ou
comment on peut se sentir grand sur le dos d’un éléphant
J’abhorre
la philosophie, il y a tellement de temps qu’elle ne dit plus rien
d’intéressant (Jacques Lacan)
Insister
sur la rigueur pour elle-même et au prix de perdre des intuitions profondes est
un signe de stérilité (Mario Bunge)
Imaginez un ornithologue
qui capture un aigle, et après lui avoir arraché les serres et attaché le bec, lui
coupe les ailes. Imaginez qu’ensuite le même ornithologue « libère »
l’aigle dans un pré verdoyant où paît un paisible troupeau de moutons et
imaginez qu’il vous invite, avec ses collègues, à assister à une expérience
scientifique. Il vous montre comment l’aigle est gauche et ridicule dans ses
petits déplacements ardus et saccadés. « Quelle différence avec une
poule ? Pratiquement aucune. Regardez les moutons, ils ont l’air bien plus
royal que ce royal volatile », dit-il en appuyant son dire d’un solide coup
de pied à l’aigle indifférent.
Cette scène pourrait donner
une idée de comment je me sentais après la lecture de Le crépuscule d’une idole[1],
le dernier livre de Laurent-Michel Vacher sur Nietzsche. Tout au long du livre
je me suis demandé « où veut-il en venir ? Y a-t-il un but tacite, et
si oui quel est ce but ? Quel est l’intérêt d’enlever à Nietzsche tout ce
qui fait que Nietzsche est Nietzsche pour pouvoir dire et ceci et
cela ? » Tout au long du livre, je regrettais de ne pas être
philosophe pour me lancer comme les savants ornithologues dans un débat très
nuancé et plein de références bibliographiques ; j’en voulais à mon
travail d’informaticien, quotidiennement aux prises avec la logique pour forcer
ces moutons d’ordinateurs à faire ce que les clients demandent, qui ne me
permettait pas de combattre de savant à savant contre un philosophe du style de
Laurent-Michel Vacher. Je n’aurais sans doute pas osé écrire quelque chose si,
à la fin de son livre, Vacher ne jouait pas (finalement!) cartes sur table :
« mon entreprise avait pour point de départ et d’arrivée la conviction
que ce pauvre monsieur Friedrich Nietzsche fut, sur l’essentiel, un esprit
malade de ressentiment (eh oui !), d’orgueil et de violence, au total
irrémédiablement mesquin et pitoyable ». Ses motivations n’ayant
rien de philosophique, je me sentais autorisé à mettre sur papier mes
considérations personnelles, à donner mes impressions d’honnête homme qui,
depuis des années, feuillette les livres de Nietzsche quand le brouillard qui
l’entoure lui semble trop épais.
Je ne ferai donc pas de
philosophie, surtout pas avec un marteau.
Le livre
Le livre de quelques
dizaines de pages — 103, si l’on considère les trois pages des extraits du
réquisitoire de François de Menthon au procès de Nuremberg du 17 janvier 1946
publiées en annexe —, agréable à lire et d’une extrême clarté comme tous les
livres de Vacher, est organisé en trois chapitres dont les titres donnent un
bon aperçu de la progression du travail : Prendre Nietzsche au mot, Modèle
fasciste et pensée nietzschéenne, Du
noyau fascisant aux thèses philosophiques.
« En quel sens et dans quelle mesure pourrait-on affirmer que le noyau
générateur de la pensée nietzschéenne est d’orientation fascisante ?
