En août 1924, lors du discours inaugural de la conférence épiscopale de Palerme, le cardinal Paralardi, ébaucha une thèse qui aurait mérité bien plus d’attention de la part des évêques catholiques : « La résistance de certains théologiens à la modernité, considérée comme l’espace laïc où les sciences de la nature fixent arbitrairement l’horizon du savoir, a voilé la richesse du sacrement de la confession comme revelatio revelans[1] (…) Un souci excessif de conservation et l’influence, pas toujours positive, des philosophies romantiques ont obscurci la fonction du discours dans une revelatio revelans comme nœud d’où procède la parole (…) une nouvelle science laïque, nommée psychanalyse, fondée à Vienne par M. Sigmund Freud, introduit une " confession " où l’événement de parole, né du discours, révèle ce que la raison ne peut connaître (…) Elle [la psychanalyse] risque d’occuper un lieu stratégique abandonné sans trop de réflexion par la majorité de nos théologiens. » En lisant le texte de la conférence donnée par Jacques Derrida lors des États généraux de la psychanalyse, tenus à Paris en juillet 2000, je me suis souvenu de l’allocution de Palerme. J’ai eu l’impression que, comme le cardinal, Derrida avançait des concepts « qui auraient mérité plus d’attention » et que « le souci excessif de conservation et une certaine influence des philosophies structuralistes » empêchait de voir l’énorme espace qui s’ouvrait devant la psychanalyse et dont Derrida faisait don à celle-ci sur un plateau d’argent.

 

Derrida, maître des incipit et souverain ornemaniste, ne pouvait pas ne pas renvoyer ses auditeurs aux États généraux  de mai 1789 et, tout au long de sa conférence, y revenir pour y puiser des questions : Plus de deux siècles plus tard, des États généraux de la psychanalyse sont-ils destinés à sauver ou à perdre un roi ou un Père de la nation ? de quel père, de quel roi, de quelle nation[2] ? Sans trop prendre de risques, je peux suggérer les réponses qui circulent tout au long de la conférence : « du Père qui a nom Lacan-Freud et de la nation Europe », et si cette réponse est la bonne, la deuxième en découle immédiatement : « Ils sont destinés à perdre le Père si Noblesse et Clergé ne s’allient pas au Tiers[3] (monde). » Un Tiers qui non seulement n’a pas encore obtenu un vote par tête mais qui, dans bien des pays qui se disent « souverains », n’ose même pas s’attaquer à un « vote par banque ». Si la psychanalyse ne veut pas, comme le fit le catholicisme, perdre une occasion d’aider l’émancipation et la connaissance, elle doit penser ses résistances au monde, mais pour cela elle doit sans doute se libérer de l’esclavage de ses origines. La psychanalyse n’a pas encore entrepris, et donc encore moins réussi à penser, à pénétrer et à changer les axiomes de l’éthique, du juridique, et du politique, notamment en ces lieux séismiques où tremble le phantasme idéologique de la souveraineté et où se produisent les événements géopolitiques les plus traumatiques, disons encore confusément les plus cruels de ce temps. Il serait certes facile de lui répondre que tout cela est à l’extérieur des frontières de la psychanalyse et que la force de cette dernière est étroitement liée à son éloignement de l’éthique et du politique les plus immédiats. Mais le politique et l’éthique sont en train d’être broyés et reconstitués par une économie et une technique qui récusent le concept même de frontières et tout cela en passant sur le corps de l’énorme majorité qui constitue le Quart (monde).

