Dix heures d’avion c’est long, surtout si le départ est retardé de deux heures. Quelques pas dans la maigre librairie de Dorval. Section des classiques anglais à 3,99 et 4,99 $. Austen, Brontë…je n’ai jamais lu Wuthering Heights, je le prends. Ça suffit pour l’anglais. Je ne vois pas de section française. Elle est au fond. Classique québécois : Une saison dans la vie d’Emmanuel, ça fait au moins quinze ans que je dois le lire. Je le prends. À côté de la caisse, une espèce de section érotique. En voilà un qui ferait hurler Alice : 203 façons de rendre fou un homme au lit. Je le prends.

 

« Tu ne connais pas le Québec. » On me le dit quand je ne reconnais pas Pauline Maurois, quand je confesse que Paul Piché est, pour moi, un parfait inconnu ou quand j’affirme ne rien savoir de la célèbre grève de Radio Can. Je me défends en parlant de mon commerce avec Ducharme, de mes amis d’Hydro ou de mes visites au Jean Coutu du coin. « Ce n’est pas ça, le Québec. Tu es trop dans ta tête. Même quand tu observes les gens dans une pharmacie ou dans une salle d’attente d’une clinique, tu es incapable de ne pas projeter l’ombre de ton monde. Le Québec, c’est autre chose. Tu devrais lire Une saison dans la vie d’Emmanuel. »

 

Seulement cent soixante cinq pages dans la nouvelle édition de Boréal. Il y a deux heures d’attente. Je devrais le finir avant l’embarquement. Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là , tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées…, un début un peu trop « littéraire » à mon goût. Mais, après ça change. Deux pages d’exercice ça suffit pour un écrivain, après on est réchauffé. Ce qui suit permet même d’oublier la facilité de la prison des lacets et de cuir de Grand-Mère Antoinette. Mon dieu comme cela change ! La « littérature » aux orties ! La « réalité » aux orties ! Place aux cauchemars et à la poésie ! Non, le Québec ce n’est pas celui que décrit Marie-Claire Blais, le Québec est beaucoup plus solaire. Je veux dire, le monde ne peut pas être si noir. « Tu es incapable, d’écouter. Tu dois tout faire passer par ton hache-idée de merde. » Ce n’est pas vrai. J’écoute. J’aime ce qu’elle dit et comment elle le dit. Mais c’est bien parce que j’aime, que dans la saison d’Emmanuel je vois la saison de Marie-Claire Blais. La messe de cinq heures ? une « institution » dans le monde paysan, Une parenthèse quotidienne. Rien de dur ou de souffrant. Même avec la neige. Le père qui refuse les livres ? un classique paysan. Rien de dur ou de souffrant (pour un parent qui s’oppose il y en a presque toujours un qui aide ; si les deux sont contre il y a un oncle, un ami un prêtre ou… personne, il est vrai.) Les parents qui s’aiment en faisant du bruit ? Normal et beau. Même au Québec. Ce qui est spécial — c’est ça la poésie — c’est la transformation que la romancière opère sur un matériel commun, banalement truffé de malheur et de joie ; c’est cette atmosphère si réelle, invention d’une âme torturée et meurtrie qui colore le monde avec son pinceau trempé dans la souffrance. Un monde où on peut inventer un Frère Théodule pour nous montrer que même la bassesse, quand on a vraiment froid, peut donner de la chaleur. Et l’usine et le bordel ? Elle ne les invente pas. Ils sont là pour ramasser ceux que la campagne laisse choir. Oui, peut-être que je ne connais pas le Québec et que, comme Grand-Mère Antoinette, je préfère me consoler en pensant que ces créatures (grâce à Dieu) n’étaient que des créatures de l’imagination, et ne pouvaient pas exister vraiment . Non, les créatures de Jean Le Maigre n’existent pas, comme celles de Marie-Claire Blais.

 

On embarque. Combien de Fortunés, d’Héloïses et d’Emanuels parmi ces Marocains qui emmènent leurs petits voir Grand-Mère Fatima ? Beaucoup. Surtout après avoir passé deux heures saignantes en leur compagnie. Incroyable, mais il y a encore des gens qui croient que les livres ne sont pas des hallucinogènes !