Théorie du Bloom

Je n’aurais pas dû lire « Théorie du Bloom », non seulement parce que la « Théorie de la jeune fille » m’avait déjà montré que les P’tits cons ne juchaient pas bien haut ou parce que Bloom est un nom plein d’assonances vitalistes qui contrastent avec leur gris emploi, mais aussi parce que les P’tits cons croient être les vrais héritiers de Debord, les continuateurs de la critique de la société du spectacle.

Pourquoi Bloom ? Pourquoi choisir un nom gonflé d’espoir, un nom que même la hargne petite intellectuelle de Stephen Dedalus ne pouvait ternir ? pourquoi le nom de l’homme qui inventa la psychogéographie de Dublin ? de l’homme au quotidien à la dérive ? Des rognons, une discussion, un chat, une escapade, un bordel, les vesses de Molly, un livre porno… tout était occasion pour vivre à part entière. Sans doute parce qu’ils ne savent pas lire ; parce qu’ils passent leur temps à poser des pièges qu’ils appellent « théorie » dans la forêt des syllabes. Mais, c’est quoi Bloom[1] ? «  La compréhension de la figure du Bloom ne requiert pas simplement le renoncement, ce qui est peu de chose, à l’idée classique du sujet, elle requiert aussi l’abandon du concept moderne d’objectivité. (…) " Bloom " désigne une Stimmung, une tonalité fondamentale de l’être. (…) Le Bloom nomme donc aussi bien l’humanité spectrale, égarée, souverainement vacante (…) l’étant crépusculaire pour lequel il n’y a plus ni de réel, ni de moi, mais seulement des Stimmung. » Clair ? Non. Encore : « Le Bloom est donc aussi bien l’homme que rien ne peut plus défendre de la trivialité du monde. » Notez la nécessité de se défendre de la trivialité du monde : on ne se défend pas du monde trivial mais de la trivialité du monde ! Ce sont les abstractions qui nous attaquent ! Qui attaquent les P’tits cons ? « Nous ne voyons en tout que le rien que nous sommes nous-mêmes si pleinement. » Nous, c’est-à-dire eux.

Le cadre est noir.

Le dessin est noir.

L’atmosphère est noire.

Un noir politique loin de l’anarchie, très, très proche du fascisme et du cléricalisme.

Noir catastrophisme de gens qui ignorent l’action et qui projettent la pauvreté de l’ombre de leurs gestes sur le monde.

Est-ce qu’en partant de Debord on devait en arriver là ? Je ne sais pas si on devait, ce que je sais, par contre, c’est que l’on y est arrivé. Pourquoi ? Parce que les livres de Debord sont devenus un point de départ absolu. Des vaches sacrées. Intouchables. Mais, aussi, parce que les P’tits cons n’ont pas d’oreilles assez fines pour entendre l’ordre de Zarathoustra, que Debord avait fait sien dans son jeu d’exclusions perpétuelles.

 

En vérité, je vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Debord ! Mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés.

Vous dites que vous croyez en Debord ? Mais qu’importe Debord ! Vous êtes mes croyants : mais qu’importe tous les croyants.

 

Mais je ne suis pas certain que Debord, comme Joyce et comme Nietzsche, ne soit pas présent dans les théories bloomesques que comme nom pour donner des ailes à des idées rognées par les bactéries d’une culture profondément livresque. Je ne pense pas qu’il faille être des aigles pour voir qu’il y a trois auteurs qui comptent beaucoup plus pour les Blooms de la théorie que Debord et les autres. Trois auteurs jamais cités, mais qui donnent la Stimmung (j’ai bien appris, hein !) du texte ; plus ou moins détournés, ils sont présents à chaque page ; ils sont les maîtres inspirateurs, les anges gardiens de la vérité p’tit connesque. Ils sont très connus, ils s’appellent : Savanarole, Luther et Müntzer[2]. Comme ces chantres de la décadence du religieux, comme ces hommes purs qui luttèrent sans compromis contre la dégénérescence d’une société qui s’éloignait de la perfection de la parole divine, comme ces réceptacles de la foi que l’Éternel remplit du jus de la vérité, nos P’tits cons nous assènent la lourde parole divine incapable, dans sa hauteur infinie, de voir les germes de vie qui poussent dans les corps lézardés des pauvres humains qui traînent de la patte à côté des P’tits cons.

C’est un retour en pompe du religieux.

Il y a le retour du religieux mou (à la Derrida et à la Vattimo), un retour qui peut emmerder, qui peut à la limite irriter et puis il y a le retour sur les chars d’assaut de la théorie des P’tits cons et de tous ceux qui se sont transformés en tubes digestifs des paroles divines. Contre ce retour il n’y a que le silence. Un silence divin et indifférent.

Malheureusement, j’ai trop parlé.

 



[1] Qui, on est censé le savoir : « M. Léopold Bloom se nourrissait avec délectation des organes internes des mammifères et des oiseaux. Il aimait une épaisse soupe d’abattis, les gésiers au goût de noisette, un cœur rôti avec sa farce, des tranches de foie frites dans la chapelure, des œufs de morue rissolés. Par-dessus tout il aimait les rognons de mouton au gril qui flattaient ses papilles gustatives d’une belle saveur au léger parfum d’urine. » C’est comme ça que J. Joyce l’introduit dans le deuxième chapitre d’Ulysse.

[2] Savanarole (1452-1498). Luther (1483-1546), Müntzer (1489-1525). Est-ce un hasard si ces trois contempteurs de la vie vivent à une époque qui ne s’appela pas Renaissance par un caprice d’historiens ? Est-ce un hasard si la « Théorie de Bloom » naît à une époque où une nouvelle Renaissance est possible ? si on ne laisse les Bush, les militaires, les P’tits cons, les Talibans… noircir tout ce qui les approche.