Art et révolution. Parmi les livres de John Berger, c’était celui qui m’inspirait le moins : le titre (Art & Revolution) et l’année de publication, 1969, me faisaient craindre un livre trop enlisé dans l’esprit du temps. Le temps où la politique, enragée et naïve, colorait chaque mot de rouge ou de noir. J’ai commencé par le feuilleter en regardant les nombreuses reproductions de photos, de tableaux, de sculptures.

Art & Revolution est un livre sur, autour, dans Ernst Neitzvestny, un sculpteur russe né en 1926. « Il y a certaines bactéries — très petites, soyeuses — qui réussissent à vivre dans une solution supersaline qui peut dissoudre le sabot d’un rhinocéros », répondit-il à Khrouchtchev qui lui demandait comment il avait pu résister si longtemps à la pression de l’État. Cette réponse, donnée dans des conditions qui auraient pu déboucher dans une tragédie, éclaire la substance d’un artiste que Berger caractérise comme l’homme de l’endurance. Une endurance qui, loin d’être un simple attribut moral, est « une force biologique et sociale [dont] les formes sculpturales appropriées sont, sans doute, sexuelles à l’origine et par association. Par son intériorisation du corps, Neitzvestny valorise le sexe en opposition totale avec la valeur d’aphrodisiaque du sexe commercialisé. Pour ce dernier, le sexe est réduit à l’esthétique. Pour Neitzvestny le sexe est surtout une forme d’énergie. »

Les travaux et la vie de Neizvestny, sujets principaux du livre, à aucun moment ne limitent le champ de John Berger. La précision du trait, le souci pédagogique et la conscience du social lui permettent de passer de la réflexion philosophique à la réflexion littéraire, des considérations artistiques aux considérations politiques, de l’histoire à l’économie avec une liberté qui ne cède le moindre espace à la confusion ou l’à peu près. La liberté est partout, comme appel. Et la vie, comme étonnant creuset de contradictions. La mort aussi est là : jamais banalisée, jamais déifiée. « À la différence de la vie, la mort est sans contradictions. La mort se conjugue au singulier. Aucune mort n’en inclut une autre. » Berger a un regard critique non seulement sur l’œuvre de Neizvestny (bien de ses sculptures et de ses dessins n’ont ni la qualité ni la force que Berger souhaiterait), sur la politique des pays communistes et capitalistes, mais aussi sur sa propre œuvre. Sans complaisance il critique des affirmations du genre « X est l’artiste européen le plus important depuis Y » qu’il ne s’était pas privé de faire dans ses livres précédents et qu’aujourd’hui il juge « profondément erronées, mais pas parce qu’il y a le danger de se tromper […] parce que la notion de compétition est devenue étrangère à l’esprit de l’art. »

Endurance ? Terme fort désuet. Terme d’un monde paysan disparu. Ou d’un Tiers-monde et d’un Quart-monde toujours plus proches. Terme moins à la mode, dans les salles de rédaction, que son terme frère résilience. Et pourtant.

Et le style ? Quel style ? Celui des stylistes ? Celui qui est à la mode ?

Ernst Neitzvestny est un sculpteur dont le travail « jugé selon les standards occidentaux actuels […] est apparemment en retard de quarante ans », un retard qu’il serait erroné de considérer comme une « conséquence inévitable de l’histoire récente de l’art russe » parce qu’il y a « d’autres artistes non officiels à Moscou dont le travail appartient sans aucun doute aux années soixante ».

Endurance ? Endurance, pour pouvoir subir au-delà de ce qui est normalement acceptable ? Non. Pour subir dans l’attente du début de la lutte. Ici on ne peut pas ne pas sentir l’odeur de l’époque. Une époque révolue.

Révolue ?