure de l’intellectuel spécifique Foucaldien. À quinze ans, il sait déjà ce qu’il vaut « (…) j’ai des nouvelles idées à vous offrir », ce qu’il veut « composer » et comment l’obtenir. Zappa s’engagea dans la musique, pour la musique et avec la musique, toujours seul et contre toute forme de moralisme (bourgeois, de gauche bien pensante ou révolutionnaire) et contre l’industrie culturelle : « réincarnation banale des trous du cul qui ont façonné la musique du passé », dira-t-il à propos des DJ et des gestionnaires des compagnies de disques.

 

Politique au quotidien

Que se passe-t-il dans le corps d’une mère engagée quand sa fille décide de courir un peu trop de risques ? Un peu de tout, peut-être. Nicole Fortin, dans une lettre tout autre qu’hystérique, après un début où la peur pour la vie de sa fille ne la fait pas craindre des « petites lâchetés passagères », se reprend en main et s’engage dans son rôle de mère-guide. Un guide qui montre les dangers du ressentiment et surtout du dogmatisme, cette vielle maladie de jeunesse, et qui indique comme pilotes de choix « le retour fréquent auprès des incroyants, la pratique de la raison et les lectures interdites ».

 

Et que se passe-t-il dans la tête d’une fille dont la mère fait « des petites lâchetés » pour l’empêcher de partir ? Elle se place sur le terrain de l’ironie où elle peut accepter sa naïveté et ses clichés. Qui n’en a pas ? Certainement pas tes vieux copains gauchistes désabusés, comme elle le lui laisse entendre. Et sur le terrain de l’indignation teinté de sarcasme « Maintenant je lis Hegel (…) j’écris dans une revue d’analyse (…) j’assiste à des débats sur la confessionalité de l’école » La mère a gagné, ma pas sur toute la ligne : « Tu n’as pas réussi à me convaincre que ma petite personne  et ma formation intellectuelle sont plus importantes que la lutte de milliers de personnes ».

 

Hors dossier

Hors dossier nos lecteurs peuvent retrouver l’immanquable Iketnuk qui défend (Yaaaouuu !) les intellectuels et après s’être fait agacer par le mot acteur et le refrain du consentement tacite, s’attaque au père de la psychanalyse et au combats des poux.

 

Joe Barone, déçu par la fadeur des articles qui ont suivi la mort de Stanley Kubrick, lui rend un hommage particulier en s’attaquant aux détails (comme aimait faire Kubrick) du générique de Lolita.