Je
m’inclinai profondément et baisai avec respect sa main fanée, qui tremblait un
peu comme un feuillage d’automne. C’est la dernière phrase de Vingt-quatre
heures de la vie d’une femme, de Stefan Zweig[1].
Mrs C..., une dame anglaise de soixante-six ans (son âge on ne le connaîtra
qu’aux dernières pages) « aux
cheveux blancs et pleine de distinction », vient de lui décrire, et de
se décrire, 24 heures d’une journée d’il y a 24 ans, où elle aurait pu… si les
circonstances… où elle a… à cause des circonstances. Vingt-quatre heures d’une
noble anglaise de quarante-deux ans à Monte Carlo en 1880, racontées en 1904 à
un jeune écrivain autrichien qui en fera un livre en 1927.
D’une autre manière : en 1927 Stefan
Zweig publie un livre où il raconte ce qu’une dame anglaise lui a raconté en
1904 dans un hôtel de la Riviera.
D’une autre manière encore : Stefan
Zweig construit une nouvelle où il se met dans la peau d’une femme de
quarante-deux ans (il en a quarante-six et je serais curieux de connaître l’âge
de la femme qui se suicide après lui en 1942) et décrit le travail de la
passion dans un âme rangée, tranquille et malheureuse — elle est veuve depuis
une vingtaine d’années.
Pourquoi cette dame pudique et digne se
laisse-t-elle aller à cet épanchement sans censure ? À cause d’une
discussion houleuse autour d’une table du restaurant de l’hôtel. Stefan était
le seul qui défendait, « à vrai dire
bien au-delà de [sa] conviction
intime », Mme Henriette, une femme de trente-trois ans, mère de deux
filles adorables, qui s’était éclipsée avec un très distingué, très beau, très
sensible, très jeune français, dont elle venait de faire connaissance. Les deux
couples bourgeois qui partagent la table avec Stefan[2]
réagissent durement au propos de celui-ci qui trouvait « plus honnête qu’une femme suive librement et
passionnément son instinct, au lieu, comme c’est généralement le cas, de
tromper son mari en fermant les yeux quand elle est dans ses bras ».
Mrs C…, fort intéressée par les arguments de Stefan, réussit à calmer les
convives. Et après avoir mieux connu Stefan, le jour précédant son départ, elle
lui demandera « si elle pouvait se
permettre de [lui] raconter un épisode de sa vie ».
Épisode que je ne raconterai pas. Et n’imaginez pas l’imaginer. Et, même si vous l’imaginez, vous ne l’imaginerez pas comme Zweig l’a imaginé. Je vais seulement vous dire que la roulette n’est pas innocente.