Notes de lecture sur G.

par Jean-Michel Sivry

 

Parce que l’autre, palpable et unique,

qu’on tient dans ses bras, est, au moins

pendant quelques instants, exclusivement désiré ;

elle ou il représentent, sans qualification

ni discrimination, la vie même.

L’expérience = Moi + la vie.[1]

L

 

e ton de liberté de John Berger, sa grande audace littéraire conduisent le lecteur là où il ne s’attend pas à aller et bien au-delà de son expérience habituelle de la littérature justement. À cet égard, G. est une œuvre qui s’écarte des  stratégies romanesques visant en général, avec plus ou moins de succès, à vous faire entrer passivement dans un univers, à vous faire oublier, comme au cinéma, votre statut de spectateur. Nous y sommes davantage comme devant les conventions du théâtre, où les psychologies sont fabriquées pour une démonstration autant sinon plus que pour l’empathie et la vraisemblance, où les raccourcis fulgurants ou visuels ont pour fonction de recréer, si la chose était possible, des sensations et des sentiments « vécus » par le spectateur, où les masques cachent l’acteur pour faire passer le sens plus universel du message.

Dans le cas de G., cette stratégie est au service d’un travail commun entre l’auteur et son lecteur. Une empathie y est activement recherchée. « … le livre est un moment, un procès dialectique d’ordre expérimental, une venue à l’être dans laquelle l’écrivain et le public se mêlent, parce qu’ils font partie de la même conspiration, de la même contradiction.[2] » Berger refuse de croire que toute fatalité est acquise, que ce soit dans l’art d’écrire ou les linéaments de l’univers. Une création libérée ose expérimenter et ose exiger de perturber les certitudes de qui s’en approche. Comme un appel à l’engagement. Comme une amie qui vous invite à entrer dans un collectif de réflexion et d’action. Quelque chose qui réchauffe, qui vous remue là-dedans, quelque chose de bouleversant.

Il écrit ceci :

Toute histoire est contemporaine, pas au sens commun du mot, où l’histoire contemporaine renvoie à l’histoire d’un passé relativement récent, mais au sens strict : conscience de sa propre activité, telle qu’elle s’accomplit actuellement. L’histoire est en ce sens la connaissance de soi d’un esprit vivant.

G. est une œuvre romanesque d’une forme hybride très originale, dédiée à une femme et à « ses sœurs, du Mouvement de libération des femmes ». Rappels historiques, ainsi que doutes et réflexions de l’auteur sur l’écriture elle-même, y viennent fréquemment interrompre et enrichir le fil narratif central. Ce fil ne conduit pas d’un bord à l’autre du destin particulier d’un homme sans qualité. C’est plutôt le fil du funambule ; tendu et précis comme la sexualité elle-même, il désigne la scène où des bribes d’existence dansent un jeu d’équilibre et de séduction.

L’histoire de G. associe le destin d’un homme (en fait, moins un homme qu’un protagoniste) et les mouvements de l’entre-deux siècles en Italie, période que ce personnage principal traverse en témoin fortuné et libre de voyager. Quel que soit l’endroit où il se trouve, la campagne anglaise, Milan, Brig, Domodossola ou Trieste, le héros existentiel de Berger n’est pas de là. Le voyage, l’envie d’être ailleurs, n’accomplissent-ils pas, justement, la dispersion de celui qui est en route ? Figure, malgré lui, du bâtard, G. choisit d’endosser volontairement celle de l’exilé[3]. Il ne semble pas, non plus, quoique cela exerce un appel en lui, comprendre les enjeux du temps qu’il traverse, ou du moins s’intéresser à la période qui fait suite à l’unification de l’Italie. C’est un temps de crises internes et externes ; expulsion des Bourbons du sud de la péninsule, émeutes ouvrières de Milan, lutte des irrédentistes italiens contre l’Empire austro-hongrois, présence des soldats des Habsbourg dans Trieste au début de la Première Guerre mondiale. Il vit des épisodes dramatiques et de violentes insurrections d’une période encore imprégnée du souvenir de celui qui inspire le peuple à se constituer en nation, Garibaldi, mort en 1882, quatre ans avant la conception de G.

