Millet. Les pamplemousses sont ronds et roulent sans faire de mousse. En roulant ils écrasent, sans s’en apercevoir, tout ce qui est moins grossier qu’eux et s’écrasent, souvent après un long détour, contre plus grand qu’eux. N’importe quel phénomène social, culturel, scientifique, politique… n’importe quel ique ou n’importe quel logue est une occasion pour étaler leur capacité de tourner en rond. On peut faire toutes les critiques qu’on veut aux pamplemousses, mais… mais, il serait profondément injuste de ne pas leur reconnaître la capacité de sentir les odeurs sociétales (sic !) comme des vieux chiens de sociologues. Il arrive parfois qu’ils aient trop le nez dans le caca — les dossiers sur les médias qui ne cessent de revenir dans leurs pages, en sont un bon exemple — et qu’ils ne réussissent pas à détecter l’origine des odeurs, ils sont alors capables d’asperger tout un pays avec des odeurs de réserve pour confondre encore plus les idées. S’il y a une odeur qui fait partie de la vie de toutes les vies, et donc de celle des pamplemousses aussi, c’est bien celle du sexe et parmi les odeurs de sexe, celles des femelles en rut sont les plus vivifiantes. Imaginez-donc si le magazine des pamplemousses français agréés (le Nouvel Obs.) et son confrère italien (L’Espresso) pouvaient ne pas foutre leurs naseaux dans les pages de « La vie sexuelle de Catherine M. » de Catherine Millet ! Le N.O. titre « Sexe – Quand les femmes disent tout » et son pendant[1] italien (L’Espresso), la semaine suivante, intitule son dossier principal « Sexe – Les femmes racontent tout ». Et nous du Trempet, nous qui avons dans le nez les pamplemousses de tous les pays, nous essayerons de restaurer les coins aigus après le passage des polisseurs et polisseuses transalpines. Nous réfléchirons, nous aussi, sur les femmes qui parlent de sexe et nous prendrons, nous aussi, le livre de Millet comme fête de turque. Une façon facile, convenons-en, de ne pas trop lisser les coins, c’est de laisser chaque membre prendre sa place sans se faire déranger par son voisin. C’est pour cela que, tout au long de la semaine, les différents membres présenteront leur point de vue sur le livre de Millet dont l’histoire peut être résumée en quelques mots : Catherine, directrice de la rédaction de la revue Art Press, raconte, dans les moindres détails et dans des termes qu’autrefois on disait crus, comment ses trois orifices principaux, plus proches qu’on ne le pense dans l’espace sexuel, sont visités par un nombre de bittes pratiquement incalculable. Des considérations et des réflexions de l’auteur guident le lecteur dans l’interprétation d’un monde où la mécanique est reine.

 

Personne n’est vacciné contre toutes les formes de pamplemousserie[2] surtout quand on aborde un sujet aussi complexe que celui des femmes de sexe. Mais les membres du Trempet n’ont pas peur de se mouiller et de risquer de se trouver côte à côte avec des journalistes aux idées courtes et aux bibittes longues.

 

P.S.

Millet a affirmé dans plusieurs entrevues qu’il ne s’agit pas de fiction mais de comptes rendus authentiques de rencontres et de fantasmes réels.

 

* *

 

Vue par Marguerite J’aime les provocations quand elles servent à provoquer les bourgeois, et encore ! J’ai beau faire des efforts, les livres de cul, crus, je ne les digère pas. À la page trente du livre de Millet, je n’en pouvais plus. Non seulement ça ne m’intéressait pas, mais ça me déprimait. Profondément. Comme Gary, je pense que le sexe on le fait et on n’en parle pas. J’aime les livres qui suggèrent et qui croient en l’intelligence de la lectrice. J’aime les écrivains qui n’ont aucun besoin d’étaler quoi que ce soit sur le présentoir du corps et qui, quand ils dissèquent, ne se regardent pas faire. J’ai toujours considéré que l’étalage de bittes et de vulves est sans intérêt, ennuyeux et sans charme et que la parole sur le sexe détruit le plaisir par complaisance. Entre le sexe et la vie il y a un monde. Il y a un monde, comme entre l’écriture et la vie.

