Paroles d’hommes

Mathias Brunet

Québec Amérique, 2002

Mathias Brunet, journaliste sportif à La Presse, réunit dans ce volume des entrevues qu’il a conduites avec cinq personnalités qui pourraient être ses inspirateurs : Richard Garneau, Emmett Johns « Pops », Guy A. Lepage, Pierre Foglia et Denys Arcand.

Ces entretiens sont d’un intérêt inégal, deux d’entre eux ont particulièrement attiré mon attention, pour des raisons différentes.

Emmett Johns, prêtre catholique, est un réjouissant exemple de la diversité d’opinions au sein de l’Église, du moins celle du Québec. En dehors des positions traditionnelles qu’il reprend sur l’existence de l’enfer et contre l’avortement, ce « père » des itinérants défend des vues qui auraient entraîné son excommunication dans les années cinquante. Il faut croire que, malgré le rigorisme de Jean-Paul II, l’Église, à l’image du Québec, n’est plus monolithique.

L’abbé Johns affirme que l’univers, si harmonieux, ne peut être le fruit d’une série de hasards : il ne peut être que la création de Dieu. Mais cette preuve de l’existence divine était déjà présente chez certains stoïciens qui affirmaient que la nature est animée par le pneuma, Zeus ou Dieu, qui lui donne sa cohérence. Ce dieu stoïcien, immanent, m’apparaît plus crédible que le Dieu transcendant, d’origine juive, créateur de tout l’univers, et aussi probable que l’hypothèse du Big Bang. Pour les stoïciens, chaque homme, composé de chair et de pneuma voit, à sa mort, sa chair se décomposer en ses éléments matériels, tandis que son pneuma se fond dans le pneuma universel. Cette mort me semble plausible, tandis que l’immortalité de l’âme qui retrouvera le corps à la fin des temps a des allures de scénario de fiction-sans-science.

Lepage, Foglia et Arcand tiennent tous trois des propos qui suscitent la réflexion, mais je me contenterai de commenter Arcand, avec lequel je sens que mon désaccord augmente avec les années. Pourquoi ?

Il arrive à Denys Arcand « de croire au progrès, un peu ». Personne, il faut le souligner, n’imagine un progrès qui serait l’essence de l’histoire comme l’affirmait Hegel et, d’une certaine façon, Marx. Certes, le progrès n’est ni inéluctable, ni universel et peut même coexister avec des régressions, mais je suis de ceux qui l’espèrent. Arcand partage grosso modo la vision pessimiste des post-modernes : Auschwitz et les goulags sonnent le glas de toute idée de progrès.

Arcand reconnaît le progrès dans les connaissances et, sans doute, le progrès technologique. Mais, pour le reste, il n’en voit pas. Dans le domaine artistique, explique-t-il, Sophocle n’a pas été dépassé, et il a sans doute raison, mais il oublie de dire que maintenant, en plus des œuvres grecques, nous pouvons jouir de toutes les grandes œuvres créées avant et depuis cette époque, dont celle du « petit » Shakespeare, parmi bien d’autres bien sûr. L’abolition de l’esclavage ne serait pas, selon Arcand, un réel progrès, car le capitalisme aurait remplacé l’esclave par l’ouvrier pour des raisons d’efficacité. Mais le cher homme ne s’est pas demandé si l’esclave n'envie pas, avec quelques raisons et quels que soient les motifs du Capital, le statut d’ouvrier salarié…

Pour mes parents, le progrès n’était pas une idée, mais un fait. Ils avaient connu la misère des années trente et avaient vu leur niveau et leur qualité de vie progresser après-guerre grâce, entre autres, aux appareils ménagers. Ils s’étaient saignés à blanc pour faire soigner leurs enfants malades, tandis qu’ils se réjouissaient que leurs petits-enfants pussent bénéficier de programmes publics de santé. On pourrait multiplier les exemples, mais à quoi bon ? Il suffit de reconnaître que l’espérance de vie a doublé depuis cent ans pour envoyer paître les apôtres de la stagnation.

Rien ne prouve selon Arcand que l’écart entre les pauvres et les riches s’agrandisse. Mais il n’est pas nécessaire d’être un économiste ou un statisticien pour répondre à la question. Il suffit de se promener à Montréal et de regarder : depuis vingt ans, le nombre d’itinérants sur les trottoirs a progressé autant que le nombre de Mercedes et de BMW dans les rues.

Pour Arcand, enfin, la morale se réduirait à s’occuper de ses proches : pour le reste, on ne peut rien faire. Cet égoïsme de groupe inscrit dans l’individualisme contemporain, cette vision du monde se met en place chez Arcand avec Le confort et l’indifférence. Auparavant, le cinéaste se tenait dans les paramètres d’une vision sociale disons progressiste ; depuis, il décrit un monde de confort circonscrit aux proches et je ne dirais pas d’indifférence par rapport aux autres, mais de désabusement, de cynisme. Cela devient évident avec Les invasions barbares.

Dans ce film, le système hospitalier du Québec pourrait ressembler à celui des pays sous-développés. Dans l’interview mené par Mathias Brunet, il devient le pire des pays industrialisés, pire encore que celui des États-Unis qui exclut les pauvres des soins de santé. Arcand a raconté ailleurs que sa mère, qu’il adorait, est morte dans des conditions assez lamentables. Il aurait sans doute préféré, s’il en avait eu les moyens, l’envoyer dans un hôpital aux USA ou l’entourer des membres de sa famille dans un chalet dans les Cantons de l’Est. Qui pourrait être en désaccord ? Personne ne veut, à la fin de sa vie, se retrouver dans un mouroir ; tout le monde préfèrerait mourir entouré des siens, dans un lieu et un moment choisis. Mais cela peut-il justifier la description terrifiante des hôpitaux dans les Invasions barbares ? Une pareille caricature du milieu hospitalier et des syndicats réduits à être des repères de bandits ? Pas très progressistes ces syndicats, d’accord, mais à quoi rime pareille charge ?

Et que dire du regard de Arcand sur les jeunes, des barbares qui ne s’intéressent qu’à l’argent (ou qui se droguent ou fuient sur la mer). Triste regard en effet sans beaucoup d’aménité et de générosité. Triste regard sur un monde où il faut payer des étudiants pour venir rendre visite à l’un de leurs professeurs malade et où il n’y a aucun courant d’affection ou d’estime qui passe dans le rapport pédagogique. Du jamais vu, j’en atteste, dans les couloirs pourtant pas très gais des universités. Décidément, Arcand ne lésine pas sur le préjugé.

Denis Arcand est pourtant un esprit pétillant, brillant et perspicace, c’est évident dans le livre de Mathias Brunet, c’est également évident dans l’œuvre du cinéaste. Arcand est un bon scénariste et un bon réalisateur, il signe des films qui privilégient, comme le cinéma français, la parole au détriment de l’action vénérée par le cinéma américain. Ses films, bien fabriqués, peuvent avantageusement se comparer aux grandes productions internationales, malgré des moyens financiers relativement modestes. Comme tout véritable artisan, Arcand s’est amélioré avec l’expérience, de sorte que ses films réalisés après Le confort et l’indifférence sont cinématographiquement supérieurs à ceux qui les avaient précédés, mais ce progrès de la qualité formelle a été malheureusement accompagné d’une régression de la radicalité du discours politique. Dommage.