Comment serait-il envisageable de répondre ? », ce sont les
questions que Vacher présente dans le premier chapitre et auxquelles il
s’engage à répondre en trois temps : « (…) d’abord une liste aussi claire et complète que possible [de] la "conception fasciste du monde"
(…) En second lieu exhiber suffisamment
de preuves textuelles du fait que non seulement Nietzsche partageait la
majorité de ses opinions, valeurs, etc., voire toutes (…) mais aussi de ce qu’elles occupent une place
suffisamment centrale et essentielle dans sa pensée (…) Après quoi (..) il faudrait établir qu’à partir de ces positions on peut logiquement
dériver, justifier, tirer ou expliquer (…) la plupart des autres théories nietzschéennes ». Cette
démarche claire est enrichie par des considérations sur la philosophie qui
tolère en son sein « des formes
assez invraisemblables de délire irrationnel, parées d’un véritable terrorisme
du "génie" et de la "profondeur" » et, surtout,
acquiert une portée plus universelle parce que sa démarche s’inscrit dans une
« critique pédagogique de l’"histoire
de la philosophie" en tant qu’entreprise débridée et irresponsable de
délire interprétatif ». Il vaut aussi la peine d’ajouter, pour montrer
le style jamais monotone du livre, que, depuis les années 1970, Vacher a
« toujours cru voir le protofascisme
de Nietzsche avec autant de certitude qu’[il voit son] bureau devant [lui] »
Au début du deuxième
chapitre, sont présentées « les six
caractéristiques, complémentaires, entrecroisées et inséparables[2] »
qui « constituent les fondements
propres et spécifiques de toute pensée ou attitude fasciste ». N’ayant
pas « une grande confiance en une
lecture directe, spontanée et libre des œuvres de Nietzsche [il opte] pour une expérience guidée de reconnaissance,
reposant entièrement sur la mise en scène, ouvertement organisée, d’un effet de
confrontation comparative planifiée :
Bonus tracks Citations
regardez bien, à votre
gauche, voici le portrait-robot de la pensée fasciste ; à votre droite,
voilà ce que dit Nietzsche lui-même sur des thèmes analogues. » Suivent 78
citations de Nietzsche de longueur
variable mais qui occupent certainement plus de la
moitié du chapitre et qui s’inscrivent assez aisément dans la grille d’analyse
de Vacher.
Dans le troisième chapitre,
plus court et surtout contenant beaucoup moins de citations que le deuxième,
Vacher prend certains grands thèmes de la pensée nietzschéenne (la généalogie
de la morale et le renversement de toutes les valeurs ; la mort de Dieu et
la critique de la religion ; la critique de l’idéalisme, le perspectivisme
et les bases physiologiques de l’esprit ; le destin, l’innocence et
l’Éternel Retour) et démontre leur ancrage dans les six catégories qu’il a
considérées comme la base d’une pensée fascisante.
C’est à la fin de ce
chapitre que Vacher nous donne « le
point de départ et le point d’arrivée » de son entreprise que j’ai
cité en préambule.
Pour finir, quelques mots sur la couverture qui reflète avec honnêteté le contenu du livre : sous le sous-titre, Nietzsche et la pensée fasciste, la célèbre photo de cet homme « mesquin et méprisable », en uniforme de l’armée prussienne.
Les ailes de Nietzsche
Rien à dire sur la rigueur de
l’approche de Vacher, si l’on est d’accord avec lui sur la caractérisation de
la pensée fasciste (et je n’ai aucun problème à être d’accord, je trouve même
que ses six catégories sont très utiles pour comprendre la pensée et la
politique fasciste bien au-delà de son application à la pensée de Nietzsche) et
si l’on croit que les citations sont effectivement de Nietzsche (ce sur quoi je
n’ai aucune doute). Le problème avec cette approche, c’est que le Nietzsche
qu’il analyse, comme l’aigle du préambule n’a plus d’ailes (à mon avis il n’a
même plus de serres même si, en lisant les citations choisies, on pourrait croire
qu’il ne lui reste que ça). Et pas des ailes pour fuir loin du royaume de la
logique dans un monde au « caractère irrationnel et délirant », mais
pour regarder d’en haut la vie qui grouille dans la plaine où l’humanité se
déchire à coups de raison aussi.
Les ailes de Nietzsche sont les contradictions inscrites dans son œuvre : contradictions claires et apparentes qui, loin d’être le symptôme d’un manque de réflexion, d’une pauvreté logique ou d’un délire irrationnel, sont plutôt le signe d’une tentative (très souvent réussie) de redonner à la réalité une complexité que trop souvent la pensée, philosophique et scientifique, lui ôte. Certes, quand on fait des mathématiques ou de l’informatique, il faut essayer de bannir les contradictions, mais la philosophie est plus qu’amour de la logique, elle est amour de la connaissance, de la connaissance de ce qui est hors d’elle : de la connaissance du monde, avec ses contradictions, ses luttes, ses inégalités et ses égalités, son amitié et ses lois aussi.