Il suffit, avant toute lecture, de tourner rapidement les pages du roman pour comprendre que le lecteur est face à une forme éloignée des conventions littéraires : les paragraphes sont souvent fort courts, parfois définis par une seule ligne, des citations sont placées en milieu de texte, des notes incidentes entre parenthèses ­― « (Le tunnel du Saint-Gothard fut ouvert en 1882. Huit cent hommes y laissèrent leur vie, pendant la construction) » ­― certaines parties sont composées comme des poèmes, on y trouve la partition musicale d’un chant de ralliement, des croquis sommaires, les rêves que l’auteur fait alors qu’il est plongé dans son œuvre créatrice, des essais complémentaires, comme celui intitulé « Situation des femmes », etc.

Dès la plongée dans le texte, on ressent aussi clairement la présence de l’auteur, son pouvoir et parfois son impuissance face à ses personnages ou aux sentiments forts qu’ils éprouvent.

Sur les tourments de sa subjectivité.

         Ce que dit le vieil homme, je l’ignore.

         Ce que le garçon répond, je l’ignore.

         Prétendre le contraire serait schématiser.

L’auteur s’adresse directement  à nous, parfois à ses créatures, ou encore à lui-même. Une distance est fabriquée par ce refus de nous faire oublier l’acte d’écrire et les abîmes d’irrésolution qui l’accompagnent, comme la reconstitution d’un univers fictionnel pourrait le tenter. Jamais Berger ne nous laisse longtemps oublier que nous sommes plongés dans une interprétation. Il intervient de façon toujours inopinée pour tenter de nous faire sentir ses rapports à son invention, les difficultés qu’il ressent à utiliser le langage littéraire pour approcher certaines sensations indicibles, en effet, celles ressenties dans la sexualité par exemple, celles qui dépassent la raison, le sentiment de l’excessif, de l’illimité, de l’intolérable.

Mais ce roman, aussi complexe qu’il soit dans son effet de collage, reste un moment littéraire particulièrement heureux. Une petite musique baigne les pages de Berger. Je vais choisir surtout de le citer pour tâcher d’en rendre compte. Berger écrit avec une intelligence sensible qui se moque des explications et veut pourtant nous faire toucher des doigts, car nous sommes aveugles à cet égard, les nébuleuses infiniment com-plexes en orbite du sexe au cœur et du sexe au cerveau. En écrivant ces notes éparses, c’est pour moi comme une réponse en acte à son pouvoir d’action.

Justement, sur ce qu’il croit du pouvoir de communication du langage, cette invective de l’auteur à lui-même, quant à la souffrance d’un insurgé blessé.

Construis une barricade de mots, peu importe ce qu’ils signifient. Parle de sorte qu’il prenne conscience de ta présence. Parle pour qu’il sache que tu es là, toi qui ne ressens pas sa douleur. Dis ce que tu veux, car sa douleur est plus grande que toute distinction que tu pourrais faire entre le vrai et le faux. Panse-le avec les mots de ta voix comme d’autres pansent leurs blessures. Oui. Ici et maintenant. Cela s’arrêtera.

Sur son art de la concision.

Parfois, dans la façon de courir d’un Africain, elle voyait le défi de toute sa race.

On peut qualifier ce roman d’historico-philosophique. Le thème en est une réflexion sur la sexualité à l’aube de la libération des mœurs qu’aurait promise le xxe siècle ; sur la liberté sexuelle comme outil de transgression des conventions de la bourgeoisie ; sur l’éveil charnel comme étape possible vers l’insoumission. Alors que la structure de l’œuvre est complexe, cette idée est développée avec simplicité. La courte vie d’un héros identifié par l’initiale G. est focalisée sur les rencontres où des femmes, séduites par lui, osent enfreindre l’ordre établi. Le rôle révolutionnaire qu’un individu peut jouer dans la vie d’un autre mène ainsi doucement le lecteur à penser sa propre responsabilité, responsabilité intime cette fois, à l’égard du corps social qui l’environne.

