par Theodor Weisenstein
C’est conjouir, et non point compatir, qui fait l’ami. Nietzsche
L |
a
prolifération des références, les commentaires et les commentaires des
commentaires qui se répandent dans la moindre dépression pas encore envahie par
le torrent des idées, les anacoluthes rappelant à l’ordre les lecteurs
distraits, les métaphores qui succèdent aux métaphores comme les jours aux
jours, tout cela rend sinon impossible, certainement extrêmement ardue une critique
pas trop superficielle de n’importe quel livre de Derrida. J’ai donc opté pour
une « critique » qui n’en est pas une : rendre hommage à Derrida
en noyant mon style dans le sien, en imitant ses attaques toujours transversales,
en ouvrant et fermant des parenthèses au gré de la langue, en un mot, en
faisant du Derrida. J’espère que ce sera plus qu’un simple exercice de style ou
qu’une singerie pseudo-intellectuelle. Cela pourrait être un commentaire créatif
(si j’en suis capable) qui voudrait transmettre au lecteur l’envie de se jeter
dans Politique de l’amitié[1].
Une remarque préliminaire : contrairement aux lieux communs qui circulent
parmi les intellectuels qui ont perdu toute habitude de la pensée, Derrida
n’est pas un philosophe difficile, c’est un écrivain.
Le contexte
« O mö ami, il i a tRo dami »,
c’est ce qu’une amie, lors d’un souper orageux, m’a raconté qu’un ami commun
avait adressé à je ne sais pas qui. Pour que les interprétations, dans l’effort
de donner un sens, ne le déforment pas dès le début, je n’avais d’autre choix
que d’écrire la citation phonétiquement. S’agissait-il d’ami ou d’amie,
d’amis ou d’amies ? mais, surtout, d’Amie ou d’amie ?
Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir et, surtout, je ne veux pas renoncer à
cette ignorance pour pouvoir suivre à la trace l’amitié dans une ambiguïté, si
aimée par la langue française qu’elle écarte même la possibilité de dire ma
amie. Par simple aversion de cacophonie[2].
Est-ce
imaginable que l’ami, en prononçant son adresse à l’ami, n’ait pas pensé à la
célèbre phrase d’Aristote cité par Diogène, cité par Cicéron, cité par
Montaigne (O mes amis, il y a nul amy) ? Non. Avançons donc. Mais,
avant de trop progresser dans la fouille de cette adresse où genre et majuscules/minuscules
ajoutent complexité à l’ambiguïté, je me propose de regarder en face ce trop.
Il y a donc trop de personnes qui se déclarent ou sont ou voudraient être
ami(e)s. Trop : une quantité excessive, surabondante. Excessive par
rapport à quelle règle ou norme ? Par rapport à quoi ? À une autre
quantité ? Chiffrable ? Sans doute. Mais, quelle autre ? 1, 2,
1000 ou 100 millions ?
1,
2, 3… subjectif, comme une qualité. En effet, quoi de plus flou qu’un trop
qui, indubitablement, est un colporteur de quantité mais qui devient un signe
de qualité ou, pour être plus précis, du lieu où la qualité chavire du positif
au négatif. Même si on ne le regarde pas de trop près, le trop est
toujours un signe de qualité. « Elle en a trop sur les épaules »,
« Elle a trop souffert », « Trop c’est trop ! » voilà
quelques exemples du trop, dans le négatif. Mais le trop n’a pas besoin de
mouiller dans le négatif pour être négatif : il « négativise »
tout ce qu’il touche. Prenons « Elle est trop heureuse », ici le trop
peut être un indice d’une menace, d’un mal qui va apparaître : attention à toi, quand on est trop heureux
il y a des choses qu’on… Menace, terrible menace qui tue dans
l’« ouf ! » tout excès de bonheur. Qui nous fait accepter un
bonheur moindre. Sage. Raisonnable. Mais là aussi, pas trop. Pas trop sage, ou
pas trop raisonnable si on veut garder l’espoir — pas trop de lui non plus —
d’une liberté, d’un désordre qui ne nous enchaînent pas aux mornes normes[3]
quotidiennes.