Couper les ailes de
Nietzsche veut dire arrêter le mouvement de la pensée qui suit à la trace le
réel que les paroles harnachent. Il est vrai qu’une « pensée en
mouvement » rend la vie facile aux imposteurs et aux charlatans qui émettent
bien des paroles pour ne rien
Bonus tracks Moi
aussi
dire ;
qu’elle peut nous donner des œuvres où la faiblesse du travail et la pauvreté
de la réflexion vont de pair avec la prétention et la position dans la
hiérarchie universitaire. Mais le fait que des professionnels de la philosophie
à court de raison croient raisonner en profondeur quand ils ne font
qu’enchaîner des mots dans le collier du bêtisier ne justifie pas
les attaques de Vacher contre un philosophe chez
qui la lucidité et la raison ne font jamais défaut, même dans les moments que
l’on pourrait qualifier de « délirants ».
Une tâche exigeante et parfois désespérée, surtout pour les professeurs de philosophie aux prises avec des institutions qui n’ont rien à foutre de la philosophie, que celle de marcher sur le fil des cimes sans débouler, côté ubac, dans les terrains pierreux du rigorisme abstrait ou, côté adret, dans les ronciers de la langue débridée. Je crois que Nietzsche est l’un des philosophes qui s’en est le mieux acquitté.
Les contradictions, chez Nietzsche,
épousent parfois si parfaitement les aspérités du réel qu’on peut avoir
l’impression qu’il nous manipule et pourtant il suffit de considérer à quel
point il est attentif à tous les mouvements de son âme et de l’âme du monde
pour considérer qu’une telle capacité d’écoute est incompatible avec toute
mystification. Vacher trouverait certainement que l’expression « l’âme du
monde » est vague et obscure, qu’il est impossible de la définir
exactement. Et Vacher a raison. Mais l’âme du monde est une expression qui dans
ce contexte indique une approche au monde et… à son âme.
Je ne comprends rien
Quand on ne comprend rien
d’un texte il n’est pas très sain de dire « je suis stupide » comme peut
le faire L., avec plus ou moins de coquetterie. Mais il est encore plus malsain
et surtout malhonnête de raisonner comme Vacher :
1) je suis intelligent.
2) je ne comprends rien à
ce qu’un auteur dit.
donc : l’auteur est
confus et ne sait pas ce qu’il dit.
Loin de moi l’idée que Vacher soit stupide quand il
trouve des auteurs comme Sartre ou Heidegger ou Nietzsche obscurs : son
erreur — et l’erreur n’est sans doute pas très intelligente — c’est de penser
qu’il y a une forme unique d’intelligence et qu’elle permet de découvrir tous
les liens que masquent les mots. Bien des choses que Vacher trouve obscures, le
premier quidam venu peut les trouver claires comme de l’eau de roche, et vice
versa. Il devrait considérer qu’il y a des personnes qui ont une intelligence
d’un autre type que la sienne : plus féminine, plus dans l’écoute, plus
ouverte, moins… moins fascisante. Vacher n’est certainement pas le seul
philosophe à faire ce genre de déduction pour nous écraser avec la force de sa logique.
Un autre bon exemple est Mario Bunge, le maître à penser de Vacher et, à mon
ignorant avis, l’un des plus grands philosophes du xxe siècle. Bien des gens, lorsque Bunge construit
son ontologie en partant d’un monoïde commutatif idempotent[3],
s’irritent et renoncent à suivre ce maître de la pensée exacte le long de son
droit chemin et se replient, les pauvres, sur des philosophes sans pensée mais
au parcours tortueux. Ils commettent une erreur très grave, irréparable, mais
Bunge y est pour quelque chose : sa position intransigeante, sa définition
réductrice de la philosophie, ses mathématiques sans ruse et trop en premier
plan, facilitent la fuite des esprits que la petite école aliéna des sciences. Lui
qui, comme tous les intégristes de la raison, ferme les portes de l’intellect
aux intuitions (en effet il ne ferme pas les siennes, mais invite les autres à
fermer les leurs) et projette une lumière artificielle sur le monde. Une
lumière de bloc opératoire : certes, depuis Socrate, la philosophie est
malade et des milliers de médecins ont essayé, sans beaucoup de succès, de la remettre
sur ses pattes et de la renvoyer dans le monde. Bunge fait partie de l’armée
des médecins et son approche est sans doute l’une des bonnes approches de la
médecine traditionnelle occidentale mais, si on laissait un peu d’espace à
d’autres médecines, la philosophie aurait sans doute plus de chances de se
rétablir.
Et si on entrait dans son jeu ?