En pétrissant ensemble le laboratoire d’une vie inventée, les rappels historiques qui vont nourrir ce destin et ses propres méfiances d’écrivain face à ses créatures, l’auteur cherche comment la littérature devient politique, comment elle naît dans la conscience du monde, comment les traumatismes de l’histoire la colorent. « Notre siècle est un immense chaudron dans lequel bouillonnent et se mêlent toutes les époques historiques. » Berger a placé cette citation d’Octavio Paz en exergue à une explication sur l’échec des Boers et la destruction de la civilisation africaine en Afrique du Sud. Cela dit bien l’usage qu’il entend faire de la perspective historique, qui palpite au rythme d’une narration mettant en scène des personnages du roman, ou qui, parfois, est rappelée de façon incidente par une note ou une parenthèse, ou encore parfois qui s’attarde à des commentaires plus développés.

Les foules marquent les moments historiques importants du livre. G. a d’ailleurs été écrit à la fin des années 1960, pendant laquelle l’agitation gauchiste est à son paroxysme en Europe. Les mouvements de masse qu’il décrit prennent une ampleur remarquable, que ce soit lors des funérailles d’un jeune aviateur héroïque, lors d’une insurrection au centre de Milan en 1898, ou quand les foules bosniaques montent des faubourgs, à Trieste, au moment de l’entrée en guerre de l’Italie.

En outre, cette recherche littéraire qui consiste à mélanger fiction, récits historiques et réflexivité entre une pensée créatrice et sa matérialisation est portée par la foi marxiste de l’auteur. Les années 60 sont aussi celles où la littérature féministe se focalise sur la maîtrise par les femmes de leur propre sexualité. En ce sens, G., l’œuvre romanesque d’un homme, est donc un geste d’engagement multiple. Berger a donné lui-même certaines clés de ses intentions lors de la réception du réputé Booker Prize que la publication de son roman lui a valu[4] :

Le romancier s’intéresse à l’interaction entre destin individuel et destin historique. Le destin historique de notre époque est en train de s’éclaircir. Les opprimés ont commencé à percer le mur de silence érigé dans leur esprit par leurs oppresseurs. En luttant contre l’exploitation et le néo-colonialisme ― mais seulement à travers et en vertu de cette lutte commune ― il devient à nouveau possible, pour les descendants des esclaves et des maîtres, de s’approcher les uns des autres, émerveillés par l’espoir d’être potentiellement égaux.

G. peut se lire comme une métaphore des luttes de revendication, son titre rappelant les lois de la filiation (puisque le grand-père du héros se prénomme Giovanni), ainsi que les deux mythes de Don Giovanni et de Garibaldi, le premier suscitant la plus forte image de séduction libidinale, le second celle de lutte libératrice armée et politique. Cette double initiale est aussi celle d’un homme politique piémontais d’origine paysanne, Giovanni Giolitti, qui fut ministre et président du conseil et qui mit en place une importante légis-lation sociale concernant le travail des enfants et des femmes.

Sur la densité, il y a aussi, bien sûr, cette seule lettre comme titre de l’ouvrage !

G. est le fils illégitime de Laura et d’Umberto. Ce dernier, négociant prospère de Livourne a des manières rudes. Il est puissant, marié à une femme stérile et d’apparence fragile. Il est fou amoureux d’une jeune américano-britannique, libre d’esprit et indépendante, séparée d’un magnat du cuivre qu’elle a épousé très jeune. Elle pense, et cela deviendra aussi le credo de son fils, que « la volonté individuelle ne devrait jamais se plier aux exigences des conventions morales. » Umberto rêve d’élever près de lui ce fils unique qu’ils vont avoir de cette liaison. Or, Laura refuse le concubinage et choisit de s’en occuper seule à Paris, puis à Londres, pour finir par le rejeter, trop engagée dans le militantisme fabien[5]. Voilà un pied de nez bien ironique au destin d’Umberto. L’ordre établi, les lois morales de son univers, les règles sur lesquelles, en somme, s’appuie son pouvoir capitaliste, se retournent contre lui. Il est adultère : il ne pourra donc réaliser le seul accomplissement qui porterait en lui la promesse d’une vie réussie : il n’aura pas de postérité. Il n’y aura pas « transmission ».