 

Vue par Joe. J’en ai connu, des femmes comme celle-là. Elles jouent à une bitte repousse l’autre quand la chair est ferme et s’accrochent à la première couille molle venue quand la parole seule est fringante. Je n’achèterais pas ce livre même s’il coûtait le même prix que le papier-cul.

 

Vue par Theodor. Le livre de Millet n’est pas intéressant en soi, mais il partage ce non-intérêt avec bien d’autres et donc, si on veut en parler, il vaut mieux le faire de manière civilisée : il n’est d’aucune utilité de descendre Millet comme si elle subsumait tous les mauvais livres qui envahissent la scène littéraire. « La vie sexuelle de Catherine M. », mérite d’être considéré comme un phénomène socioculturel qui jette une lumière, sans doute tamisée par le manque de maîtrise de la langue de l’auteur, mais quand même une lumière, sur ce que l’on peut appeler la « littérature de vie » féminine. Millet n’a besoin ni d’afficher « à la Flaubert » que Catherine M. c’est elle, ni de le cacher comme beaucoup d’auteurs de livres « osés » l’ont fait depuis des siècles. Elle est là, en première, en deuxième et en troisième personne. Elle est toute là : elle décrit Catherine en train de…, commente ses actions et les situe dans un cadre psychanalytique. Elle est en même temps scénariste, metteur en scène et actrice d’un film tourné dans sa tête, par son corps, pendant une trentaine d’année et mis en image pour les autres quand, je présume, elle ne croyait plus pouvoir jouer le rôle de déclencheur de désir. Si, du point de vue littéraire, les cent-soixante-dix premières pages pouvaient être réduites à trois ou quatre sans que le lecteur perde quoi que ce soit, du point de vue sociologique cet amoncellement de pénétrations est intéressant car il nous montre comment la quantité, tout en ne se transformant pas nécessairement en qualité, ne dégringole pas non plus vers une bouillie informe. Une femme qui choisit de se donner à des dizaines d’hommes dans des intervalles très courts (pour ne pas dire en même temps) non pas parce qu’elle a besoin d’argent (comme une pute) ou parce que son désir est irréfrénable (comme une nymphomane) mais parce que, dans le désir des autres, elle trouve le carburant du sien, n’est peut-être pas une nouveauté ; que cette même femme (une bonne femme avec une bonne position dans la bonne société) décide d’étaler sur le comptoir de la boucherie de l’édition les meilleurs quartiers de sa viande sans se soucier des mouches à merde qui tournent autour, cela ne relève pas seulement du courage ou de besoins personnels mais du fait que la société est passée du stade de la libération sexuelle à celle de la libération morale, du corps comme instrument de plaisir. Cette libération morale (mais il vaudrait mieux dire « libération de la morale ») n’implique ni amoralisme ni immoralisme mais un « papillonnage » de la morale qui choisit ses fleurs au gré des événements qui créent l’individu. La quatrième partie du livre (les quarante dernières pages) sont certainement les plus intéressantes, les plus pensées, les plus stimulantes (c’est le cas de le dire) pour un lecteur normal, celui qui dans un livre cherche une exposition du monde (ou d’un monde qui a une quelque analogie avec le sien) et non le lecteur « professionnel » qui lit parce qu’il doit faire des comptes rendus ou le drogué qui lit parce qu’il ne peut faire rien d’autre. La quatrième partie (Détails), c’est la partie réflexive. Elle réfléchit naïvement comme quand elle se questionne sur l’excitation que lui procure la fellation (Reste le mystère, pour moi, de la transmission de l’orifice supérieur à l’orifice inférieur) ; comme une bonne écolière (Écrire un livre à la première personne relègue celle-ci au rang de troisième personne) ; de manière pédante et sans tête ni queue (Comme la multiplication de deux nombres négatifs donne un nombre positif, ce plaisir est le produit […] de [l’] absence aperçue et de l’horreur qu’elle […] suscite) ; comme l’enfant qui découvre la philo via Lacan et nous dit que le regard est le siphon par où s’évacue mon être. Elle se présente au lieu de se représenter. Et cela fonctionne mieux, comme quand elle nous dit qu’elle a dû passer la trentaine pour comprendre que Mon propre plaisir puisse être la finalité d’un rapport sexuel. Sans doute de manière très critiquable, mais elle réfléchit — par ailleurs la « manière critiquable » n’est-ce pas le propre de la réflexion partagée ? Le livre de Millet ouvrira la bouche à bien d’autres femmes, on aura des tonnes de mauvaise littérature mais aussi quelques réflexions intéressantes qui lanceront les nouvelles générations dans de nouveaux terrains à essarter, dans de nouveaux mondes à déchiffrer.

