C’est un homme. « C’est un homme, ce qui n’est pas rien, surtout si c’est un homme qui enseigne la philosophie et pourrait donc facilement se transformer en "ouvrier de la philosophie" ou en pédagogue du vide. Une charge d’humanité pas tout à fait dégrossie, une culture qui lui permet de sauter d’un arbre à l’arbre dans la forêt de la culture sans cris simiesques, un regard sur les jeunes qui donne envie de l’avoir eu comme professeur. Je parle de Robert Hébert, enseignant au collège de Maisonneuve, dont je viens de lire L’homme habite aussi les franges[1], un recueil d’articles précédé d’une longue entrevue. »

Voici ce que j’avais écris il y a deux jours quand j’étais à la moitié du livre. J’avais aussi téléphoné aux responsables de Conjonctures pour leur dire que je trouvais le livre intéressant mais que le style me laissait perplexe. Je viens d’en terminer la lecture. Il y a exactement trois minutes. L’avant dernier texte sur le père, un texte (j’allais écrire « littéraire », mais j’ai senti un espèce de cri qui me disait Imbécile, tu te laisses aller à la facilité du clavier, comme trop de philosophes se laissent aller à la facilité des idée)… un texte sobre, émouvant qui aide à comprendre les origines du style des textes philosophiques. Avant qu’il ne soit trop tard, je dois retirer ce que j’ai dit à propos du style. Je le retire et, comme les enfants de mon île désertée par les arbres, je récite la formule magique qui renvoie ce qu’on vient de dire dans le néant du jamais dit : « parole retourne dans l’âme ». Et pourtant j’aurais dû comprendre quand, en réponse à l’interviewer lui qui lui avait fait remarquer que son écriture est difficile, Hébert parle de son style : « abus de métaphores, hyperbole, changement de tempo, accumulation, parataxe, phrases qui sont comme des rêves surimposés (…) Mais écrire "croche" est une façon de "décrocher" des lieux communs de la narration philosophique et de l’académie ».

Ce que j’ai écrit ayant été réduit à néant, je peux réessayer. Je dirai donc que Hébert a un style généreux et éclatant ; un style intégré à la pensée autant que les mots puissent l’être. Pas un style difficile. Un style, quoi. Mais le reste ? le reste, si on oublie l’entrevue, la partie la plus faible du livre à cause du manque de vivacité de l’échange, est un mélange fort et original de philosophie, de politique, de pédagogie, de littérature. Je vais délier ces éléments si bien liés par « l’homme » (rat de bibliothèque malgré la « rage de vie ») pour tenter de donner une vague et certainement insatisfaisante idée du livre. Malgré mes efforts, le lecteur sera aise de constater qu’on ne défait pas facilement ce qui est lié dès la naissance.

Pédagogie.

Un exemple parmi des dizaines : une formule qui n’a rien de la simple formule, même si elle est simple et concise, quand on la situe dans le contexte où le souffle de la pensée et de l’engagement la libère de toute apparence de simple trouvaille linguistique : « (…) ici commence la pédagogie, c’est-à-dire le bouche à oreille inaudible à l’État. ».

Que j’aimerais que les pédagogues de mon université, englués dans le stress, la psy et les techniques d’apprentissage, arborent le paragraphe suivant sur leurs pavillons auriculaires ! Que j’aimerais, quand ils édictent leurs chétives lois sur l’enseignement, qu’ils pensent que « Le discours pédagogique n’est pas là pour donner quelque chose à l’enseigné, mais bien pour lui enlever, d’une manière analytique, les illusions rationalisées qui les traversent. Projet : voler ce qui semble l’exclusivité de l’individu (ses croyances, ses émotions) pour le restituer à la conscience publique de nos déterminations communes. » !

Il n’enseigne pas une matière quelconque, mais la matière ennemie de la tranquillité de la pensée et qui se teinte de politique dès qu’elle creuse hors des terrains vagues des livres : « Le professeur de philosophie est celui qui rejoue l’interface entre les voix, entre l’oralité sur la place publique et un logos projeté dans une myriade de textes muets et d’auteurs disparus dans la nécropole de la tradition ».