Sur sa quête de représentation synthétique visant à embrasser le tout (alors qu’Umberto allongé près de Laura vient d’apprendre qu’il sera père et qu’il a tendrement placé un doigt à l’entrée de son vagin).

… Jamais depuis son enfance où, pour la première fois, il en a entendu parler, le phénomène de la naissance ne lui a paru aussi surprenant.

Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité !

Ce qui a été conçu, c’est l’essence du personnage sur lequel je veux écrire.

Il sera élevé comme peuvent l’être les orphelins privilégiés, auprès d’un oncle et d’une tante, dans la campagne anglaise. Il ne trouve pas en ce couple qui symbolise une société éteinte, l’affection maternelle perdue. Jocelyn est un gentilhomme campagnard taciturne surtout occupé de chasse. Béatrice, sa sœur, gère la ferme en cherchant à délier ses brides. On laissera G. fabriquer seul l’autonomie de son âge adulte dans le refus d’une certaine médiocrité provinciale.

On le laissera aussi découvrir seul tout de la sexualité. À l’âge de cinq ans, sans parents, ni frère, ni sœur, ni camarade de jeu, il tombe amoureux de sa gouvernante.

Vous insisterez peut-être sur l’absence d’une passion sexuelle. Vous présenterez le corps nu de ce garçon de cinq ans comme preuve à l’appui. (Deux fois par semaine, dans son bain, il offre lui-même cette preuve à sa bien-aimée.) Mais ce qu’il n’a pas physiquement, il le compense métaphysiquement. Il sent ou pressent que, parce qu’elle est le contraire de lui ­― donc complémentaire ­―  le monde, grâce à elle, peut former un tout.

Il a sept ou huit ans.

L’odeur du cheval et du harnais est associé pour lui à la nature éminente de son propre corps (comme s’il était soudain conscient de sa chaleur), à la fierté (car il monte bien et son oncle le félicite), à la crinière de son poney et à son attente du monde des hommes.

Adolescent, G. apprend les règles de la discipline et la loi du plus fort. Plusieurs épreuves initiatiques marquent ce cheminement. Ainsi, est-t-il confronté à un traumatisme psychologique par lequel il apprendra à vaincre la peur, dans un bois où des gueux l’entraînent et le prennent à témoin de l’agonie de deux chevaux tombés au sol. Cette scène obscure (les chevaux semblent déjà morts quand il les voit, cependant G. doit attester que l’un des inconnus les achève devant lui) sera comme un rêve qu’il le hantera à divers moments de sa vie. D’initiations en accidents, il apprend donc en solitaire à se détacher, à s’individualiser.

Il a 11 ans. Sa mère accompagne G. à Milan pour le présenter à son père.

Le garçon sent qu’ils se sont rencontrés trop tard tous les trois ; il n’est plus l’enfant capable de recevoir ce que chacun d’eux souhaite lui donner et qu’il aurait bien accueilli avant, peut-être. Dans l’histoire de sa propre vie, il est plus vieux qu’eux : sur l’histoire de sa propre vie, leur innocence les apparente à deux enfants.

L’adolescent vit, au sein d’une émeute de rue, son premier émoi conscient. Une petite Romaine prétendra, dans l’odeur de poudre et la fièvre des combats, le prendre comme fiancé. Dans les yeux, autour de la bouche de la fillette, G. connaît une nouvelle révélation, celle d’un autre qui vous ressemble.

… jamais auparavant l’expression de quelqu’un d’autre ne lui a paru exprimer ce qu’il ressentait lui-même.