 

Vue par Adolphe. Une occasion ratée. Ça démarre bien, sans trop de frous-frous ; un réalisme de bon aloi, quelques considérations psychologiques de trop, mais l’ensemble se tient. Ça fait bander, c’est ça qui compte. L’ensemble se tient dans les trois premières parties mais, dans la quatrième, Millet se laisse avoir par un intellectualisme de bas étage. Elle fait des considérations qui se veulent profondes quand, tout au long du récit, elle a montré que de profond elle n’a que trois orifices (comme elle les appelle). C’est dans le chapitre « Maladie, saleté » qu’elle n’a pas su saisir deux occasions en or que n’importe quel écrivain moindrement doué n’aurait pas laissé échapper : la première c’est quand elle nous parle de ces incidents scatologiques qui se produisirent quand j’étais en compagnie d’hommes beaucoup plus âgés que moi, l’un et l’autre pouvant être assimilés, pour des raisons d’ailleurs différentes, à des figures paternelles ; la deuxième quand Éric lui promet d’être un jour sous un chien dressé. Je dis bien qu’elle a raté des occasions en tant qu’écrivain car il est notoire que, dans la vie sexuelle, il n’y a pas d’occasions ratées : on a ce qu’on sait avoir et on donne ce qu’on peut donner. Le fait qu’elle n’ait pas su accepter ces deux offrandes du hasard me fait penser qu’elle a sans doute écrit la quatrième partie en premier et que, après seulement, elle a décidé d’ajouter du matériel pour soutenir ses considérations. Si la première occasion lui avait permis d’aller au-delà de la scatologie pasolinienne pour avoir le père par derrière, c’est surtout la deuxième qui ne se réalisa jamais, sans que je sache si nous manquâmes l’occasion ou s’il jugeait que cela devait rester de l’ordre de la fabulation qui lui aurait permis de faire une vraie immersion dans l’animalité humaine. Elle aurait eu le choix de compter les bittes des chiens avec celles des hommes (dans le chapitre nombres) ou de les mettre dans un ensemble à part (dans le chapitre espace) mais, quel qu’eut été son choix, elle aurait donné au sexe ce qui est au sexe avant que la pensée ne le réduise à un reste d’animalité. C’est dommage. C’est dommage pour nous qui aurions sans doute eu nos horizons ouverts sur d’autres espèces, c’est dommage pour Catherine Millet qui, honnête femme, continue à être embourbée dans les moralismes les plus poisseux. Lisez la réflexion profonde qu’elle nous livre pour justifier sa fierté quand on lui dit qu’elle fait très bien des pipes : Ce n’est pas que j’aie été privée d’autres gratifications dans ma vie personnelle […] il y aurait un équilibre à maintenir entre l’acquisition des qualités morales et intellectuelles qui attirent l’estime des semblables, et une excellence proportionnelle dans les pratiques qui font fi de ses qualités, qui le balaient, les nient. C’est quoi cette histoire de qualités érotiques qui nient les qualités morales ? Depuis quand existe-il des qualités morales ? Va mollusque, va faire une autre tranche de psychanalyse. Va et que Dieu te pardonne.

 

Vue par Ursula. Une bourge qui écrit pour des bourges sur des bourges. Je n’y vois aucun intérêt ni littéraire, ni politique, ni social… on n’avait pas besoin d’une vieille conne qui met noir sur blanc toutes ses aventures pour savoir que dans la classe bourgeoise on a toujours eu des dépravées qui épataient avec leur cul. De la merde.

