Réussite et échec de Picasso.

« Jamais auparavant… », plusieurs fois, au moins quatre ou cinq, dans Réussite et échec de Picasso, John Berger emploie cette expression, qui souligne, de manière on ne peut plus évidente, la considération qu’il réserve à ce géant inclassable et pourtant si unanimement accepté, à ce génie auquel tout semble réussir, à celui qui, avec Braque, déclencha cette révolution artistique qui « a changé la nature des rapports entre l’image peinte et la réalité ». Je me demande quelle étrange défense a bien pu s’ériger dans la tête des critiques qui, lors de la parution en 1963, parlèrent d’un livre « insolent, insensible, doctrinaire et pervers », d’un livre de « mauvais goût ». La seule explication qui me semble tenir, à moins de considérer ces critiques comme des incompétents, c’est de mettre le tout sur le dos de l’époque qui, il faut bien l’admettre, n’avait pas le dos aussi large qu’elle le prétendait.

Parler d’échec de Picasso, lorsque, malgré son âge, il est loin d’être « fini », peut relever de la provocation ou du dogmatisme, mais ce n’est vraiment pas le cas avec Berger qui montre qu’un échec de Picasso existe bel et bien et qu’une partie de cet échec est due à son propre génie et au manque de générosité politique et critique de ses adorateurs. Rarement j’ai vu le lieu commun « il a les défauts de ses qualités » être si parfaitement adapté.

Le livre, avec ses quatre-vingt-quatre reproductions d’œuvres de Picasso et une trentaine de reproductions d’autres peintres, est ce qu’il y a de plus loin du cri du cœur, de la polémique malveillante ou de la prise de position dogmatique. Il est une aventure raisonnée à travers les œuvres de Picasso, un voyage qui oscille entre le scientifique et l’artistique, sans jamais être simpliste, qui permet au lecteur de mieux apprécier Picasso, son époque et la nôtre. Pour étudier cette œuvre, monstrueuse par étendue et par hétérogénéité, Berger choisit deux points d’approche qui lui permettent de l’éclaircir, de la louer et de la critiquer sans tomber dans une mystique réductrice du génie, dans la facilité de l’art pour l’art ou dans une chétive causalité sociale ou économique. Ces deux points sont : l’enfant surdoué qu’il fut et les conditions politiques et économiques de l’Espagne de la fin du XIXe siècle. Rien de sorcier : que les capacités d’un enfant et la société où il vit influencent son futur n’a certes pas besoin d’être démontré. Ce qui est original, c’est l’emploi simple et didactique de ces deux éléments pour pénétrer dans le mystère de l’œuvre et en saisir la continuité qui permet à l’observateur d’aller au-delà du simple choc des formes insolites. Loin du « j’aime » et du « je n’aime pas » et loin, en même temps, des livres pour initiés qui cachent l’œuvre derrière l’écran opaque de commentaires.

Quand on sait que Picasso était un enfant prodige, son affirmation que « en peinture, recherche ne signifie rien, la question est de trouver » cesse d’être banale ou provocatoire et se situe à des années-lumière de la prise de position naïve et intéressée de l’artiste « maudit » qui n’a pas encore pénétré dans le sanctuaire de la recherche subventionnée ou dans les galléries qui donnent un nom. C’est le constat de qui a vu le monde se plier, comme par magie, sous ses mains, dès que le monde a commencé à exister, de qui ne s’est jamais séparé du monde — ce qui est loin de vouloir dire, comme le disent les romantiques invétérés et ceux qui ne craignent pas les banalités, que « Picasso a créé un monde ».

Quand Berger nous parle des œuvres, qu’il estime être les plus réussies après la période cubiste, comme Le miroir de 1932 (« je suis cette femme qui dort »)

 

 

ou de la Tête de femme pleurant de 1937 (« Je suis celle qui pleure ») ou de la Figure de 1939 (« Je suis cette femme qui se tourne pour me voir ») on est transporté dans la tension amoureuse et sexuelle d’un maître qui a « trouvé son sujet » et ne cède ni au maniérisme ni à la virtuosité.

Quand il nous montre que dans La course de 1922

 

 

 

dans Figure de 1927 et dans Femme dans un fauteuil de 1929,

 

Picasso « n’a pas réussi à trouver (ou à recevoir) son véritable sujet » ou quand il compare un tableau qu’il juge non réussi Femme nue se coiffant de 1940

 

 

 

 

 

avec la perfection de L’aubade de 1942,

 

 

 

Berger nous achemine vers l’intelligence des tableaux et nous permet de nommer ce qui n’était qu’un malaise devant une étrangeté trop maîtrisée, trop jouée. Maniérée.

Dans l’édition de 1989 Berger a ajouté un chapitre « Dernier hommage » où il parle de la période après 1963, des œuvres de la « vraie » vieillesse sur lesquelles il laisse poindre des doutes et qui lui semblent confirmer que l’enfant prodige ne pouvait pas vieillir.

Quand à quatorze ans on voit notre père nous céder sa place, il n’y a plus d’évolution possible.

Et Picasso « n’évolue pas » malgré tous ses changements de style. Il tourne autour de soi, d’un soi qui, heureusement pour l’art, est loin d’être quelconque. Il est seul et son isolement est total. Il a toujours été total, excepté pendant les quelques années cubistes.

La tension sexuelle et amoureuse qui lui permit de réaliser certains chefs d’œuvre à l’époque de sa passion pour Marie-Thérèse Walter n’étant plus supportée par la chair, elle se transforme en cris et jurons et n’acquièrent pas la maturité (jamais mot ne fut plus à propos !) qu’elle acquiert dans la Femme au sein nu de Tintoretto, La vieille femme de Giorgione et La vanité du monde de Titien, les tableaux des trois vieillards auxquels Berger compare Picasso.

Les paragraphes finaux de l’édition de 1989, mêmes s’ils ne concernent que les derniers dessins, résument parfaitement le Picasso de Berger et le Berger qui parle de Picasso.

Un vieil homme enragé contre la beauté de ce qu’il ne peut plus faire. Farce. Fureur. Où la rage peut-elle s’exprimer ? […] La rage s’exprime en allant directement en arrière vers le lien mystérieux entre pigment et chair et les signes qu’ils partagent.

C’est la rage de la peinture comme une zone érogène sans limites. Mais les signes partagés, au lieu d’indiquer un désir mutuel, étalent le mécanisme sexuel. Cruellement. Avec colère. En blasphémant. C’est peindre en jurant contre son propre pouvoir et contre sa propre mère. Peindre en insultant ce qui était auparavant célébré comme sacré. Personne avant lui n’avait imaginé comme la peinture pouvait être obscène à propos de ses origines, et en même temps loin de montrer l’obscénité.

Comment juger ces dernières œuvres ? Il est trop tôt. Ceux qui prétendent qu’elles sont le sommet de l’art de Picasso sont absurdes comme l’ont toujours été les hagiographes autour de lui. Ceux qui les rejettent comme des vociférations répétées d’un vieillard comprennent très peu de l’amour ou du désespoir.

Il est bien connu que les espagnols sont orgueilleux de leur manière de jurer. Ils admirent l’ingénuité de leurs serments et savent que jurer peut être un attribut, même une preuve, de dignité

Personne n’avait jamais juré en peinture auparavant.