La foule est une leçon de modestie pour l’homme, la foule de la vengeance contre l’inégalité, la foule qui fait peur, ou en laquelle, celui qui n’en fait pas encore partie, peut entrevoir une promesse pour le genre humain. Par exemple, la puissance revendicatrice et solidaire de la foule des I teppisti à Livourne, été 1848, dont le père de G., alors enfant, se souvient, comme d’un apex de la folie.

Ce qui unit destin individuel et conscience politique est sans cesse rendu par Berger de façon très vive, comme au moment où le paroxysme de l’émotion intime d’Umberto fait écho à l’attente anxieuse d’une fusillade. Alors qu’il vient de rencontrer son fils et qu’il court l’arracher du cœur de l’émeute, Umberto n’a plus peur, pendant un temps, des insurgés et de l’atteinte possible à ses privilèges de nanti.

[…] Umberto écoute les rumeurs avec une sorte d’impatience. Parce qu’il est conscient, maintenant qu’il a trouvé son fils, que rien ne sera plus jamais pareil, sa peur du changement brutal s’apaise momentanément. […] Pendant quelques heures, il ressent une correspondance incertaine entre la violence de son émotion, à laquelle il ne peut donner libre cours dans cet hôtel, et la violence menaçante des foules déjà rassemblées dans les banlieues nord.

Au même moment, la petite Romaine vit avec une même intensité un rapprochement analogue.

Bientôt, elle fait comme si un jour ils allaient se marier. Ce faire-comme-si n’est pas plus improbable que ce qui se passe autour d’eux. Ainsi, établit-elle, intuitivement, un équilibre entre la violence des circonstances et la violence de son imagination, et cet équilibre lui permet de recouvrer le calme.

On saisit bien la volonté de communication de Berger, volonté qui le conduit à ne jamais oublier de livrer au lecteur une interprétation des sentiments de ses créatures. La richesse de son écriture tient à cette complication qu’il propose, par opposition à la consolation narrative que des explications qui simplifieraient tout pourraient offrir. « La description déforme » écrit Berger.

Sur son rejet des descriptions naturalistes, auquel il substitue des propositions.

Si Esther était surprise dans son bain, elles resterait figée tel un animal sauvage, dans une immobilité absolue ; si Laura était surprise dans la même situation, elle plaquerait les mains sur ses seins, se recroquevillerait et pousserait des cris.

Quatre ans ont passé. Béatrice, la tante avec qui il a vécu sur la ferme, et qui est liée à son frère par l’inceste, le séduit et lui révèle son pouvoir, celui de faire naître quelque chose dans le corps, l’esprit et le cœur des femmes. Il y a une quinzaine de pages d’une rare intensité à cet instant de la lecture. Quinze pages où les deux amants font l’amour, dans la bouleversante plénitude de l’abandon à l’autre, dans la douceur tendre du moment sans hâte où toutes les actions sont des caresses, dans la profondeur du désir assumé. Est-il possible de trouver une des sources du donjuanisme futur de G. dans l’accomplissement jubilatoire de cet acte inaugural ? Comme s’il s’avouait vaincu, par moments, par la difficulté d’une telle description, l’écrivain fait mine d’y renoncer, utilise des subterfuges, tels que des interruptions soudaines quand les mots ne peuvent se hausser au degré d’évocation qu’il recherche, comme des dessins sommaires d’organes génitaux, comme la recherche d’un second souffle qui se passerait sur la feuille blanche de la littérature, aussi bien que dans la chambre de Béatrice. L’indicible beauté de la sexualité, et en particulier la découverte du corps autre par un jeune homme vierge, sont rendues de façon magistrale.

Leur différence agit comme un miroir. Chaque fois qu’il remarque quelque chose en elle ou s’y attarde, sa conscience de lui-même grandit, sans que son attention se détourne d’elle.