Amie et amies
Repartons
en abandonnant l’écriture phonétique. Première tentative : Oh mon Amie, il y a trop d’amies[4].
Deux féminins et une majuscule à la seule place logiquement et socialement
acceptable.
Quand
l’amie objet de l’adresse, du regret ou du constat est l’Amie, pour avoir du trop
il suffit de un — un c’est déjà un de trop ! — ce qui fait
que l’adresse se transforme dans un appel à l’amitié exclusive, comme celle de
Montaigne. L’amitié se transforme en amour.
Transformation
terrible, selon Nietzsche. Nietzsche est là. Il ne pouvait pas manquer au
rendez-vous sur l’amitié. Mais, au XXe siècle, a-t-il déjà raté une
compagnie ? Non, il n’en rate pas une. Même pas les Nazis. Horrible
descente dans le marais de la cupidité (et il ne parle pas des Nazis) : on
s’adresse à l’Amie, à l’amante qui vise à l’appauvrissement et à la
privation et ne demande qu’à devenir le dragon de son trésor […] on aurait de
quoi s’étonner que cette cupidité et cette injustice sauvages de l’amour sexuel
aient pu être glorifiées et divinisées à ce point[5].
Est-ce étrange que l’on puisse associer la cupidité de l’amour sexuel à
l’amitié de Montaigne et La Boétie ? Sans doute, si on se fie aux mots,
tels quels. Se faire prendre tels quels, c’est la manière que les mots ont de
nous avoir. Souvent ils se voilent derrière des majuscules, pour nous avoir
encore mieux, pour se rendre mystérieusement uniques, ils intègrent une bonne
dose de cupidité. Comme le nom propre. Mais le nom propre reste propre :
sa majuscule est son masque de commerce. Il en va de tout autre manière pour
les concepts. Un concept majusculisé n’est plus un concept ; c’est une
arme pour la police de l’état-major intellectuel. Assez. J’abandonne les
majuscules et le trop=1. Surtout le A majuscule. Ce qui n’indique pas que les
petits « a » ne puissent pas subsumer des quantités énormes d’amour.
Ils sont petits par amour de la justice, d’une justice qui ne veut pas accepter
que l’agrandissement d’une lettre cause l’agrandissement d’un concept. Tous les
concepts sont égaux devant la raison. À propos de cela, je suis farouchement
dogmatique. Et je m’en flatte.
Pas
encore
Comme
Derrida dans Politique de l’amitié, je suis allé chercher le soutien du
fou de lucidité. De celui que, à coup de citations et malgré sa pensée longue
et sans coutures, on a tendance à transformer en guichet automatique pour
penseurs anémiques, de Nietzsche, le fou vivant [qu’il est, quand il s’écrie] : Ennemis il n’y
a point d’ennemis ! Le guichet est ouvert et plein. Pour Derrida, pour
moi et pour vous, pour tous et pour personne, mais attention aux
intérêts ! Ils peuvent être cruellement élevés. Vous risquez de perdre
votre « raisonnabilité ». Il vaut la peine de se demander pourquoi
Nietzsche opère un tel retournement de la sentence d’Aristote. Un retournement,
ma foi, assez prévisible mais, pour notre époque, moins intéressant que celui
qui est opéré par l’ami que je cite au début et qui est loin d’être un simple
retournement. Il faut se demander, surtout, pourquoi il le fait, après nous
avoir dit de nous affranchir de l’amertume implicite dans « Ami, il n’y a
nul ami » et après avoir écrit : oui, il y a des amis, mais c’est
l’erreur, c’est l’illusion sur ta personne qui te les a amenés. La réponse
est fort simple et tout à fait nietzschéenne : parce qu’on projette notre
moi idéal dans les autres et parce que, capables et obligés d’accepter nos
contradictions, nos instabilités, nos opinions, nous n’avons pourtant pas la
magnanimité de les accepter chez les autres. Chez les amis. Parce que l’idéal
nous persécute et, cruel, s’efforce de figer dans le mensonge de la vérité ou
de l’éternel, tout caprice de la vie. Mais nous accueillons n’importe quoi, n’importe
quoi avant qu’il ne nous appartienne. Nous roulons, monades pileuses, dans
l’histoire et ramassons poussière, poils, cheveux, morceaux de papier… tout ce
qui est assez petit et sans valeur pour ne pas avoir été caché dans les églises
du pouvoir.
