Bêtes rouges

Par Ivan Maffezzini

 

L

es hommes « civilisés » et « sensibles » sont fascinés par les mondes « lointains » et insolites qu’ils placent facilement hors civilisation : les mondes de ceux que les Grecs appelaient barbares, nos grands-pères sauvages et nous « autres ». Même si l’éloignement géographique n’est pas fondamental — il suffit parfois de faire quelques kilomètres hors de la ville pour trouver des sauvages ou, si on a l’esprit trop borné ou trop ouvert, on peut même les trouver dans la maison d’à côté — quand des milliers de kilomètres entrent en jeu, la fascination se transforme en ensorcellement (comme le mal d’Afrique des colonisateurs blancs). Dans les années vingt du siècle dernier, l’Afrique, l’Amérique du Sud, une bonne partie de l’Asie n’étaient pas à la portée des clubs de vacances et on pouvait encore trouver des contrées où bureaux de tourisme et musées rachitiques n’étaient pas les seuls sièges d’une vie moins polie que la nôtre. Il faut dire que, à cette époque, même les villes européennes, lieux de civilisation par antonomase, étaient arpentées par des bêtes blondes et sauvages[1].

 

En mille neuf-cent vingt, Ferdinand Ossendowski (1878-1945), un prospecteur minier polonais qui travaillait depuis des années en Sibérie orientale, fit un voyage impossible de quelques milliers de verstes[2] (à pied, à cheval et à dos de chameau) à travers la Mongolie pour échapper aux Bolcheviks. De ce voyage il tira un récit[3] haut en couleur, publié en Pologne en 1922, qui eut un tel succès qu’il fut traduit et publié en Angleterre en 1923, en France en 1924 et en Italie en 1925. Nul doute que les descriptions des horreurs rouges aient contribué à son énorme succès initial et à la reprise des publications de ces dernières années, mais, nul doute aussi, que la fortune actuelle soit plutôt due à la présence du monde archaïque et mystérieux de la Mongolie du début du siècle, aux descriptions d’une nature excessive, « pure » et non encore domestiquée, au bouddhisme ralliant les opposants aux « horreurs » de la modernité et, last but not least, aux restes d’un chamanisme, indice d’un sentiment religieux à mille lieues de la froide abstraction du dieu des chrétiens et de la technique.

 

Dès qu’il sait qu’il a été condamné à mort par les Rouges, Ossendowski s’enfuit dans la forêt où il rencontre Ivan, homme mystérieux et solitaire, à la hache à tout faire qui l’aide à préparer « une hutte en terre [en réalité] constituée par les racines d’un grand cèdre » où il vivra pendant les deux premiers mois de l’hiver sibérien. Seul pansement contre la solitude et une nature insensible sera « La vie en perpétuelle effervescence. Les écureuils tapageurs […] les casse-noisettes […] les nuées de bouvreuils […] l’armée de chardonnerets […] le lièvre […] une blanche hermine […] un noble daim […] l’ours brun ». Après avoir coupé la majorité des épithètes, les jugeant, pour nous, lecteurs tranquillement assis dans notre salon, trop conventionnelles, fades, walt-disneyennes et irritantes, je me suis demandé si les mots de la vie hors des salons ne sont pas nécessairement conventionnels et fades et s’il ne fallait pas considérer le livre d’Ossendowski, non pas comme l’œuvre d’un écrivain que le métier a chamarré, mais comme l’expression brute, parfois naïve, parfois grandiloquente, toujours « vraie » des vicissitudes d’un homme courageux et entier, d’un héros. Et, il est connu que les héros sont de piètres hommes d’affaires[4] et qu’ils ont besoin du marketing des poètes chanteurs de leurs gestes pour être admirés (ou des lecteurs qui, eux-mêmes, réécrivent les gestes, dans leur tête, en partant du matériel brut de la vie). Cette description walt-disneyenne est aussi le contrepoids nécessaire à la violence de la nature et des hommes comme quand, après la débâcle du Ienisseï, il découvre soixante-dix cadavres entre les branches d’un énorme saule, « des centaines de cadavres, têtes et mains coupées, visages mutilés » ou quand « à un tournant du fleuve, je tombai sur trois cents chevaux au moins, gisant les uns sur les autres ».

 

Les chevaux et les hommes lutteront, tout au long du livre, contre des hommes bestiaux et contre une nature qui ne semble sortir de son indifférence aux tribulations humaines que pour ajouter souffrance à la souffrance. Devant le destin acharné qui se sert de la neige, des eaux, de la glace et du vent pour obliger la vie à se dépasser, l’homme et le cheval sont une seule et même chose. « Bêtes et hommes pataugèrent mieux que jamais dans la boue », même celle morale. Et quand, pour fuir les Rouges, il traverse le Ienisseï, l’auteur emploiera le nous pour parler de lui et de son cheval : « Nous nous immergeâmes à moitié tous les deux […] Nous fîmes quelques mètres… », et quand « il lit, dans les yeux de son cheval, une indescriptible terreur », il se met à nager et il le tire par la bride et « enfin ses fers heurtèrent les rochers ». Et ses camarades et leurs chevaux, les autres « nous » ? Un seul appel s’élève de la rivière déchaînée : « les cris de mes compagnons et les sourds gémissement que la terreur et la souffrance arrachaient aux chevaux ». On est loin des descriptions trop escomptées du début. 

