par Ivan
Maffezzini
À |
propos de Résistances[1].
À Freud
Il
peut arriver qu’on se dise que Derrida n’est pas complètement en contrôle de la
situation, qu’il dissémine des concepts dont la trace est
pratiquement inanalysable, qu’il jette un regard désabusé sur les restes,
mais pas dans une conférence où, en termes très simples et sentis, il oppose la
déconstruction à tout genre d’analyse et, plus particulièrement, à la
psychanalyse. Surtout pas à la fin de la conférence sur les résistances
« de » et « à » la psychanalyse. Il termine donc en citant
un passage de Faust où Méphistophélès, déguisé en Faust, montre à un
étudiant venu demander conseil que la compréhension que les philosophes ont du
monde, vient toujours après. Après l’action. Après coup.
Il
introduit la citation en écrivant qu’elle est une « traduction
convenue ». Pourquoi désigne-t-il ainsi la traduction de Nerval, lui qui
des conventions ne s’est jamais fait le défenseur ? Y a-t-il une critique
subtile qui m’échappe ? Sans doute. La voilà : Il est de fait que
la fabrique des pensées est comme un métier de tisserand, où un mouvement de
pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où
les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup[2] : le philosophe entre
ensuite, et vous démontre qu’il doit en être ainsi : le premier est cela,
le deuxième est cela, donc le troisième et le quatrième (…) Les étudiants de
tous les pays prisent fort ce raisonnement, et aucun d’eux pourtant n’est devenu
tisserand.
Il
aurait pu poursuivre la citation, mais il ne l’a pas fait. Il aurait dû, parce
que dans la suite le faux Faust introduit la chimie, cette science qui tant
inspira Freud. Je terminerai à sa place, mais avec une traduction « non
convenue » :
Qui veut connaître
et peindre le vivant
N’en doit d’abord
chasser l’esprit fervent ;
Car, s’il possède en
sa main les parties,
L’âme liante
hélas ! en est partie.
« La nature en
nos mains », dit la chimie… Eh ! Quoi ?
Elle-même se raille,
et n’en sait le pourquoi.
Probablement
l’auteur n’a pas cité ce passage parce que les paroles de Méphistophélès sont
trop convenues et trop facilement critiques de l’approche analytique qui n’est
pas seulement au fondement de la chimie ou de la psychanalyse. L’analyse est
interminable non seulement à cause de ce que Freud écrit, mais aussi pour ce
que Méphistophélès nous dit : si elle se terminait, si elle trouvait les
éléments ultimes, elle se retrouverait avec une poignée de cendres. Derrida
pense plutôt comme Méphistophélès que comme Freud : c’est parce qu’il
n’y a pas d’éléments indivisibles ou d’origine simple que l’analyse est
interminable. Si Derrida avait poursuivi la citation, il aurait dû
considérer que la chimie a fait beaucoup de route, et pas toujours fausse,
depuis ses débuts à l’époque de Goethe et que, même en chimie, l’analyse est
interminable quand elle s’appuie sur la mécanique quantique : si on
analyse les atomes, on trouve un noyau entouré d’électrons, si on délie le
noyau, on trouve des protons et des neutrons, si on défait les protons, on a
des quarks… Comme quoi les ressemblances entre la mécanique quantique et la
psychanalyse se situent bien ailleurs que là où une connaissance superficielle
des deux la fait apparaître[3]. S’il avait cité tout le passage,
il n’aurait pas pu écrire comme il le fait à la page 42 : Rien n’est
plus éloigné de la déconstruction, malgré quelques apparences, rien ne lui est
plus étranger que la chimie, cette science des simples. Mais il devait
l’écrire. Pour souligner la différence entre sa philosophie et la psychanalyse,
cette « science » que Freud dit, pour de mauvaises raisons, sœur de
la chimie. Une attaque en règle comme Derrida sait le faire : par le
travers et avec ambivalence. Une attaque qui se mue en résistance, en résistance
active, armée. Mais ce type de résistance est-il encore une résistance ?
Seulement si on pense à la Résistance contre les Allemands :
« Le plus beau mot de la politique et de l’histoire de ce pays [la
France]. » La vraie résistance, contre les Nazis, pas celle de la
philosophie qui, comme disait Goethe par la bouche de Méphistophélès, vient
toujours après, et qui, en France s’oppose souvent aux philosophes allemands
et, en particulier, à Kant, Hegel, Husserl, Heidegger et Freud[4], les philosophes de la
tradition de l’analyse auxquels la déconstruction demande des explications.
