Rencontre. Dans une vie on fait quelques grandes rencontres. Un amour — deux maximum —, une poignée d’amis et quelques écrivains. Je parle des grandes rencontres, de celles qui laissent comme signe un enfant ou une Histoire.

Non pas des anecdotes ou des événements éparpillés qui brillent, quelques minutes ou quelques lustres et puis s’éteignent, comme la vie des vieux dans le sommeil, mais l’Histoire.

Non pas l’Histoire avec un grand H des philosophes mais notre Histoire. La Mienne. La Tienne.

Cette Histoire que nous sommes.

Hier j’ai rencontré J. M. G. Le Clézio dans Révolutions. Peut-être une grande rencontre. Peut-être.

En vieillissant, même les optimistes les plus lourds ont le pied léger sur l’accélérateur.

Peut-être.

On verra.

 

Elle a posé sa tête sur l’épaule de Jean, elle s’est endormie tranquillement dans les cahots de la route, et la nuit tombait.[1]

J’ai fermé le livre et, pendant des heures, j’ai fixé les braises se voiler de cendre, comme le faisaient mes ancêtres.

Évidé de mes historiettes

perdu dans mon Histoire

remplie

de Mariam avec son pain écrasé par les tanks

de la tête de Ratzitatane qui demanda trois coups à la hache

de Inge trop belle pour ce bâtard de John James

des souffrances de Catherine Marro qui porta Rozalis à Jean

de Santos Balas

des espoirs de Jean Eudes et de Marie Anne chassés de leur Bretagne en haillons —

la Bretagne en haillons.

de la violence brumeuse de Londres et de celle, brumeuse, de Mexico

des révoltes des esclaves aux îles Maurice

de la Kataviva

de l’infecte guerre d’Algérie, foisonnante de tortures et de morts

de la pas très jolie Jeanne Odille et de son mariage avec l’âme de Santos

de la gifle de Rita

des grains de beauté de la chaste Alison — forte en sexe

de mister Lerou-ou-oux

de la Méditerranée, de Marseille et Empédocle et Anaxagore et Parménide

du pavillon des déments séniles

de Charles VIII et du 28 juillet 1488

d’Aurore de Sommerville plus forte que la vie

de Jémima-Jim au nom loyal

de Balkis fille de Balkis dormant dans le creux des racines

des tomettes fraîches

de l’appartement de tante Catherine

de Somapraba et du banquier Chemin

de septembre 1792 et des Allemands qui abandonnent

du ravin que Jean, seul, retrouvera

de l’espoir de Mexico et de l’orgueil de Pamela

des petits qui inventent des révolutions

de ceux que les révolutions tuent

de ceux qui tuent les révolutions

des peaux lisses

 



[1] J. M. G. Le Clézio, Révolutions, Gallimard, 2003.