 

Vue par Ivan. Il est difficile et parfois même inutile de dire si une œuvre se situe dans la queue d’un cycle ou si elle est dans le peloton de tête d’un nouveau. Difficile, mais pas dans le cas du récit de Catherine Millet. Est-ce à dire, comme on l’écrit dans les magazines ou on le suggère à la télé, que Millet fait partie du peloton de tête du tour de sexe des femmes « qui disent tout » ? Encore plus. Est-elle une des auteurs qui bâtiront la littérature du XXIe siècle comme une littérature de femmes, pour les femmes ? Il me semble évident, même après une lecture assez superficielle, que le récit de Millet est  plutôt dans la queue du vieux cycle : elle clôt une période dans laquelle la femme, comme personnage littéraire et personne réelle, vit et s’alimente dans les schémas bâtis par les hommes, pour les hommes. Son engouement pour les pipes, l’importance qu’elle donne aux hommes comme architectes de son image, son manque de sensibilité envers les femmes, sont plus que des indices du fait qu’elle a complètement intégré le discours hétérosexuel mâle et que, dans l’objectification, elle a trouvé la source principale de son plaisir — objectification de soi ou des autres, cela ne fait aucune différence. Le fait qu’elle participe à la fermeture d’un cycle, n’a rien de négatif en soi. On a besoin de gens qui analysent et nettoient les restes d’une époque qui s’éclipse : ils sont importants, souvent même plus que ceux qui ouvrent une nouvelle époque car, sans leurs patchworks du passé, réalisés avec la machine à coudre de la réflexion, les défricheurs risqueraient de geler dans la broussaille. Qu’on me pardonne le saut gigantesque, mais on pourrait dire que Millet est l’équivalent de Proust[3] et qu’on attend encore l’arrivée de Joyce (Angot aurait pu être un début mais elle trop coincée dans son malheur pour pouvoir ouvrir quoi que ce soit de nouveau, au niveau du style ou du contenu). Celles qui ouvriront un nouveau cycle auront le style qui convient pour finalement aborder la sexualité du côté des femmes : une sexualité animale sans être bête, qui ne refuse pas de compter mais qui préfère laisser conter ; qui, par moment, peut être dans la démonstration, sans que celle-ci soit sa manière d’être. Celles qui, sans le moindre effort, éviteront les banalités du genre : le cratère brunâtre du trou du cul et la vallée cramoisie de la vulve pour donner au corps ce qui est au corps et au style ce qui est au style.

 