L’auteur est sans cesse à la recherche de comparaisons métaphoriques justes, d’une précision sensuelle et poétique merveilleusement efficace. Par exemple, l’impression physique de première fois qu’il cherche à cerner lui fait évoquer le goût des mûres, un fruit saisonnier que l’on peut à la rigueur redécouvrir chaque année, mais néanmoins avec une expérience qualifiée. Seule la première expérience relève de la magie. Elle représente tout ce que les autres fois, renseignées par l’expérience ne peuvent plus. Berger tente aussi de cerner la détermination extrême qui accompagne le désir sexuel et sa réalisation. Une idéalisation totale et absolue qui pose une énigme indéchiffrable à la conscience humaine.

On retrouve G. à Brig où il accompagne un groupe de sportifs aisés passionnés par l’aviation qui vient de naître et fascine l’opinion publique comme la promesse d’un monde meilleur. Il est maintenant dans la jeune vingtaine. Assistant au premier survol des Alpes par Chavez, un pilote péruvien du même âge que lui, il décide, tandis que cet exploit se prépare, de séduire Léonie, une servante de l’hôtel où il réside. Cette fiancée dont les noces approchent (et qui déjà imagine sa vie future, heureuse peut-être, mais sans relief) sait que cet homme libre vient d’une classe sociale qui l’empêche d’envisager quelque avenir avec lui. Ses atermoiements sont poignants et remplis d’émotion. « Toute tentative de description exhaustive de ce dont elle faisait l’expérience est vouée à l’absurdité. » Elle accepte pourtant son offre de libertinage comme le seul acte vraiment libéré qu’elle pourra jamais se permettre. On pourrait dire : comme un véritable mariage, dont elle ne serait pas dupe, mais qui aurait à ses yeux tous les attributs de l’engagement et du don de soi qui sont faits à l’autre en pareille circonstance. Face au voyageur en partance, dont elle pressent vivement le désir d’être toujours ailleurs, elle accepte pour une heure l’appel d’Éros, le dieu du voyage. Elle accepte ce qu’il lui offre : d’être quelqu’un qui peut se donner entièrement, et peut-être, dans ce rêve éveillé, d’être elle-même, une seule véritable fois.

En contrepoint, l’auteur nous place aux commandes de l’appareil pris par le froid et les vents contraires et nous fait vivre l’excitation de la foule des paysans le long du parcours et des citoyens de Milan qui attendent la conquête des Alpes, leur curiosité, leur incertitude de la réussite, leur sentiment d’accomplissement par procuration, leur désir de témoigner d’un fait historique vécu par eux. Sont ainsi mêlées les deux transgressions parallèles, celle de Chavez qui risque tout dans un défi irrépressible et celle du péché originel revécu par Léonie.

Les aventures de G. le conduiront à Domodossola, où repose l’aviateur péruvien mortellement blessé par son accident. Plus tard, lors des funérailles de Chavez, Berger montre une fois de plus une maestria littéraire hors du commun, flaubertienne par moment, dans l’extraordinaire orchestration des voix, des sons et des pensées, mêlant les discours officiels, les pensées intimes, la fanfare, le sifflement du train et le battement de canne de la grand-mère du disparu.

G. séduira Camille la femme d’un industriel parisien qui incarne tout ce que posséder peut englober et d’abord, bien entendu, un droit de propriété sur sa femme. Camille est une grande bourgeoise, mère de famille responsable, dont la vertu semble hors d’atteinte, mais dont l’intelligence, la sensibilité et les aspirations culturelles, en particulier focalisées sur la poésie de Mallarmé, ne peuvent être comprises au sein de son ménage. « Il lui offrait de devenir ce qu’elle prétendait être ». Alors qu’il lui fait essayer des gants qu’il s’apprête à lui offrir et qu’elle prend sa main gauche dans la droite : « Vous voyez, dit-il, cela signifie que vous avez confiance. Vous êtes la maîtresse de votre destin. »

Les mains semblent avoir une extrême importance dans l’imaginaire de Berger. G. n’échappe pas à cet investissement. Il y a les grandes mains de Maurice Hennequin, le mari de Camille, qui tiendront l’arme qui blessera G., des mains qui ressemblent à des « portes de bois ». Il y a celles de la Contessa R qui miment le « gel » de celles de Chavez aux commandes de son appareil. Il a celles de Béatrice dans lesquelles les testicules de son jeune amant reposent avant que la fleur de son gland ne se développe à nouveau comme le cyclamen. Il y a celles d’Umberto sur le vagin de Laura, des mains qui « ont de l’autorité », qui garantissent la qualité des fruits qu’elles touchent[6].