Repartons.
Ennemis il n’y a point d’ennemis ! Un passage simple où l'on
s’adresse à nos ennemis en leur disant qu’il n’y a en a pas, d’ennemis. Message
d’amour, si on ne savait pas de qui il vient. Il n’y a pas d’ennemis, et si je
vous apostrophe comme ennemis c’est par laisser-aller et par amour des
paradoxes. Message d’amour, si on savait de qui il vient. Il n’y pas d’ennemis
parce qu’on n’a pas la force de haïr. On baigne dans la fadeur d’un amour universel.
Pas d’ennemis pour le fou, pas d’amis pour le sage mais pas d’amis pour le fou
non plus. Surtout pas d’amies. La femme n’est pas encore capable d’amitié.
Les femmes sont encore des chattes et des oiseaux, ou dans le meilleur des cas
des vaches. Pas encore ? Pas encore, en 1883. Et en 1915 ? La
parole à Freud : je ne me suis octroyé ni chien ni chat, il me reste
encore assez d’éléments féminins à la maison. Femmes et animaux, encore.
Mais pourquoi pas encore, l’amitié ? Parce que dans l’amour de la femme
il y a de l’injustice et de l’aveuglement envers tout ce qu’elle n’aime pas. Parce
qu’elle mélange, combine, mêle, brouille… corps et âme, sentiments et volonté,
esprit et sexe — comme dira Louise à Freud, l’homme qui passa sa vie à délier
l’esprit du sexe, à faire et défaire des nœuds. Comme l’homme elle est un
masque. Dans l’homme véritable un enfant est caché, un enfant qui veut
jouer. Non, pas comme l’homme. Elle ne veut pas jouer, elle ne sait pas
jouir. Depuis des milliers d’années elle écrase ou elle est écrasée. Trop
longtemps un esclave et un tyran se sont cachés dans la femme. C’est pourquoi
la femme n’est pas encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour.
Pas encore, capable d’amitié. Pas assez de tête. Elle fait perdre la tête. Comme
Louise au Monte Sacro ou à Lucerne. Louise qui n’était ni lierre ni vigne. Dommage.
Peut-être nos arbres ne poussent-ils pas si haut à cause du lierre et de la
vigne qui s’y accrochent. Quels arbres ? Les hommes. Toutes les
grandes vertus antiques s’appuyaient sur le fait que l’homme épaulait l’homme
et qu’aucune femme n’avait le droit de prétendre constituer l’objet le plus
proche, le plus haut et même l’objet unique de son amour — comme la passion
enseigne à sentir. Peut-être nos arbres ne poussent-ils pas si haut à cause du
lierre et de la vigne qui s’y accrochent. Pas encore, capable d’amitié. Pas
encore en 1883.
Mais,
que voulais-tu Friedrich, en 1872 ? « Louise veux-tu m’épouser ?
Pour deux ans, au moins pour deux ans ? Veux-tu être ma Cosima ? T’es
la seule. La seule qui puisse comprendre l’éternel retour. Épouse-moi, je t’en
prie. » Tu avais perdu la raison. Un homme à cause d’elle perdit la
raison […] Au diable s’en est allée sa tête — mais non ! à la femme !