Auxquels elle résiste ; qu’elle attaque. Une tradition, celle de
l’analyse, qui délie, simplifie, va chercher les origines mais qui ne peut que
trouver un ombilic au nœud indénouable, comme celui du rêve ou de la vie. Un
nœud qui résiste et qui ne peut que résister à toute tentative de dénouement
analytique : la psychanalyse existe parce qu’il y a résistance. Seulement
pour cela.
Après
Freud, Lacan (et après, difficile à imaginer ?, Foucault).
Il
s’agit d’un discours prononcé par Derrida dans le cadre d’une rencontre
organisée à l’Unesco et intitulée Lacan avec les philosophes. Différence,
ce mot qui circule désormais dans l’indifférence la plus totale dans
d’innombrables textes, thèses et essais qui polluent la scène éditoriale
française, et pas seulement française, ne pouvait pas ne pas se montrer, sous
son meilleur jour, dans une conférence où Derrida résiste-attaque Lacan. Le
service est à Lacan : la différence entre lui [Derrida] et moi, c’est
qu’il n’a pas affaire à des gens qui souffrent. Et maintenant, à
Derrida : La différence […] c’est que, formule à entendre comme il
plaira, le manque [sa marotte] n’a pas sa place dans la dissémination [ma
marotte]. Je ne connais pas de commentaires de Lacan[5] sur l’affirmation de Derrida,
par contre les considérations de Derrida sur l’affirmation de Lacan qu’on vient
de citer figurent à la page 86 de Résistances : Qu’en
savait-il ? Très imprudent. Il ne pouvait pas tranquillement dire cela, et
le savoir, qu’à ne se référer ni à la souffrance […] ni au transfert,
c’est-à-dire à l’amour qui n’a jamais eu besoin de la situation analytique pour
faire des siennes. Mais, alors, que veut-il dire, Lacan ? Il faisait
donc de la clinique institutionnalisée sur un certain mode, et des règles de la
situation analytique, un critère de compétence absolue pour parler — de
tout ça. Ce Lacan, qui voulait, semble-t-il, entrer dans l’université,
avait certainement un rapport très simple aux institutions. Il voulait détruire
les mauvaises pour pouvoir bâtir la « bonne » — la sienne — où la
vérité vit et prospère ; où on sait de quoi on parle quand on parle de
souffrance. On le sait parce qu’on est dedans, dans l’institution. Parce que
quand mille nœuds criblent le fil[s] invisible, le philosophe-Lacan démontre
qu’il doit en être ainsi. Et c’est à Derrida, moins institutionnalisé et
institutionnalisable que Lacan, de renchérir, de régler ses comptes : Que
je n’aie jamais été en analyse, au sens institutionnel de la situation
analytique, ne m’empêche pas d’être ici ou là, de façon peu comptable,
analysant et analyste à mes heures et à ma manière. Comme tout le monde.
Comment interpréter, à la lumière aussi de la conférence précédente, cet
hommage : Lacan est un philosophe tellement plus averti que Freud,
tellement plus philosophe que lui ? Peut-être faut-il ne pas
l’interpréter : laisser l’interprétation en suspens et suivre Derrida dans
son analyse de la bévue du « maître de vérité[6] » : Comment
pouvait-il insister à deux reprises sur mon statut réel de non-analyste
institutionnel et sur mon statut à tort supposé par lui d’analysant
institutionnel, alors qu’il aurait dû être le premier à soupçonner les limites
ou les bords de ces sites, à faire attention aux nœuds surnoués de cette
invagination[7] ?
Je
crains que les extraits et le ton choisis donnent l’impression d’une
opposition, d’une polémique[8] trop forte aux esprits qui
[croient] que je m’opposais ou que je donnais tort à Lacan. Le fond
soutient une chose tout autre, bien plus froide et dépourvue de
polémique : Donc non seulement je ne critiquais pas Lacan mais je
n’écrivais même pas sur Lacan ou sur un texte de Lacan […] J’étais par mon
écriture engagé dans une scène […] pas fermable, pas cadrable. Au-delà de
Lacan. Est-ce que Derrida ne pardonne pas à Lacan son phallogocentrisme ?
Sans doute. Mais peut-on pardonner quoi que ce soit à un « maître de
vérité » ?