G., à partir de son expérience avec Camille, devient un personnage un peu plus politique, un être qui assume, sinon un engagement, du moins déjà une quête, encore incertaine. L’auteur cherche à nous faire comprendre l’importance pour le personnage qu’il a créé de libérer sa maîtresse. Le dernier épisode de sa vie confirmera d’ailleurs que son action moralisatrice n’est plus du tout motivée par sa libido, mais par une revendication autre, des mobiles qui restent ambigus mais réels, peut-être simplement liés à sa solidarité avec une foule en marche et motivés par elle. Berger n’a-t-il pas écrit en même temps que G. un court texte sur « La nature des démonstrations de masse » ? Dans ce texte, il met en évidence que le symbolisme ou la métaphore de la capture d’une ville par une foule en marche se fait au bénéfice de ceux qui y participent, et que, souvent, sans pouvoir atteindre de véritables visées révolutionnaires, ces événements ont un fort impact d’entraînement et de motivation, provoquant une mobilisation en vue des stratégies et des actions futures des insurgés.

G. mourra à l’issue du dernier épisode du roman, en 1915 à Trieste, « une ville à l’esprit allemand et à l’estomac italien. » Alors que l’Italie entre en guerre contre l’Autriche-Hongrie, on le prend à tort, dans les deux camps, pour un agitateur ou un espion. En fait, entraîné par les manifestants bosniaques, il participera au sac d’un journal italien et sera assassiné par les irrédentistes, à moins de trente ans, après deux ultimes conquêtes dont il refusera de profiter charnellement. La première est celle de Marika von Hartmann, la femme d’un banquier autrichien puissant et complaisant qui lui offre sur un plateau une victoire qu’il refuse puisqu’il a besoin de conquérir pour en apprécier la valeur. Non content d’abandonner cyniquement Marika, il concocte aux frais de celle-ci, une éclatante revanche contre l’offre médiocre du mari résolu à être cocufié.

Cette revanche ne reste pas d’ailleurs de l’ordre du privé. G. met en scène, au sein du grand monde qu’il fréquente, un acte de rébellion sociale où perce un peu du degré de conscience politique qu’il a atteint.

Il n’aura pas non plus le désir de profiter de l’ascendant qu’il a sur Nuša, une jeune ouvrière bosniaque en qui il apprécie l’engagement envers une lutte dans laquelle son frère et ses camarades de combat sont fortement engagés. Dans une ambiance de naufrage d’une société dépassée, au cours d’un bal mondain littéralement à la veille de la guerre, G. choisira d’opposer l’innocence virginale de Nuša aux tendances à la nymphomanie qu’on peut lire, à la rigueur, dans la violence du désir de Marika. Ainsi, celui en qui certaines critiques ont vu seulement un prédateur sexuel sans conscience sociale m’apparaît au contraire comme un héros moral, dont le destin est largement marqué par l’abandon et l’absence de modèles et qui, découvrant à la fois la force magique et égalitaire du don sexuel et l’injustice sociale de la naissance, cherchera finalement à s’attaquer au mensonge illusoire du pouvoir.