Et tu la perdras une deuxième fois à Lucerne. Seul quand la cupidité (ou amour)
de la femme est là, l’homme n’est pas raisonnable. N’était-ce pas Aristote, le
grand sage, qui marchait à quatre pattes chevauché par une femme ? Et celui
qui pose tirant un chariot en compagnie d’un autre âne sous le fouet d’une
femme, n’est-ce pas Nietzsche ? Quel mauvais goût, Friedrich ! Seule
une femme pouvait te faire tomber si bas. Tu savais qu’elles sont les reines du
mettre bas. Et pourtant. Mieux vaut retourner aux Grecs. Aux sources de
l’amitié. L’antiquité a profondément et fortement vécu, médité et presque
emporté dans sa tombe l’amitié. C’est son avantage sur nous : nous pouvons
lui opposer l’amour sexuel idéalisé. Amour, sexuel et idéalisé. Un
substantif et deux adjectifs abominables. Au fondement du christianisme. De
toute religion. Pas encore, en 1883, capable. La femme n’est pas encore
capable d’amitié. Mais dites-moi, vous les hommes, qui de vous est capable
d’amitié ? Vous non plus. La femme et la technique vous ont dévirilisés.
Vous n’êtes pas capables d’amitié et d’inimitié. Mais vous l’étiez. Pour vous,
c’est fini, et pour elles pas encore. Il vous faut d’autres choses, pour vous
rassurer. Une science de l’esprit, par exemple. O hommes ! Quelle
pauvreté, quelle avarice de l’âme ! Ce que vous donnez à votre ami, je le
donne[6]
même à mon ennemi et n’en suis pas plus pauvre pour cela. Avarice et envie.
Envie et avarice et prétention. Petits. Le manque d’amis fait conclure à
l’envie ou à la prétention. Plus d’un ne doit ses amis qu’à l’heureuse circonstance
de n’avoir aucun motif d’envie. La femme ne connaît pas l’envie, pas encore.
Il faut donc en inventer une, celle du pénis, par exemple. Il faut ralentir sa
course vers l’amitié. Pas encore, pas encore capable d’amitié. Il faut mettre
toutes les chances de notre côté si on ne veut pas bouleverser le champ de
l’amitié : les choses sont déjà si compliquées et dangereuses dans
l’amitié. On ne peut pas faire entrer toutes ces folles. On ne pourra plus
contrôler tout. L’amitié deviendra sombre. Il n’y a qu’amour et haine
entre hommes et femmes. Pas encore, d’amitié. Pas encore, en 1883. Et même
dans l’amour conscient de la femme, il y a encore une agression, un éclair et
une nuit à côté de la lumière. Il n’y a que de la camaraderie entre hommes.
Il y a de la camaraderie. Puisse venir l’amitié. Entre hommes,
seulement.
Deuxième
retour, à la case de départ. Oh mon amie, il y a trop d’amies. Et si
c’était trop d’amies pour l’amie. Des amitiés féminines, comme on disait. Ça
change. Ça change pour de bon. Pour du bon. L’amitié entre femmes. Quand, en
1883, il écrivait pas encore, il voulait dire pas encore d’amitié entre
hommes et femmes. Et entre femmes ? Ça ne le concernait pas, pas du tout.
Comme Aristote. Comme les Anciens. L’amitié entre femmes ce n’était pas de
l’amitié, pour les sages et pour les fous qui écrivaient. Elles n’avaient pas
assez d’autonomie, sur papier. Surtout pas assez autonomes par rapport à leur
corps (leur esprit est sexe et leur sexe esprit, comme dira Louise).
Mais cela ne devrait pas être si mal si toute la philosophie honnie est un
malentendu à propos du corps. Est-ce que sur le Monte Sacro c’était un
malentendu à propos du corps ? ou de l’amitié ? ou de l’amour ?
ou du tout, c’est-à-dire encore du corps. Il ne nous a jamais dit ce qui
s’était passé sur le Monte Sacro[7].
Il ne nous a pas dit pourquoi il n’a pas réussi à transformer la Grande amie en
Amie. Il avait oublié la leçon du Gai Savoir : tout en
s’abstenant avec sagesse de l’intimité réelle et véritable, de la confusion du
toi et du moi. Elle lui avait vraiment fait perdre la tête. C’est
probablement vrai : des femmes peuvent très bien nouer amitié avec un
homme, mais il faut certes pour entretenir cette amitié, que joue un rien
d’antipathie physique. Vanité, oh vanité !