Il y a
des couples manqués comme Gide et Proust, fictifs comme Sartre et de Beauvoir,
des couplets comme les frères Goncourt, des couples mythiques comme Joyce et
Becket, infernaux comme Barak et Arafat, ennuyeux comme Jésus et Gandhi,
heureux comme Jane Mansfield et le Marsupilami, des couples impossibles comme
Nietzsche et Freud. Derrida, appelle couple étrange celui que forment
Nietzsche et Freud, ce couple que trop de voyeurs nous assurent avoir vu
ensemble. Même Foucault se laisse prendre au piège de la facile facilité
pendant quelques lignes et met Nietzsche et Freud ensemble, du bon côté,
comme le souligne ironiquement Derrida. Seulement pendant quelques lignes,
quelques pas ; après, Nietzsche reste avec Hölderlin, Nerval et Artaud,
« les bons », tandis que Freud se promène bras-dessus bras-dessous
avec Pinel.
La
troisième conférence de Résistances, Derrida la prononça en novembre
1991, à l’occasion du trentième anniversaire de l’Histoire de la folie à
l’âge classique de Michel Foucault. La conférence la plus chargée
émotionnellement et intellectuellement des trois, où la critique philosophique
et le dialogue entre pairs ne s’enlisent jamais dans l’anecdote et l’ironie
facile. Un dialogue pas seulement entre pairs. Entre amis. Même s’il dit que
non, Derrida continue à régler ses comptes avec Foucault, sans hargne, sans
agressivité, avec classe, il faut l’admettre, comme on règle des comptes avec
un vieil ami dont l’amitié s’est obscurcie sans que l’admiration soit
altérée. Et c’est Freud le pivot autour duquel tourne la conférence. Un
Freud que, au dire de Derrida, Foucault déplace de part et d’autre d’une ligne
de partage qui, tout en étant assez floue, sépare les bons des mauvais. Le bon
génie de Freud — celui qui met la parole au centre et s’oppose aux
réductionnismes biologique et évolutionniste ; et le mauvais génie
— celui qui a continué à mettre au centre la pensée médicale, celui qui a
transféré les murs de l’asile dans le rapport psychanalytique. Dans
l’institution psychanalytique. Derrida ne limite pas l’analyse du mouvement
pour et contre Freud (plutôt plus contre que pour) seulement à l’Histoire
de la folie, il considère aussi Les mots et les choses et L’histoire
de la sexualité où Freud est mis complètement K.O. : [Freud a] relancé
avec une efficacité admirable, digne des plus grands spirituels et directeurs
de l’époque classique, l’injonction séculaire d’avoir à connaître le sexe et à
le mettre en discours. Ce que Derrida reproche à Foucault, c’est de ne pas
être allé au-delà, au-delà, là où gît l’Au-delà du principe de plaisir[9]. Là où il aurait pu trouver une
critique de la maîtrise et du pouvoir presque foucauldienne : une
dualité pulsionnelle sans principe. La dualité entre principe de plaisir et
pulsion de mort n’est-ce pas ce que Freud a tenté d’opposer à tous les
monismes en parlant d’une dualité pulsionnelle et d’une pulsion de mort, d’une
pulsion de mort qui n’était sans doute pas étrangère à la pulsion de maîtrise ?
[…] J’essaye d’imaginer encore la réponse de Foucault. Je n’y arrive pas.
J’aurais tant aimé qu’il s’en charge lui-même. À sa manière derridienne
classique, de travers, il dit qu’il n’y arrive pas et puis il y arrive : Mais
en ce lieu où personne ne put répondre pour lui, désormais, dans le silence
absolu […] je me risque à parier que, dans une phrase que je ne ferai pas à sa
place, il aurait associé mais aussi dissocié, il aurait renvoyé dos-à-dos la
maîtrise et la mort, c’est-à-dire le même, la mort comme le maître.
Après
cette conférence, impossible de ne pas plonger dans Foucault.
[1] Jacques Derrida, Résistances,
Galilée, 1996.
[2] Toutes les
citations sont en italique.
[3] Je fais, bien
sûr, allusion à l’indétermination, si galvaudée.
[4] C’est moi qui ai
ajouté Freud, parce qu’il me semble injuste qu’il l’ait oublié dans le
paragraphe sur la tradition analytique, même si elle est philosophique.
[5] L’affirmation de
Derrida est tirée d’un texte de 1975. Six ans avant la mort de Lacan.
[6] Maître de vérité
en tant qu’analysant, bien sûr ! Mais qui aurait pu en douter ?
[7] Pas mal. Vraiment
pas mal !
[8] Ou
poleros : néologisme forgé dans la
conférence précédente pour indiquer un rapport de force et une séduction qui
naît de l’union de politique, polemos et eros.
[9] L’œuvre de Freud
que Derrida considère la plus importante du point de vue philosophique.