Le protagoniste semble donc placer au-dessus de tout autre intérêt la conquête d’une femme, notamment ce moment du désir intense et de la naissance du désir dans le regard de l’autre, la conquête non pas des femmes, mais toujours d’une femme en particulier et que ses propres approches de séduction rendent davantage encore, particulière. C’est sans doute en ce que, ni la soif de plaisir, ni la possession ne semblent avoir d’importance pour son héros, que l’auteur peut rester fidèle au thème féministe du contrôle des femmes sur leur corps. G. est d’abord et surtout fasciné par ce qu’il advient du désir de l’autre dans la relation sexuelle. À chaque épisode de conquête, il n’aura de cesse de susciter en sa partenaire la volonté intime de l’acte transgressif en ce que cet acte peut lui révéler, à elle, qu’elle existe et à lui, jadis abandonné par sa mère, qu’il est une nouvelle fois, une fois de plus, vraiment choisi. Si cette femme opte ainsi pour le risque de se libérer du carcan des conventions, c’est qu’elle prend conscience que le désir du séducteur ne s’adresse qu’à elle, à elle seule, qu’il ne s’agit pas pour lui d’assouvir un désir ordinaire de conquête, mais le désir absolu qu’il a d’elle, le désir qu’il a de la soustraire à l’indifférencié. « L’étranger qui vous désire, et vous convainc que c’est vraiment vous-même, dans votre singularité, qu’il désire, apporte un message de tout ce que vous pourriez être, adressé à ce que vous êtes aujourd’hui. »

C’est bien là que la quête si personnelle et souterraine de G. peut être rattachée à une libération des femmes avant l’heure, en quelque sorte un projet révolutionnaire qui s’appuierait sur l’intime, sur la distance comme sur la rencontre au cœur même de l’intime, pour entrer en guerre contre l’aliénation, celle de la honte du plaisir, celle des rôles dévolus aux femmes dans l’éducation religieuse au xixe siècle, celle que les règles bourgeoises instituent au sein du mariage, celles des conventions d’une société gelée. À cette lutte qui annonce le mouvement de libération des femmes, il convient d’ajouter ce que G. est capable, par son histoire personnelle, de critiquer et de combattre : les conventions sociales, la bonne conscience, le pouvoir des élites, l’illusion de l’argent.

Un livre chargé d’émotion, foisonnant d’idées et de références historiques riches d’enseignement ; une lecture incarnée de façon multiple, et surtout et d’abord par le lecteur lui-même. Un appel à tous les sens « qui forment le pentagone dans lequel chaque homme est seul avec lui-même ».

Sur la sensualité des images, à propos d’un regard doux et translucide ; il était « comme de l’eau d’une clarté absolue dans laquelle se reflèterait de la fourrure ».

Ce que Berger est en mesure d’offrir dans G., qui m’a semblé plutôt rare dans l’expérience passée de la lecture, c’est de reconnaître l’intégrité et l’énergie vitale d’une personne derrière un écrivain. Une reconnaissance, là encore, qui ressemblerait à une complicité entre auteur et lecteur.

Enfin, pour m’arrêter, une ultime citation venant de lui : « Le désir de l’écrivain d’en finir est fatal à la vérité. »

 



[1]     G., p.145

 

[2]        George Steiner, The New Yorker, 27 janvier 1973.

[3]     John Berger qui choisira lui-même l’exil, dit que le Sud et l’Est sont des appels puissants en lui, que son pays d’origine, l’Angleterre, ne lui convient pas.

[4]     On peut trouver ailleurs, dans ce numéro de Conjonctures, le texte intégral du discours par lequel il crée le scandale et prémédite son exil en annonçant le partage de son prix avec une organisation révolutionnaire noire.

[5]     La Société Fabienne, créée à Londres en 1884, se vouait, par opposition au bolchévisme révolutionnaire, à l’établissement graduel et non-violent d’un socialisme planétaire fondé sur l’idée d’État-providence servi par des experts-administrateurs. Le mondialisme d’aujourd’hui est inspiré par ces thèses.

[6]    De même, la large extrémité des doigts de Sven, un ami de John Berger, peintre décédé en 2003, annoncent « qu’il pourrait, les yeux fermés, reconnaître la qualité ». Et in Arcadia Ego, p.21-32 de cette parution de Conjonctures.