Ce
n’est pas important, l’amitié entre les femmes, en 1883, dans les livres, dans
le grand livre. Même pas digne d’un pas encore. Et pourtant elle était
là, elle n’attendait que la chute du mur du silence. Plus tard, beaucoup plus
tard, trente-huit ans plus tard, l’autre ami de Louise écrira que l’amitié est
l’expression « des mêmes motions pulsionnelles qui dans les relations
entre les sexes poussent à l’union sexuelle ». Il est drôle, lui. Il nous
a enseigné que toutes les relations sont des relations entre les sexes et à
propos de l’amitié il fait un distinguo. Il a peur, peur de ne pas s’arrêter à
temps. Il est sage, comme Aristote. Oh mon amie, il y a trop d’amies. Dans
ce cas aussi, le cas où les amies sont amies de l’amie, une et c’est
déjà trop ? Trop d’amies ça peut le provoquer. Il ne se contrôle pas. Mais
n’est-ce pas la femme qui ne se contrôle pas ? Il y a quelque chose qui ne
va pas, au pays des différences sexuelles. Je t’aime, tu les aimes, donc je les
aime. Tu les aimes d’amitié. Laquelle ? La pure, la belle ?
L’autre ? Mais il n’est pas sûr que l’autre soit pour toi, mon gai
luron !
J’ai
l’impression de tourner autour du pot et d’exploiter les événements à
l’avantage du peu que j’ai à dire. Il faut que je le dise, même si je ne suis
pas sûr que j’en puisse faire quelque chose, d’en tirer des avantages, encore.
Il faut que je le dise, même si c’est connu, que le sage, en l’occurrence
Freud, et le fou, toujours le même, le lucide, à distance de quarante ans, se
partagent une amie (Louise — Lou — Salomé). Le sage prend l’amie du fou, du fou
mort. C’est plus facile de partager avec les morts, surtout une amie. Une
anecdote tirée des lettres entre Freud et Salomé : un ami, Zweig, m’a
demandé de te demander, mon amie, si tu pouvais lui donner quelques conseils à
propos de ton ami Nietzsche. « Pour moi c’est à ne pas toucher : je
repousse cette idée avec effroi.[8] »
À ne pas toucher ? Qui ? L’ami ? L’idée ? Ça doit être
l’image de l’ami qui revient et qui fait peur. Ça ne peut pas être l’idée
qu’elle repousse. Seules les images peuvent être terrifiantes. On ne parle pas
d’idéoclastes et ce n’est pas un hasard. On parle de censure, mais ça c’est une
autre chose. Les iconoclastes ont toujours des images sur la planche, surtout
après l’invention de la photo. Ils sont souvent au travail pour cacher (avec
des voiles) ou détruire (avec des mines) les images et les femmes et les images
des femmes. Détruire des idées est tout autre chose, elles repoussent par
génération spontanée et puis elles sont souvent vides. Intouchables. « À
ne pas toucher ». Mais l’as-tu déjà touché ? « Je ne le sais
plus ». Sa sœur, oui. Mais la sœur, c’est une autre histoire. Une histoire
de famille et de nœuds. De vipères.
Espoir
Pas
encore ou l’espoir. Pas encore, pour l’instant. Mais l’instant a changé. Le encore
marque « que ce qui doit se produire ne s'est pas, pour le moment, produit ».
