Voir le voir

Vous le trouvez dans n’importe quelle librairie universitaire anglaise ou américaine.

Voir le voir est un classique que certains professeurs « imposent » à leurs étudiants pour que — j’imagine — la manière de voir de John Berger déteigne sur leurs « jeunes » esprits bombardés par des images asservies à la consommation — au mieux — ou aux lieux communs d’enseignants, de critiques et de journalistes que l’art fait bien vivre dans le monde, souvent fort laid, du beau.

Il a été « fait », selon la note au lecteur, par cinq personnes (John Berger, Sven Bloomberg, Chris Fox, Michael Dibb et Richard Hollis) en se fondant sur une série pour la bbc avec John Berger. Bien que ce petit livre de 166 pages contienne 245 images ; bien que l’on y indique que « la forme du livre est aussi importante pour nos objectifs que les raisonnements qu’il contient[1] » ; bien que trois des sept essais ne contiennent que des images et que, selon les « facteurs », les trois essais sans paroles « soulèvent autant de questions que les essais verbaux », l’impression que l’on retire, c’est que ce sont les paroles qui comptent. Ce sont elles qui soulèvent les questions mais qui, surtout, structurent les réponses, tremplins vers d’autres questions complètement en dehors de l’art. Et même de l’art au sens où Berger l’entend.

Les images soulèvent des questions surtout parce qu’elles circulent parmi les paroles.

Des paroles qui parfois donnent naissance à des principes élémentaires qu’il ne vaudrait pas la peine de souligner encore et encore si l’on n’employait pas un langage qui, tout en étant simple et accessible, ne tombe jamais dans la banalité. Les métaphores et les comparaisons relèvent ces paroles en nous projetant au plus intime de notre vie. « La manière de voir les choses est influencée par ce que nous connaissons ou ce en quoi nous croyons […] Quand on est amoureux, la vision de l’aimé a une plénitude qu’aucun mot et aucune étreinte ne peut égaler : une plénitude que seul l’acte de faire l’amour peut temporairement contenir […] L’œil d’autrui s’unit au nôtre pour rendre tout à fait crédible le fait que nous sommes une partie du monde visible ». Mais, même avec l’écriture la plus légère, les principes resteraient paisiblement lourds si les griffes du politique ne les écorchaient pas : « La mystification culturelle de l’art comporte une double perte. Les œuvres d’art sont, sans raison aucune, éloignées. Et le passé nous offre moins de conclusions pour le compléter dans l’action ».

Qui dit action, dit politique. Qui dit politique, dit le monde tel qu’il est avec ses hommes et ses femmes, sa conscience, ses espoirs, ses mystifications et, last but not least, sa technique. Qui dit technique dans un contexte artistique, dit reproduction. Qui dit reproduction, dit les idées écrites « il y a plus de quarante ans [on est en 1972] par le critique et philosophe allemand Walter Benjamin ». Suit une image du visage de ce dernier.

Les femmes, plus ou moins habillées, sont omniprésentes dans les reproductions. Rien d’étonnant quand on se propose de montrer une autre manière de voir — et de regarder — ce que les arts visuels nous proposent depuis l’invention de la peinture à l’huile. Le fait d’écrire « peinture à l’huile » et « plus ou moins habillées » est loin d’être anodin.

Peinture à l’huile : « La peinture à l’huile […] réduit tout à l’égalité des choses. Tout devient échangeable parce que tout devient marchandise. » Pas tout, qu’il suffise de penser « aux œuvres de Rembrandt, El Greco, Giorgione, Vermeer, Turner, etc. […] ». Mais ils restent des exceptions d’exceptions car « la tradition représentait plusieurs centaines de milliers de toiles distribuées dans toute l’Europe », dont une grande partie n’a pas survécu et « parmi celles qui ont survécu, seule une fraction minuscule est aujourd’hui sérieusement considérée comme appartenant aux beaux arts ».

Femmes. Femmes nues (nude) et femmes dévêtues (naked) que les hommes regardent. Selon Berger, la différence est fondamentale : « être nue c’est être vue dévêtue par les autres mais sans être reconnue en soi […] Être dévêtue c’est être soi-même[2] ». C’est l’homme qui achète, c’est l’homme qui a le pouvoir et c’est l’homme qui regarde. « Les femmes se regardent être regardées ». L’homme surveille : géomètre-arpenteur de la femme, c’est lui qui déclare le degré du danger qu’elle représente selon les normes que lui-même a établies. Il fixe les règles du jeu de la société et du je de la femme qui, loin de l’action, « se transforme elle-même en objet — et en particulier en un objet de vision : une vue ».

Est-ce un hasard si les hommes et les femmes moindrement concernés par la situation des femmes ont toujours apprécié la théorie de l’art de Berger ?

La publicité moderne — « qui transforme la consommation en un ersatz de la démocratie » — continue sur la lancée de la peinture en mettant la femme comme sujet-objet privilégié des images où le produit dit « Avec ceci tu seras désirable ». Le futur est fondamental.

Tu étais moche. Tu n’es rien. Tu seras belle.

 



[1]     Traduction de Conjonctures.

[2]     La traduction de naked pose aussi des problèmes parce que naked ne dérive pas d’un hypothétique « to nake » comme déshabillée ou dévêtue dérivent de déshabiller ou dévêtir.