Vue par Bernardo. Interchangeables ? Deux titres : La vie sexuelle de Catherine M. et Les monologues du vagin. Deux paragraphes en quatrième de couverture. Le premier : L’œuvre de Xxx donne la voix aux fantaisies et aux peurs les plus profondes des femmes, il est sûr que personne, après avoir lu ce livre, ne regardera plus le corps d’une femme, ou pensera au sexe, de la même manière. Le deuxième : L’œuvre de Xxx constitue, à coup sûr, l’un des livres les plus audacieux et les plus stupéfiants que la tradition érotique ait donnés à la littérature française. Les deux paragraphes s’appliquent-ils au même livre ? Si non, lequel s’applique à lequel ? Vous pouvez les associer comme vous voulez et cela ne changera pas grand chose. Ce que je peux vous dire c’est que, le premier s’applique au livre de Eve Ensler, The Vagina Monologues, le deuxième au livre de Catherine Millet. Il est étonnant de voir comment, après des centaines de déceptions, je puisse continuer à me faire avoir par les quatrièmes de couverture, une fois que le titre m’a bien émoustillé. Devant un livre, j’ai la même réaction que devant la beauté des femmes : si l’enveloppe est belle, je me laisse prendre. Comme pour les femmes, par contre, je ne donne aucun poids aux critiques (éventuellement plus on critique négativement, plus je me sens attiré). J’ai oublié de dire que le livre d’Ensler a une préface de Gloria Steinem et, les préfaces aussi, ont une grande influence lors de l’achat. Pas vraiment leur contenu, à vrai dire, mais le nom de l’auteur et le rapport avec le titre. Si, par exemple, le livre de Millet avait une préface de Sollers je ne l’aurais jamais acheté mais s’il était préfacé par, que sais-je ?, Cioran ou Cixous, je l’aurais acheté sans même lire la quatrième de couverture. La préface de Steinem était pour moi l’assurance que le titre n’était pas un attrape nigauds (pour reprendre la comparaison avec la beauté des femmes, Steinem était pour moi l’assurance que les seins si bien mis en valeur par un chemisier qui « tombait » bien, n’étaient pas des grains de maïs emballés dans un Wonderbra rembourré). J’ai lu le livre de Millet et pour le terminer j’ai dû me convaincre que je ne lisais pas pour mon plaisir : comme Millet je me suis laissé fourrer par tous les trous de mon cerveau avec des mots de toutes les formes et aux consistances les plus variées, avec des phrases courtes, de longues, de tordues et de très simples dans une espèce de torpeur corporelle. Comme Millet dans la baise, j’étais indifférent dans la lecture — ce qui, pour moi, était nouveau. J’avais presque peur de cette apathie. C’était grave. Très grave. J’ai même pensé être devenu impuissant à lire. Je dois admettre que j’ai toujours considéré les seins comme « fondamentaux » dans l’érotisme (les femmes que j’ai connues ne m’ont certainement pas poussé à changer d’avis !). Imaginez donc quelle surprise devant un livre qui, du point de vue du plaisir, met les seins sur le même plan que, disons, les… les ongles des pieds ! Quelle chance d’avoir acheté en même temps le livre d’Ensler ! Il a suffi que je lise ce que Steinem a écrit à propos de son apprentissage du mot clitoris pour retrouver ma vigueur de lecteur après la débandade Milletienne : Des années passèrent avant que j’apprenne que le corps des femmes possède le seul organe dans les corps humains avec aucune autre fonction que de ressentir du plaisir. (Si un tel organe existait seulement dans le corps des mâles , pouvez-vous imaginer combien on en aurait entendu parler — et ce qu’on aurait employé pour le justifier ?). Rien d’inconnu. Tout bien placé — contextualisé, comme diraient certains de mes amis. Simple. Fort. Clair.

 

Vue par Organ. Je n’ai rien à dire. J’ai arrêté à page 15, incapable de la suivre dans ses considérations sur la béance. Après j’ai lu en diagonale et je ne pas pu m’empêcher de me demander — même si les pénétrations « normales » sont plus qu’abondantes — si son insistance sur les rapports oraux et anaux ne donnaient pas raison à Karl Abraham quand il écrit que les pratiques sexuelles orales et anales sont, pour les femmes, un moyen d’éviter le contact qui leur rappellerait leur infériorité génitale.

 

Vue par Ik. De Kate Millet à Catherine Millet, quelle chute ! Vers la fin de son livre Millet écrit qu’il y aurait peut-être même une lointaine correspondance entre ma façon de peaufiner un pompier et le soin que j’apporte, dans l’écriture, à toute description. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas lucide ! Son écriture n’est surtout pas soignée, par contre il n’y a pas de doutes qu’elle doit sucer avec une classe incomparable — autrement, comment aurait-elle pu nous donner les nombreux détails qui voudraient agrémenter son interminable récit ? Elle est une critique d’art réputée et elle devrait donc savoir qu’entre peindre un tableau et le décrire il y a une certaine différence (elle devrait surtout savoir que certains tableaux abstraits sont plus faciles à créer qu’à commenter !). J’ai lu les vingt premières pages qui m’ont profondément ennuyé et puis j’ai lu par-ci par-là quelques paragraphes. Rien faire, l’ennui ne me lâchait pas — par contre une irritation prête à se transformer en colère prenait toujours plus de place, comme quand je lisais des niaiseries du genre : il doit bien y avoir un lien intrinsèque entre l’idée de se déplacer dans l’espace, de voyager, et l’idée de baiser ou il y a plus de la vision intérieure de l’artiste dans le tableau que de la réalité elle-même). J’ai même demandé à mes amis intellectuels si ce n’était pas un homme qui avait écrit le récit. Ils m’ont assuré que non et que seulement un vieux macho comme moi pouvait encore penser qu’il y a une façon féminine et une façon masculine de représenter les va-et-vient du sexe. Ça doit être vrai, mais ce ne l’est pas — heureusement !