Il devait se produire, en 1883. Et il s’est produit, quelque part dans le XXe
siècle. Et les hommes ? Pour eux, c’est fini. L’antiquité est finie. Pour
l’instant. Un jour, pour eux aussi, il y aura un pas encore. Un jour, dans un
siècle ou un millénaire. Mais, en attendant, ils ont inventé la psychanalyse
comme rempart à la perte de l’amitié virile. Ils ont inventé la psychanalyse et
de l’antiquité ils ont extrait l’homosexualité, pour se protéger de l’explosion
des femmes. Ils ne pouvaient plus extraire l’amitié. L’amitié était déjà en
surface mais sous une autre forme, inconnue et inconnaissable pour des gens
habitués depuis des millénaires à vivre dans la pénombre. Moins guerrière. Ils
ont inventé la psychanalyse pour protéger la famille contre le déferlement de
l’amitié. De l’autre amitié. Ils sont allés chercher Œdipe pour justifier leur
baratin. Mais la peur reste. Bleue, pénétrante comme la virilité. Symbolique et
physique. La peur des femmes autonomes. Mère et plus. Mère et femmes. Ça
bouillonne dans le fond du siècle. Ça brûle. Il n’y a pas de feu sans fumée. Ça
bouillonne et partout on veut mettre de l’ordre : formaliser les
mathématiques, bureaucratiser le communisme, fasciser tout ce qui bouge et
surtout mettre du rationnel dans l’irrationnel. Étudier cette âme profonde et
noire à l’ombre de la famille râlante.
Ça
y est. Mais, pas encore tout à fait. Lou Salomé, l’amie des deux (on oublie le
troisième, il y a toujours un troisième, et puis le troisième était un poète et
les poètes ne comptent pas) : « Seul l’homme peut devenir un ascète
ou un débauché —, la femme (dont l’esprit est sexe et le sexe esprit) ne
pourrait. Ne peut devenir que dans la mesure où elle se "
déféminise " ». Mais l’ascète et le débauché ne peuvent pas
devenir amis, donc… donc seule la femme peut le devenir. Logique implacable.
Féminine. Pas encore, tout à fait, en 1934. En 1934, il y a d’autres rats à
fouetter.
Queue
pour les amis
Troisième
retour à la case de départ : Oh mon amie, il y a trop d’amis. D’amis
à qui ? À celui qui s’adresse ou à celle qui reçoit
l’adresse. Ça change pas mal.
Oh
mon ami, il y a trop d’amis. À ne plus savoir où donner
de la tête. Il va la donner à une femme.
Oh
mon ami, il y a trop d’amies. Trop d’amies pour
avoir besoin d’un psy.
Remplissage en hommage
Qu’il
soit accordé…. , cela n’est certes pas insignifiant même si…
Nous
y viendrons plus tard, donc. Mais pour nous en tenir ici…
Oh
mes amis gynocrates…
À
bon entendeur salut.
[1] Jacques Derrida, Politique
de l’amitié, Galilée 1994.
[2] Il est vrai que
l’élision du « A » a enlevé la cacophonie, mais elle a aussi conduit
à m’amie (ou mamie) qui est devenue l’amie de cœur, par un euphémisme
fort hypocrite. Comme si l’autre ne l’était pas. Et puis, dès le début du XXe
siècle, cette mamie se confond avec l’autre mamie, celle qui
provient d’une mammy qui n’est probablement qu’une mémé qui
revient d’un voyage outre-Manche. Et pourquoi, vu que, dans mon texte, le genre
ne semble pas être secondaire, ne pas écrire que m’ami a essayé sans
trop de succès de remettre de l’ambiguïté à l’avantage du masculin ?
[3] Qu’un simple
échange de pied transforme norme en morne ne relève pas du
mystère, ni de l’étymologie.
[4] Dans toutes mes
considérations sur le genre, je supposerai un monde hétéro. Je n’ai pas la
force d’aborder la complexité engendrée par l’homosexualité, même si parfois
j’ai l’impression qu’un simple renversement suffit. Mais un renversement peut-il
jamais être simple ?
[5] Nietzsche, Le
Gai Savoir, 14. Toutes les citations de Nietzsche seront en italique.
[6] Je veux le
donner, dans une autre traduction.
[7] Louise non plus
ne l’a pas dit : « Ai-je embrassé Nietzsche sur le Monte Sacro ?
Je ne le sais plus. »
[8] Lou Salomé, Correspondance
avec Sigmund Freud, Gallimard 1970, lettre à Freud du 20 mai 1934.