N’est-ce pas complètement débile de vouloir lire des livres sur la vie quotidienne[1] aux temps de Dante pour mieux comprendre la Divine comédie ? N’est-ce pas plus brillant de faire le contraire : de lire la Comédie pour comprendre la vie quotidienne ? On risque de comprendre d’autres choses aussi. Et pourtant je l’ai acheté, ce livre au ton déplacé — et Dieu sait si le ton compte ! Il nous raconte ce que bien de gens de ma génération ont vécu comme quelque chose d’exceptionnellement éloigné. A titre d’exemple : il nous parle des médaillons de Della Robbia pour nous dire, qu’il ne fait pas des blagues, que c’est bien comme cela que les choses se passaient, pour les bébés florentins en 1300 : dès la naissance « le petit enfant est étroitement emmailloté dans des langes croisées des épaules aux talons ». Même si je ne me suis pas vu emmailloté (physiquement emmailloté, je veux dire), j’en ai vu des plus jeunes que moi emmaillotés de la sorte. Et quand il nous sort Le Goff pour nous parler du temps de l’église ou du temps des marchands ? Quel paysan du XXe siècle n’a pas vécu les deux ? Les Florentins au XIVe siècle se levaient tôt pour aller à la messe, qu’il écrit. Tôt, pour lui, c’est six heures. Tôt ça n’a jamais été 6 heures pour les travailleurs ! La messe, surtout en été, était bien avant six heures pour pouvoir aller faucher ou à l’atelier ! Et, avant la messe, on allumait la cheminée pour préparer le café. Et, à propos de cheminée : « Au centre le foyer (à peine surélevé) dont la fumée s’échappe par les interstices du toit ou par un orifice aménagé ans celui-ci […] selon un usage qui était encore visible, au début de ce siècle, dans la Corse rurale. » Monsieur Antonetti est fier de nous faire découvrir qu’en Corse, au début du siècle, on avait des cheminées comme à Florence en 1300. Belle découverte ! À vrai dire, belle ou pas belle, je m’en fous. Ce que je sais c’est qu’elle m’irrite. Elle m’irrite parce que, quand on sait que pendant quelques milliers d’années les pauvres de la terre ont vécu dans des taudis qui se ressemblaient tous comme deux croûte d’eux, on ne nous emmerde pas avec sa Corse natale ! Parce qu’alors, moi aussi, j’emmerde avec les baïtes de mes grands-parents dans les années cinquante — dans les années cinquante et non au début du siècle ! — qui avaient « Au centre le foyer (à peine surélevé) dont la fumée s’échappe par les interstices du toit ou par un orifice aménagé ans celui-ci selon un usage qui était déjà visible, au premier millénaire d’avant notre ère dans tout le bassin de la Méditerranée ». Mais l’irritation outre être bête est contagieuse. Je vois déjà un Afghan qui, au milieu du prochain siècle, en lisant les annales sur le SeperNet se demandera pourquoi un con d’Italo-Canadien parlait, avec une espèce d’orgueil, des cheminées de sa vallée comme s’il avait vu la fin de quelque chose, quand lui, il se rappelle très bien les maisons de Tora Bora, dans les années 2000, avant les bombardements américains, qui avaient « Au centre le foyer (à peine surélevé) dont la fumée s’échappe par les interstices du toit ou par un orifice aménagé ans celui-ci selon un usage qui était déjà visible, au premier millénaire d’avant notre ère dans toute l’Asie centrale »

 

En voyant qu’à Florence en 1300 on vivait comme chez moi en 1950, j’ai peur de commencer à me prendre pour un florentin du XIVe siècle ce qui est mieux que de se prendre pour un autre — à moins que je ne commence à me prendre pour Dante.

 

 



[1] Antonetti Pierre, La vie quotidienne à Florence à l’époque de Dante, Hachette, 1979.