Oyez ! Oyez ! Que celui qui croit ne pas avoir de fixations tourne sept fois les mains dans les poches avant de gesticuler. Personnellement, je ne crains point de reconnaître les miennes ; les nombreuses miennes que jamais je ne cachai.

Je suis, par exemple, fixé sur Dostoïevski et cela depuis la lecture de Crime et châtiment, qui m’absorba dans ma plus verte adolescence. Quarante ans durant, au moins une fois par année, j’ai ouvert des livres du psychologue russe, mais jamais le roman qui m’avait tant bouleversé et que, je ne sais pas pourquoi, j’avais catalogué parmi les romans qu’on lit quand le trop de vie aveugle ; un roman pour adolescents, quoi ! Erreur impardonnable qui m’a fait traîner parmi les impaludés vivotant dans les marais du peu que le trop écrase.

Je l’ai rouvert l’autre jour et après deux pages je me suis senti chez moi.

Je ne me rappelle pas les détails de l’histoire, je pourrais même dire que je ne me rappelle plus rien, mais j’ai l’impression de retrouver en Raskolnikov un vieux chum : l’un de ces amis de jeunesse auxquels ont a tout confié, celui auquel on a promis, sans fanfaronner, la premier nuit de notre première femme. Parfois je ne sais même plus si c’est Raskolnikov ou moi qui, le premier, a exprimé une idée que je trouve si familière ; il m’arrive même de me demander si je n’ai pas déjà vécu à Saint-Pétersbourg. C’est comme si je n’avais jamais arrêté de le lire. Et pourtant je le lis de manière si différente que ce n’est plus le même livre. C’est comme quand…

Je cherche — et je ne trouve pas — une comparaison avec d’autres changements qui conservent un fond immuable. Je pourrais comparer cet événement à des drames de la vie qui créent un avant et un après inconciliable, à deux vallées qu’une chaîne de montagnes sépare et unit, mais cela serait complètement artificiel : des métaphores purement littéraires.

Belles, c’est possible.

Des charpentes du vide, c’est sûr.

En dessous du volcan, derrière le barrage des canons, au fond de la mer houleuse je retrouve une calme et une finesse insoupçonnées. C’est comme si j’observais la tant célébrée force de Dostoïevski du même point de vue de l’auteur, comme si le pathos au lieu de m’aveugler aiguisait mon regard. Je porte le pathos au lieu de me faire porter. Je suis dans le roman sans que les mots me saoulent comme ils firent lors de la première lecture. Derrière chaque phrase je sens palpiter des événements de la vie de Dostoïevski ; je lis en même temps une biographie et une fiction : unies mais séparées, soudées mais différentes. Loin de la grandiloquence de l’autofiction. Léger comme un conte de Walser. Il faudrait lire Dostoïevski quand on a laissé derrière nous la station du milieu de la vie, que je me dis.

La relecture de Dostoïevski ne fait que confirmer qu’il ne faudrait pas lire dans sa jeunesse pour ne pas contribuer à l’assèchement précoce de la vie. Nos hommes politiques et nos savants au lieu de se préoccuper de l’effet de serre feraient bien mieux à s’occuper de l’effet des serres de la lecture sur l’esprit des jeunes.

Oyez ! Oyez ! Le Haut Tribunal Populaire de la Culture dans sa séance extraordinaire du 23 septembre 2003, décrète que tout individu en possession d’un livre de Dostoïevski avant l’âge de cinquante ans soit condamné à lire les actes des tribunaux staliniens jusqu’à ce que mort (de l’esprit) s’en suive.

Oyez ! Oyez ! Le Haut Tribunal Populaire de la Culture…

Oyez ! Oyez !

Dans cette lecture, tardive sans être décadente, il n’y a pas que du positif — pour employer une expression des hommes de ménage de la psychologie. Parfois une espèce de sens critique mal placé vient bousculer mes sentiments et donne naissance à une irritation fort désagréable que l’ignorance de la vingtaine m’aurait épargnée. La note dans l’édition de la Pléiade à « C’est ainsi sans doute que les condamnés qu’on mène au supplice s’accrochent mentalement à tous les objets qu’ils rencontrent en chemin », que je me suis empressé d’aller lire est un bon exemple d’irritation difficile à calmer. Je pensais d’y trouver une référence à la simulation de la fusillade de Dostoïevski et de ses camarades du complot Petrachevski.

« Dostoïevski (…) fut condamné à mort et conduit avec ses camarades sur le lieu de l’exécution. Là leur peine fut commuée en travaux forcés. Dans plusieurs de ses œuvres, il fait allusion à cet épisode tragique et retrace les impression d’un homme qui croient vivre ses derniers instants ». Non. Aucune mention à la simulation, à ce détail qui n’en est pas un[1] :

— Allignez-les !

Les condamnés sont sur l’échafaud.

— Présentez armes !

Le procureur hurle la sentence.

— Les condamnés en rang de trois !

Le sermon du pope.

— Pétrachevski… Mombelli… Grigorieux.

Dostoïevski pour la deuxième fusillade.

— Chargez armes !

Les cagoules sont baissées.

— En joue !

Un galop dans la place.

— Pour vous mon général !

Un billet de Nicolas premier pour le général Soumarokov.

— Sa Majesté commue la peine de mort…

Il n’était pas dans le premier groupe. Ce n’est quand même pas un détail. Vous n’êtes pas d’accord ? Allez lire L’idiot.

 



[1] Adaptation des pages 140..144 de Dostoïevski de Leonid Grossman (Parangon 2003). Livre sans intérêt quand on le compare à la biographie de Dostoïevski de Joseph Frank.