 

Après avoir essayé de rejoindre, via le Tibet, les bons Anglais en Inde, il passera une partie de son temps dans les trois villes mongoles (« il n’y a que trois villes complètement mongoles : Ourga, Ouliassoutaï et Oulankhom. La quatrième ville d’importance, Kobdo, est chinoise ») où il constatera que cette « Terre gonflée de richesses naturelles […] accablée de besoin ; malheureuse et secrète » est au centre de luttes de pouvoir rendues si brutales par la haine et la bêtise humaines qu’on pourrait presque regretter l’indifférence et l’impartialité des cataclysmes naturels. Non seulement les Mongols luttent contre les Chinois qui luttent contre les Russes[5] blancs aux prises avec les Bolcheviks, mais les Mongols tout comme les Russes sont divisés en factions rivales qui s’entretuent, et puis il y a les Tatars et les autres peuples nomades[6] (que je croyais complètement assimilés par la politique de Gengis Khan et de ses héritiers) « pour lesquels Pékin et Ourga n’ont de puissance tutélaire que le nom ». Il rencontrera sa Sainteté le Bouddha vivant, aveugle et alcoolique, qui, depuis que la Mongolie extérieure a obtenu l’indépendance (7 juin 1915), est devenu le suzerain qui nomme les saïts (les gouverneurs des provinces). Il rencontrera aussi le Lama vengeur, ce héros qui incarne le désir de justice des nomades loqueteux qui furent déjà craints et respectés. Mais il rencontrera surtout Ungern von Stenberg, dernier d’une lignée de Chevaliers teutoniques qui aspire à fonder un ordre de Chevaliers bouddhiques pour lutter contre l’horrible esprit de la révolution, de la science et de la modernité que les Bolcheviks incarnent avec une si parfaite maîtrise.

 

Ossendowski, tout étant fasciné par ce monde de mystère, de sorcellerie (il sera sauvé par des prédictions faites, comme à l’époque de Gengis Khan, en lisant le futur dans les omoplates des moutons) ne s’empêchera pas de trouver des explications scientifiques aux phénomènes étranges qui sont le filet de protection et les menottes pour ces nomades décimés par les maladies et la pauvreté. Comme quand il nous explique que seuls les descendants de Gengis Khan peuvent atteindre le sommet d’une montagne sacrée car puisqu’ils sont « hauts de taille, presque géants », ils ne respirent pas l’acide carbonique qui « s’attache au sol, formant une couche » qui tue toutes les bêtes.

 

Coda. Je serais bien malhonnête si, avant de terminer, je ne disais pas que l’anti-bolchevisme primaire d’Ossendowski m’a profondément irrité : tous les Rouges sont méchants, violents, inhumains, vénaux, mesquins et incultes et leur seul but dans la vie c’est de voler, tuer, violer… Sa vision du  monde est si manichéenne que même l’histoire de la révolution russe de Trotski est, en comparaison, toute en demi-teinte. Pour en donner une idée, voici le commentaire — clairement partagé par l’auteur — d’un lieutenant blanc après la confession d’une femme de quinze ans (qui a le culot de souffler la fumée de sa cigarette à la figure des officiers qui l’ont arrêtée), maîtresse d’un commissaire bolchevik qui a massacré une tranquille famille blanche : « Je crois que j’ai compris alors ce que le bolchevisme portait en lui de dépravation, comment il étouffait dans l’âme la foi, la crainte de Dieu et la conscience. » Il est tellement anti-bolchevik que quand il écrit que les Rouges ont bloqué les études passionnantes du professeur Dorogostaïsky sur le khayrous blanc, on aurait envie de lui demander si c’est à cause de la couleur de cette truite. Je dois confesser qu’il m’est même arrivé de me demander si Ossendowski ne pensait pas que les Rouges se livraient à de telles tueries par simple haine de la neige blanche !



[1] Est-ce normal que les Nazis n’aient pratiquement pas droit à l’altérité ?

[2] Une verste vaut 1067 mètres.

[3] Ferdinand Ossendowski, Bêtes, Hommes et Dieux, Édition Phébus, 1995.

[4] Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’hommes d’affaires héroïques.

[5] Dans cette Mongolie prise dans l’étau russo-chinois, il ne devait pas être difficile, pour un Polonais, de voir une image de son pays aux frontières assujetties aux humeurs de ses puissants voisins russes et allemands.

[6] J’aurais sans doute dû employer « multitude » et non « peuple » car s’il est des individus qui sont mal à l’aise sous la chape de « peuple », ce sont bien les nomades. Surtout des nomades mongols qui, après être passés de l’anarchie à l’empire en quelques décennies n’ont, depuis des siècles. de la puissance de l’empire qu’un souvenir hongre.