Une dernière citation pour le sac pédagogique : « Par méthode, je n’en sais rien, toute information matinale me rentre dans le corps. Ma seule compétence consiste à inventer avec mes incalculables années de scolarité (j’avais écrit « solarité » et je ne suis pas sûr que mes doigts n’ont pas fourché pour marquer ma sympathie) pour répondre d’un certain désarroi, bêtement là ».

Philosophie

 « La philosophie renaît toujours des cendres communes de la vie, des actualités du jour et des rituels les plus quotidiens. » Quelle philosophie ? La sienne sans doute et celle des quelques autres que les institutions n’ont pas encore guéris. L’autre philosophie, celle qui se targue d’avoir un grand P, ingurgite et chie des discours riches en putéines livresques qui ne sont jamais passés au feu de la vie. Les philosophes avec un grand P méprisent souvent le travail des professeurs de cégep. Parce qu’il n’est pas assez scientifique ? « Au cégep le travail philosophique se fait à chaud, ce qui rend le cours inquiétant (…). À l’université, ce travail se fait à froid, ce qui le rend sécurisant » Trop simple ? Pas sûr. Polémique ? Pas du tout.

Mais ce n’est pas parce qu’on travaille « à chaud » que l’on ne peut pas, parfois, penser avec détachement. « Peut-être faudra-t-il maintenant réinterpréter ce discours en affirmant qu’il n’y a là qu’une idéologie de la crise par laquelle la philosophie se détermine soit comme témoin de la crise (…), soit comme réponse implicite à la crise (…), mais toujours hors de la crise, dans ce lieu utopique par excellence, le lieu de l’enseignement. »

 

Politique

Enseigner la philosophie ? « Briser les chaînes d’associations usuelles, lancer des idées à la mesure de la vie, prendre au piège l’individu. » Enseigner. Simplement enseigner et voir l’enseignement comme ce qui prépare les possibilités d’un autre « commun ».

« Il n’y a pas de période de crise : la crise est toujours. Il n’y a pas de lieu hors de la crise : la crise est partout. » De quelles bouches philosophantes avez-vous entendu des vérités, si simples et si proches du politique ?

« Très souvent, la décevante expérience pédagogique est portée au débit de la masse étudiante et au crédit de la spécificité philosophique alors que cette double tentation n’est que l’effet prévisible d’une politique concentrationnaire de l’éducation. » Une phrase datée ? Ils aimeraient qu’elle le soit (ils : ceux qui refusent de réfléchir sur l’éducation, la politique et la vie quotidienne — la majorité des professeurs).

La citation qui suit, malgré les apparences n’est pas plus pédagogique que politique : « Le professeur de philosophie se présente après que le processus de l’éducation ait accompli son œuvre  (…) mais quelle que soit sa manière d’entrer dans la classe, il survient toujours. Comprend-il le sens politique de ce retard ? Comprend-il l’origine de son échec inévitable ? »

Dans cet « État » québécois qui baigne encore dans le pouvoir « spirituel-épiscopal », que devrait faire le philosophe ? Il devrait « explorer toute dépression langagière survenant dans le ventre de l’État » et aussi raconter « au coin du feu cette libido culturaliste de l’État qui fait récolter après vingt ans ce que d’autres générations au pouvoir ont semé au fil de leurs croyances ».

 

Tableaux

Deux petits bijoux, Rodée Rodin et Armada de papier, qui pourraient être des œuvres de Benjamin. Mais d’un Benjamin moins meurtri, moins noueux, profond plus légèrement, d’un Benjamin que le kitsch intellectuel ne frôle pas.

Une écriture qui, avant tout, ignore le ressentiment.

 

Feux d’artifices

Certains feux d’artifice de son écriture, par moments, font penser aux livres de Réjean Ducharme :

« L’amour de la langue est morbide, l’en-gage hait les lettres mortes. »

« Qu’est-ce donc le petit confort univers’y-taire. »

« Le médium hait-il le message ? »

Les historiens québécois de la littérature « qui attendent parfois la fin du crépuscule  pour partir à la chasse avec quelques harfangs de neiges ».

Toujours à propos du Québec : « devrions-nous choisir entre une archéologie marine de nos colères et une phénoménologie de la marinade ? ».

 

Question

Pourquoi mes amis philosophes ne m’ont-ils jamais parlé de lui ?

 

 



[1] Robert Hébert, L’homme habite aussi les franges, Liber, 2003.