Confession d’un enfant du siècle. Comme d’habitude, avant de commencer un livre je lis la dernière phrase : « Ce livre est dédié à l’homme ». Tout un programme. Et pas une phrase qui rend sympathique un auteur surtout quand on débute la lecture avec beaucoup de réticence. Je rêvais déjà d’une critique méprisante. J’avais vu l’auteur (Michel Houellebecq) à une émission de télé avec Sollers et je l’avais trouvé profondément antipathique. De plus, un ami d’amis, une des personnes le plus désagréables que je connaisse, le trouvait génial et la femme que j’aime ne l’aimait pas beaucoup. Ça commençait mal.

 

Je commence donc à lire Les particules élémentaires, après le bain douloureusement agréable dans La saison d’Emmanuel, avec une toute autre envie que de me faire bercer par un écrivain prétentieux et à la mode parmi les petits cyniques du quartier. Quand, au début, il parle de Bohr et Heisenberg, je me dis « Ça y est ! voilà l’intellectuel qui, sans rien comprendre à la mécanique quantique… », eh bien ! non. Il semble y comprendre quelque chose (ce que l’on peut comprendre, qui, comme disait Feynman, ce n’est pas beaucoup) et il en parle sans pédanterie et avec beaucoup d’à propos. Il met au centre de son roman philosophique — car il s’agit d’un roman philosophique — un des grand thèmes de la science du XXe siècle : celui de la compréhension des particules élémentaires. Je commence à être intrigué. Plus qu’intrigué : intégré. Je commence à réfléchir avec l’auteur. Escale à New York. Interruption de la lecture. Attente dans une grand salle carrée bleue. Impossible de sortir des particules. J’y suis : je viens de trouver son roman frère. Oui. Clair. Ivan devient Michel, Dimitri Bruno et Aliocha disparaît. Le père aussi disparaît après s’être divisé. Et la mère ? absente. Smerdiakof ? si on ne doit pas tuer le père, on n’en a pas besoin. Pour les romans philosophiques, si on n’a pas beaucoup de temps on peut passer directement des Frères Karamazov aux Particules car La Recherche précède Karamazov, L’homme sans qualité y est intégré et l’Ulysse est un cas à part —  le reste c’est autre chose : des romans ou de la philo. Le tableau que Houellebecq fait de la génération qui le précède (qui est la génération de mes frères aînés ou des frères cadets de mes parents) est d’une inclémence telle que les gencives font mal, le péritoine s’irrite et la dure-mère saigne. Pas de pitié pour ces hédonistes beaux (parfois) intelligents (si on veut) engagé (qu’ils disent) qui se croient iconoclastes parce qu’ils détruisent les images que l’économie a mis au rebut. Des enfants qui exploitent la culpabilité de leurs pères (ceux qui ont contribué à la création de la boucherie de 1939-1945) pour prendre le pouvoir culturel en attendant de prendre celui économique. Des hommes et des femmes qui avec les ponts vers le passé ont brûlé le bois pour en bâtir de nouveaux, vers le futur. L’amour, ils l’ont réduit à une réaction chimique dans le cerveau (les plus intelligents, les autres à une simple irritation des muqueuses), l’amitié… l’amitié, connais pas ça. Les rapport parentaux ? C’est quoi ça ? Ils se sont libérés de toutes les scories et ils sont devenus tellement légers qu’ils ont la résistance d’une bulle de savon. Ils ont fait des enfants comme Bruno, qui n’est pas beau et donc n’est pas désiré mais dont le désir ne sait pas tout cela et arrose de sperme mouchoirs, livres, visages… tout ce qui traverse sa route. Il finira à l’asile. Michel, son demi frère, homme de science célèbre jettera les bases d’une nouvelle espèce issue de cette espèce, la nôtre, qui après cinq cent ans de recherche de l’individualité parfaite se trouve devant la lisse paroi du malheur parfait.

 

Aéroport de Casa, attente du vol pour Agadir. Deux personnages lugubre s’approchent.

       Allez-vous à Agadir ?

        Oui.

        Tu vas dans un hôtel.

        Oui.

        Lequel ?

        Je ne sais pas.

        Tu te moques de mon ami, dit le deuxième.

Je les regarde comme on peut regarder un étron avec un corps d’homme. Ils doivent s’en apercevoir.

       C’est quoi ce regard ?

Je ne réponds pas.

       Je m’en vais. Il est un con. Dit le premier au deuxième, qui, je dois l’admettre, pue un peu moins

Je replonge dans mes particules.

       Tu dois excuser mon ami. Il est facilement irritable. Tu ne dis rien ? Veux tu des femmes dans ta chambre ? Répond-moi espèce de…

Je lève la tête du livre. Annabelle vient de mourir. J’ai une grand envie de pleurer. J’endurcis mon expression (au moins je crois)

       J’en ai pas besoin.

        Des hommes ?

        Non plus.

        Dis-moi à quelle heure on embarque.

        Dix-sept heures quarante cinq.

Deux personnage de Houellebecq. Je ne me libèrerai jamais de mes hallucination livresques.

 

Michel part pour l’Irlande après la mort d’Isabelle. Isabelle si belle qu’elle ne pouvait qu’être prises, comme toutes les choses belles et comme toutes les choses belles considérée comme un simple ornement, une simple chose. En Irlande, il écrira une œuvre qui, comme celle d’Einstein ou de Bohr ouvrira de nouvelles voies, mais cette fois pas à la physique seulement. En 2027, Hubczejak, le « prophète » de Michel fera passer ses idées et la narrateur pourra dire : « Ayant rompu le lien filial qui nous rattaché à l’humanité, nous vivons. À l’estimation des hommes, nous vivons heureux (…) L’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. »

 

Un livre noir, lucide sur le passé et le présent. Un livre clair, lumineux et débordant d’espoir comme une journée ensoleillée de septembre dans les Dolomites.