Une fois qu’on a dit que l’analyse de Vacher est complètement à côté parce qu’il a appauvri la pensée de Nietzsche pour nous montrer sa pauvreté avec force mauvaise foi et ressentiment (eh oui !), on pourrait considérer que le travail critique est terminé. Oui, c’est vrai. On pourrait. Mais pourquoi ne pas ajouter quelques considérations extemporanées pour que le lecteur sente que la pensée de Nietzsche, même sans ailes, a plus de ressources que ne le pense Vacher ? Allons-y.
Première considération ou
des idiots. « On peut d’ailleurs relever une incrédulité, trop répandue
parmi les intellectuels libéraux ou progressistes, devant l’idée même d’un
esthète fasciste, comme si c’était là une absurde contradiction dans les termes ».
Ceci s’appelle dans le langage de tous les jours « défoncer des portes
ouvertes ». Ce ne sont pas les intellectuels libéraux ou progressistes qui
le pensent mais les intellectuels
libéraux ou progressistes idiots. Vacher doit sans doute savoir que les
intellectuels idiots sont idiots indépendamment de leur appartenance
philosophique ou politique. Il doit savoir qu’il y a aussi des idiots qui
croient que Nietzsche est obscur. Ceci confirme une idée que Vacher et
Nietzsche partagent et qui leur fait considérer la philosophie comme un champ
rempli d’idiots. Ce qui, probablement, différencie Vacher de Nietzsche à ce
propos, c’est que, pour ce dernier, être idiot n’est pas considéré comme une
faute : cela peut même être un signe de grandeur si l’idiot accepte d’être
un idiot et surtout si l’on prend en compte que ceux que la société considère comme
n’étant pas idiots sont souvent des idiots au carré, entourés d’ânes qui les
flattent.
Deuxième considération ou du
penser bien. Vacher cite une phrase de Par
delà bien et mal (« l’aristocrate
n’a pas à chercher l’approbation ») et il commente : « Quelle phrase terrible quand on y pense bien ».
Terrible dans quel sens ? Dans le sens qu’elle inspire de la terreur ou qu’elle
est extraordinaire ? Mais les deux sens, de prime abord très lointains,
quand on y pense bien, se recoupent terriblement (sic !) : n’est-ce pas
vrai que ce qui est extraordinaire peut inspirer de la terreur ? Si on y
pense bien (et qu’on a compris quelque chose de Nietzsche) il est évident que
l’aristocrate est celui qui n’a pas à chercher l’approbation. Personnellement
j’aime beaucoup cette affirmation et, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai
l’impression que Vacher aussi devrait l’aimer s’il y pense bien.
Troisième considération ou des auteurs amphigouriques : « (…) le culte collectif et institutionnel d’auteurs au style obscur, amphigourique ». Le culte de Nietzsche, par exemple. Et pourtant j’ai beau lire et relire les citations choisies par Vacher, je les trouve plus claires les unes que les autres. Et Vacher ne semble pas lui non plus questionner cette clarté. Est-ce que Nietzsche est clair seulement quand il est fascisant ? Ce serait étonnant. Et alors ? Est-ce que pour Vacher les philosophes qui ne pensent pas comme lui sont obscurs par définition ? Et si Nietzsche, comme tous ceux qui sont maîtres dans l’usage d’un langue, avait des moments d’une clarté époustouflante et d’autres moins clairs. Je suis presque sûr que Vacher considère Kant comme moins amphigourique que Nietzsche. Il y a des philosophes qui pensent le contraire. Comme Sarah Kaufman quand elle écrit à propos de la réponse de Kant à la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-il possibles ? « La niaiserie de [la] réponse se trouve (…) dissimulée derrière une prolixité de paroles, tout un appareil démonstratif, solennel, bavard, amphigourique, nécessaire pour donner une apparence de profondeur et de sérieux à toute cette farce ». En philosophie est amphigourique celui que l’on n’aime pas. Sans doute comme dans la vie de tous les jours.
Quatrième considération ou
des tartes : « C’est une tarte
à la crème des défenseurs de Nietzsche de prétendre qu’il ne faudra jamais
"le prendre au pied de la lettre" ». Vacher sait que le sens
strict, en dehors des langues formelles, est toujours un sens étroit qui laisse
échapper plein de significations. Certes il y a des limites et les limites sont
fixées par le contexte qui, chez Nietzsche, se limite rarement à un paragraphe
ou à une page ou même à un chapitre. Encore une fois Vacher défonce des portes
ouvertes. Pourquoi ? Sans doute pour montrer que non seulement Nietzsche
mais aussi tous ceux que se réclament de lui sont « mesquins et pitoyables ».