 

Vue par Emenorai. Il ne suffit pas de lire entre le lignes, ni en dessous. Il faut relire les quelques lignes (une dizaine en tout) où sa solitude cesse de se draper dans le manteau rouge du sexe. Il faut l’observer dans les rares moments où le solide surmoi, qui lui donne un si grand don de l’observation, se laisse observer. Il faut l’écouter quand elle découvre ce qu’on connaît depuis que le monde est monde et qui pourtant est si loin de son monde mon plaisir n’était jamais aussi vif que lors de la première fois, non pas où je faisais l’amour avec quelqu’un, mais où nous nous embrassions. Il faut regarder la petite fille qui enroule et déroule les aussières de ses rêves aux bittes de mouillage.

 

Vue par Pablo. L’âme sans secrets n’est que trou. L’esprit sans secrets n’est que vent. Le corps sans secrets n’est que vide. Un livre sans secrets n’est que papier. Dans le secret de la confession la parole biloque l’âme qui s’ouvre à la parole divine, dans celui de l’amour l’esprit se repose, l’ami retrouve l’ami dans le secret de l’amitié. La vie humaine est un tissu de secrets gonflé par le souffle de la chair. Aucun secret dans le récit de Millet. Aucune vie. Même pas la vie de la perversion. Tout est aplati sur l’écran à deux dimensions de l’indifférence et du sexe. Bien des œuvres ont mis à l’épreuve ma résistance à l’impudicité mais presque toutes m’ont permis de trouver dans l’ignominie des pires passions le cri de la vie lacérée. Rien de tout cela dans Millet. Même pas d’impudicité : une machine qui s’unit à des machines et réfléchit comme une machine. Un vide sans angoisse. Un vide plein de vide qui, du vide, ne connaît point le drame.

 

Vue par Marie-Andrée. Pendant toute la lecture je n’ai pas réussi à me libérer de l’idée que Catherine vit les fantasmes de ses hommes et qu’elle met les siens en sourdine, sinon pourquoi serait-elle toujours accompagnée de son compagnon voyeur ? Ce qui s’accorde très bien avec la phrase suivante : je me suis spontanément coulée dans la peau des autres pour tenter de prouver par moi-même ce qu’ils éprouvaient. Je suis incapable de la suivre dans son adoration de la bitte. Adoration qui la porte à une image piteuse de son corps (Hydrocéphale et callipyge, les deux protubérances reliées par un inconsistant bras de mollusque (J’ai du mal à faire exister une poitrine), le tout posé sur deux poteaux qui entravent mais mouvements plus qu’ils ne les facilitent) ou qui la pousse à se faire uriner dans la bouche dans une passivité toute… féminine. Trop féminine, à mon goût. Toujours dans le « féminin » voici un des plus beaux passages du livre : Il fallait d’abord que je me donne littéralement  à corps perdu à l’activité sexuelle, que je m’y oublie au point de me confondre avec l’autre, pour, à l’issue d’une mue, m’étant dépouillée du corps mécanique reçu à la naissance, endosser un second corps, celui-ci capable de recevoir autant que de donner. Vraiment beau. J’ai vécu le même genre d’expérience, au début de la vingtaine et, moi aussi, j’ai mué : j’ai renoncé à croire que les hommes seraient capables de donner et j’ai choisi mes partenaires parmi les femmes. Après ma « mue » j’ai découvert la richesse d’une sexualité qui ne se réduit pas à trois orifices, non seulement les seins (cette « chose » pratiquement inexistante pour Catherine) ont pris une place importante mais tout mon corps, enveloppé d’esprit, a donné, reçu, donne et reçoit. Ce livre m’a laissé un goût amer, un sentiment de profonde d’impuissance. Il m’a montré que même des femmes fortes, indépendantes, intelligentes… quand elles sont des « femmes de sexe » peuvent ne pas amarrer à Lesbos et continuer une vie de misère (sexuelle) entre les bras d’hommes incapables (biologiquement !) de donner.

