Le sous titre « Réflexion d’un physicien octogénaire » ne m’incitait pas trop à la lecture. Je craignais un livre sage, intelligent, équilibré, en somme banal, comme savent si bien les écrire les hommes de science piqués par le moustique de la philosophie. Et bien non. Le livre est équilibré mais d’un équilibre en mouvement perpétuel résultat de luttes intestines à l’âme blanche. Le commerce de toute un vie avec les mathématiques lui donne l’assurance nécessaire pour accepter les composants irrationnelles de la vie qui, trop souvent, font partie du butin de ceux qui dénigrent la raison parce qu’ils n’en ont pas. En douze courtes paraboles, il aborde les problèmes éternels de la philosophie sans pédanterie, avec un langage simple et précis, Au lieu de s’appuyer sur des citations d’auteurs sacrés comme le font les pédants incultes, il plante des citations par-ci et par-là comme s’il plantait des fleurs pour donner grâce et couleur à un potager luxuriant. Joyce, Platon, Bohr, Didérot et même Heidegger ont l’air simples, paisibles et presque espiègles : ils semblent faire un clin d’œil à l’écrivain et par ricochet au lecteur. Un air de quotidien enveloppe toutes les paraboles mais un quotidien diffracté par le cristal de l’intelligence. Il n’est pas un grand amant de la télé, par exemple, mais il ne peut qu’en constater l’importance et se refuser de donner des jugements moraux comme bien des « vieux » : « Auparavant on apprenait à parler dans la famille, à l’école et dans les relations sociales. En d’autres mots, on apprenait de l’environnement dans lequel on croissait. Aujourd’hui on apprend par la télé car la télé est l’environnement ». Ce refus de juger ne l’empêche pas de s’en prendre aux écrivains qui n’opposent aucune résistance à l’invasion d’une langue appauvrie — au moins selon nos vieux paramètres. Rien de bien original, c’est vrai mais la manière de présenter les choses est émouvante, claire et scintillante. Comme dans la dernière parabole où Platon observe, douze ans après la mort de Socrate, Criton qui cherche à attraper le coq qu’il doit à Asclèpios.

    Criton, es-tu devenu fou ? Socrate te l’avait demandé il y a douze ans et toi tu le fais maintenant ?

    Ce retard n’est d’aucune importance.

    Comment peux-tu dire qu’il n’est pas important ?

    Dis-moi, Platon, est-il vrai que tous les Dieux sont immortels ?

     Oui, par Zeus.

    Et Asclèpios est-un Dieu, n’est-ce pas ?

    Bien sûr.

    Alors Asclèpios est immortel.

    Certes.

    Et pour un immortel une heure ou douze ans, c’est la même chose ?

    Oui, moi aussi je pense ça…

 

Platon pris à son propre piège.

 

Toraldo di Francia Giulian, Ex absurdo, Feltrinelli, 1997 (I.M. 8)