Tourgueniev est un progressiste, mais je ne suis pas sûr que ça se voie, au moins dans Le Juif, une nouvelle écrite en 1846 qui lui créa certaines difficultés avec la censure (c’est, à vrai dire, Nekrassov, le directeur du Contemporain, qui veut publier cette nouvelle anonyme qui a les problèmes). Après quelques retouches des censeurs, dont l’étendue est inconnue, Nekrassov peut la publier. F. Flamant, dans la notice sur Le Juif écrite pour la Pléiade, nous laisse entendre que c’est parce : « Tourgueniev y condamne les exécutions sommaires, peut-être même la peine capitale » que la nouvelle est censurée. J’ai l’impression que, plus que les exécutions sommaires, il condamne l’étroitesse d’esprit du général « d’origine allemande, honnête et bon, mais exécuteur rigoureux du règlement[1]. » La nouvelle est le récit que Nicolas Ilitch, officier russe, fait d’un événement qui eut lieu dans le campement de son armée près de Dantzig en 1813. Une courte parenthèse : 1813 est l’année qui suit l’invasion de la Russie par les armées napoléoniennes, l’année de la Bataille des nations à Leipzig où les « nations européennes » défont « l’empire européen » représenté par Napoléon ; Dantzig est la ville annexée par les Allemands en 1939 quand ils déclenchent la deuxième guerre mondiale. Donc Nicolas Ilitch raconte qu’un juif « petit, maigrichon, grêlé, roux » qui procurait aux militaires « alcool, des provisions de bouche et toute sorte de babioles » lui propose une femme pour une nuit lorsqu’il sait  que Nicolas a gagné énormément d’argent aux cartes — comment a-t-il pu le savoir ? Question crétine : les Juifs savent tout, quand il s’agit d’argent ! Hitschel, le Juif, conduit dans la tente de l’officier russe une jeune femme belle et rétive, mais il ne veut pas déguerpir ce qui, pour une âme non perverse, une simple âme russe, comme celle de notre Nicolas n’est pas tellement excitant. Il veut d’autre argent, le Juif. C’est Nicolas qui parle : « Je tirai de ma malle une poignée de tchervonets, le lui fourrai dans la main et le poussai dehors. ». La jeune fille aussi ramasse de l’argent, mais sans rien lui concéder. Nicolas, entiché, veut la revoir. Elle revient mais cette fois aussi… Cette fois elle pleure continuellement. C’est encore Nicolas qui parle : « J’en eus le cœur tout retourné […] " Hirschel, lui dis-je, voici l’argent promis. Emmène Sarah " ». Quelques lignes après, Nicolas, lorsque ses soldats battent la campagne, sauve le canard et les poules de la mère de Sarah, mais il ne réussira pas à sauver son père quand celui-ci espionne pour les Français : son père qui n’est rien d’autre que Hitschel. Le Juif a peur. L’imminence de la Mort lui fait perdre toute dignité — s’il n'en a jamais eu — et il exprime sa peur « par des gesticulations, des cris et des bonds si étranges et si grotesques que nous sourions tous involontairement ».

 

Je vais et je veux rester au premier niveau, le bon dans ce cas-ci. Cette nouvelle, gracieuse comme une tulipe blanche, est noire de racisme comme une vielle blatte sourde. Pas de meilleur commentaire que celui de Mérimée, qui, à propos de cette nouvelle où un juif pour faire de l’argent fait l’entremetteur de sa fille, parle d’une juste « analyse de la race juive ».

 



[1] Je me hasarde à avancer l’hypothèse que « honnête et bon » a été ajouté par le censeur !