 

Et tout cela cruellement. Pourquoi la cruauté ? Pourquoi le plaisir de faire et de vouloir le mal ? Il s’agit là de questions incontournables, et non seulement à notre époque, et ce sont des questions que la psychanalyse doit assumer. Peut-être même des questions fondamentales pour la psychanalyse si elle veut se sauver — en sens de rester fidèle à sa mission de délimitation des pouvoirs de la raison. Mais, contrairement à Derrida, je crois qu’elle doit devenir un outil — complexe et riche comme on veut, mais toujours un outil — pour nous aider à mieux écouter la parole du Christ, qui se fit homme et des hommes subit la cruauté, pour nous apporter la bonne parole. Celle qui ne nous demande pas d’alibis, même théologiques. Apprivoisés par les médias, il ne faut pas croire que la cruauté soit seulement celle des Talibans ou des Hutus — celle du Tiers —, c’est surtout la peine de mort, en particulier aux États-Unis, le pays qui, même sur la cruauté, peut se faire du capital : Tant qu’un discours psychanalytique conséquent n’aura pas traité (…) du problème de la peine de mort et de la souveraineté en général, du pouvoir souverain de l’État sur la vie et la mort du citoyen, cela manifestera une double résistance, et celle du monde à la psychanalyse et celle de la psychanalyse à elle-même comme un monde. J’ai écrit « surtout la peine de mort », et ce « surtout » est complètement, simplement, bassement, et, sans doute, inutilement politique car : il y a seulement des différences de cruauté, des différences de modalité, de qualité, d’intensité, d’activité, ou de réactivité dans la même cruauté. Et pourtant, si ce sont les différences qui comptent ? S’il fallait laisser tomber le mot trop grossier de « cruauté » et introduire des centaines de mots pour définir les différentes cruautés, pour les comprendre et les combattre ? Mais, peut être que Derrida a raison et que ces centaines de mots ne sont pas de simples noms mais le discours psychanalytique qui, j’ajoute, éclaircit la voie vers la Parole.

 

Parler de cruauté implique introduire une catégorie éthique, politique et même du droit, mais si la psychanalyse en tant que telle n’a pas à évaluer ou à dévaluer, à discréditer la cruauté ou la souveraineté d’un point de vue éthique (…) [est-ce que cela veut dire] qu’il n’y a aucun rapport entre psychanalyse et éthique, droit ou politique ? Non, il y en a, il doit y avoir une conséquence indirecte et discontinue : la psychanalyse en tant que telle ne produit ou ne procure aucune éthique, aucun droit, aucune politique, certes, mais il revient à la responsabilité, dans ces trois domaines de prendre en compte le savoir psychanalytique. La psychanalyse comme simple outil de connaissance ? comme science au service du politique ? comme savoir qui, par exemple, enlève à l’État toute justification dans la condamnation à mort d’un citoyen ? Certes une psychanalyse plus humble, mais, probablement, une psychanalyse qui participerait à la construction d’égouts où, parfois, la cruauté coulerait sans laisser trop de traces.

 

Que dire quand Derrida écrit : Bien sûr l’État et l’Église tendent à limiter la production de tels esprits …la couche supérieure d’hommes à l’esprit indépendant, sinon qu’il y va un peu vite dans l’amalgame État-Église ? Et en allant trop vite, en se laissant prendre par son goût de la belle formule, il perd la richesse de la différence du religieux seul rempart, à notre avis, contre les assauts de la cruauté.



[1] À ce propos, René Habachi est on ne peut plus clair : « La distinction révélation révélante et révélation révélée peut sembler spécieuse puisqu’il s’agit, en fait, d’une même révélation et d’un même texte. La différence est dans le point de vue : faire le trajet : parole, discours, histoire,  eschaton (révélation révélée) ou le trajet inverse : eschaton, histoire, discours parole (révélation révélante). René Habachi, Les deux pôles du problème d’une théologie de l’histoire, Actes du colloque, Révélation et Histoire, Aubier 1971, p. 113.

[2] Pour faciliter la lecture, toutes les citations tirées de la conférence de Derrida et publiée sous le titre de États d’âmes de la psychanalyse par Galilée en 2000, seront in italique.

[3] Ce n’est certainement pas l’Argentine, une province de l’Europe culturelle rattachée à l’Amérique du Sud qui peut parler au nom du Tiers (monde).