 

Vue par Alice. Il y en a encore du chemin à faire ! Il suffit qu’une femme écrive quelque chose qui sort des stéréotypes de la culture masculine, qu’au lieu de discuter l’œuvre on discute du lien entre la femme et l’œuvre. Comme si les seules vraies œuvres que les femmes pouvaient réaliser étaient les enfants ! C’est le cas à propos du livre de Catherine Millet. Les femmes disent tout ? Tout à propos de quoi ? Pourquoi pas, « les femmes disent », ou encore, comme on disait il y a une trentaine d’années « prennent la parole » ? ou, pourquoi pas Catherine dit, Geneviève dit, Nathalie dit… ? est-ce que les journalistes titrent « Les hommes… » quand Sollers déblatère sur la littérature, le cul ou la politique, ou titrent-ils « Sollers… » ? On a toujours besoin d’apposer l’étiquette « femme » sur les auteures de notre sexe quand on veut nier leur individualité ou quand elles dérangent.

 

Catherine Millet a écrit un livre qui a été publié, qui circule, qu’on lit. Catherine Millet est une auteure.

 

Par rapport à son livre je suis ambivalente — je dis bien par rapport à son livre et pas par rapport aux livres des femmes qui disent tout : j’aime le courage avec lequel elle prend le droit à une sexualité sans entraves et à en parler à mots ouverts — elle prend le droit, elle ne le revendique pas : ce qui rend la vie difficile aux anti-féministes qui s’en prennent, avec autant de facilité, aux revendications des femmes ! Je n’aime pas les considérations et les explications du comportement du personnage Catherine face aux hommes, mais de cela je ne parlerai pas. La manière très crue de raconter choisie par Millet, n’est pas un choix innocent : elle sait qu’elle va toucher certaines cordes sensibles, qu’elle va créer des polémiques dures et à la longue désagréables, qu’elle risque d’être mise à l’index non seulement par les pires réactionnaires mais aussi par les hommes et les femmes « libérées ». Sa décision de ne pas se cacher et de vouloir mouler le plus clairement possible le personnage dans l’auteur est une décision que beaucoup de femmes écrivaines adoptent depuis quelques années et dont la signification politique et littéraire est, à mon avis, très importante. C’est comme si elles disaient : nous n’avons pas besoins de nous cacher derrière des personnages inventés car notre vie est déjà notre invention, elle est déjà pleine d’intrigues, de figures de premiers et de deuxième plan, de contradictions, de rêves, de fantasmes, de luttes… Si nous décrivons avec le plus de participation possible nos malheurs, nos joies, nos gestes, nous sommes automatiquement dans le monde de l’art mais, à différence des « classiques », nous ne courons pas le risque de tout diluer dans des lieux communs stylistiques ayant, souvent, comme seul effet de bercer le lecteur et d’endormir sa curiosité sur le lit du déjà connu. Dans cette présentation « directe », où les standards masculins de représentation sont brisés, Millet se promène sans la protection des sentiments et c’est cela qui dérange le plus. Une femme sans tous les frous-frous sentimentaux ? Ce n’est pas une femme ! Une femme qui vit sa vie sexuelle comme mieux lui chante et qui s’en fout complètement de ce qu’on dit ? Ce n’est pas une femme ! Oui, une femme ce n’est pas une femme. Mais ce sont les femmes qui ne sont pas des femmes qui ouvrent la voie aux femmes qui seront des femmes. C’est tout.

 

 



[1] J’avais écrit « perdant », lapsus facilement compréhensible après la victoire de Berlusconi qui a l’Espresso comme un des ses ennemis les plus acharnés.

[2] L’APAP (Association des Pamplemousses Agréés Parisiens) a dénombré 329 formes communes et 1256 extraordinaires dont une très insidieuse pour les esprits libres : l’anti-pamplemousserie automatique.

[3] Est-ce un hasard si Millet dit qu’elle sait « peaufiner » les sexes des hommes et que Proust n’était pas aux premières armes dans ce domaine ?