Coupe-t-on les ailes aux
aigles afin qu’ils volent pas comme nous ?
Cinquième considération ou des races : Voici une partie de la dernière citation qui devrait être une preuve de la conception racialiste de l’humanité de Nietzsche :
J’apporte la guerre. Pas
entre les peuples […] Pas entre les classes […] une guerre coupant droit au
milieu de tous les absurdes hasards que sont peuple, classe, race, métier,
éducation, culture : une guerre […] entre vouloir vivre et désir de se venger, entre sincérité et
sournoise dissimulation. […] La grande politique […] veut créer un pouvoir
assez fort pour élever l’humanité comme un tout supérieur […].
Lisez et prenez ce paragraphe au pied de la lettre comme vous le demande Vacher. Où est la conception racialiste ? Je ne la vois pas. Je vois tout le contraire. Mais ici il s’agit d’interprétation, comme dirait Nietzsche. Et sans doute que celle de Vacher est la bonne, de son point de vue. Selon sa perspective. Eh oui ! Selon sa perspective.
Bonus tracks
Citations. Le rapport aux citations est un rapport difficile
surtout quand on les emploie pour démolir. Mais surtout, dans le cas de
Nietzsche, à cause de son écriture souvent aphoristique et du mouvement
continuel de la pensée qui ne se contente jamais de concepts qui « se
tiennent » par excès de simplification. C’est à cause de cela que souvent
on trouve sur le marché des recueils de citations organisées par thèmes (les
femmes, l’amitié, le fascisme, la vérité, etc.) qui donnent souvent une
meilleure idée de la pensée de Nietzsche que des livres savants qui
interprètent ce maître de l’introspection. Je me demande si un livre sur la
pensée fasciste de Nietzsche qui, en plus des citations choisies par Vacher,
contiendrait des citations qui vont dans d’autres sens ne serait pas bien plus
« utile » que le livre de Vacher pour éveiller la pensée des nombreux
étudiants fascinés par Nietzsche ou des quelques-uns qui voient en Nietzsche le
grand inspirateur du nazisme.
Moi aussi. Que de
fois, en lisant des textes d’épigones de Derrida, de Heidegger ou de Foucault me
suis-je trouvé, dans la même position que Vacher ! Combien de fois ai-je considéré
comme du simple délire verbal certaines publications, chères, oh combien
chères ! des éditions Galilée ! Et pourtant loin de moi la tentation
d’accuser Derrida ou Nietzsche des excès de leurs épigones. Je dirais même que
plus il y a d’épigones qui déblatèrent autour des concepts que leurs maîtres
introduisirent et plus il est probable que ces concepts contiennent quelque
chose de socialement et psychologiquement (et donc philosophiquement aussi)
intéressant. Tous cela ne veut bien sûr pas dire que la logorrhée verbale de
certains philosophes doive être considérée comme autre chose qu’une séance de
psychanalyse sur le lit payant des lecteurs.
Post Sciptum
Indépendamment de la valeur de l’analyse de Vacher, sur laquelle je pourrais me tromper complètement, même si je crois voir la faiblesse de sa réflexion de « avec autant de certitude que je vois mon bureau devant moi »[4], il y a quelque chose qui m’agace outre mesure dans ce petit livre : c’est que la clarté de la présentation peut avoir un effet très grave (grave… disons grave dans ce contexte) sur des lecteurs paresseux bien contents de recevoir le nulla obstat d’un philosophe pour lire machinalement un auteur, comme Nietzsche, qui ne tolère pas de baisse d’attention et surtout pas des neurones bloqués.
[1] Laurent-Michel Vacher, Le crépuscule d’une idole, Liber, 2004.
[2] « 1) naturalisme, vitalisme et immanentisme ; 2) conception raciale de l’humanité ; 3) conception élitiste, hiérarchique et inégalitaire de la société et de l’humanité ; 4) primat de la puissance, de la force, de la lutte guerrière, de l’instinct (…) ; valorisation de la pratique, des passions, de l’action et de la création ; 6) principales valeurs y afférant. »
[3] Mario Bunge, Treatise on Basic Philosophy,
Volume 4, Ontology I, 1976.
[4] C’est ce que dit Vacher à propos du protofascisme de Nietzsche.