Œuvres.

Quand on est triste ou mélancolique, quand on a envie de se câliner à des mots paisibles ou de se faire protéger contre l’insensibilité, quand la vacuité des échanges nous coupe tout appétit intellectuel, on n’ouvre pas des œuvres-monde. On n’ouvre pas Faust ou la Divine comédie, Roi Lear ou Les frères Karamazov, quand on veut ruminer loin du monde ni quand on rêve de mains berceuses et d’yeux apaisants : en ces moments-là, on préfère plonger dans les œuvres d’auteurs qui lissent le monde, qui créent leur monde : Proust, Céline, Baudelaire, Kafka… d’auteurs maîtres d’états d’âme. Quand la vie nous enjoint de lui poser des questions dont elle ne connaît pas la réponse, on lit, devant la cheminée, des auteurs qui enveloppent le monde, qui nous bercent et nous aident à naviguer sur les vaguelettes de notre âmelette ; en ces moments-là, on n’ouvre pas des ouvres-monde.

 

Malheureusement, il n'y a pas seulement les œuvres qui redonnent le monde ou celles qui en créent un, il y a aussi les œuvres qui ne font rien et celles qui irritent. Ces dernières, pour des gens au côlon sensible comme moi, sont vraiment trop nombreuses. Hier, par exemple, j’ai lu un des derniers livres de J.-L. Nancy[1], un maître indépassable dans l’art de l’irritation. Il suffit de lire les premières quatre ou cinq pages pour comprendre qu’il n’y a rien de nouveau sous les nuages : ce qui est très bien, très rassurant, mais, en même temps, c’est un peu gênant de payer 44 $ (avec cet argent, au Zimbabwe on pourrait acheter 180 canettes de coca-cola et rendre heureux 180 enfants pour deux ou trois heures, le temps de ma lecture) pour faire saigner les intestins (il faut que ça saigne, si on veut dire des choses qui ont un rapport quelconque avec le monde. Il faut que ça saigne, comme saint Augustin disait). Après avoir proféré quelques banalités à propos de l’expression Urbi et orbi — qu’il n’existe plus ni de Ville ni de monde-campagne — il ne peut pas s’empêcher de faire des réflexions d’homme de soixante-dix ans en minijupe, comme quand il écrit que le tissu urbain actuel « semble de plus en plus ne pouvoir relever que de l’appellation d’agglomération, avec sa valeur de conglomérat, d’entassement, avec le sens d’une accumulation qui simplement concentre d’un côté (dans quelques quartiers, dans quelques maisons, parfois dans quelques villes protégées) le bien-être qui jadis fut urbain ou civil, tandis qu’elle amoncelle de l’autre ce qui porte le nom très simple et impitoyable de misère. » Qui jadis fut urbain ou civil ? Jadis, quand ? À l’époque de Rome impériale ? Certainement pas ! Les richesses étaient déjà pas mal concentrées. Constantinople du début de l’autre millénaire ? Paris du XVIIe siècle ? Londres ou Moscou du XIXe ? Certainement pas. Sans doute que Nancy-le-vieux continue à voir le monde comme Nancy-l’enfant qui probablement voyait les villes comme peuvent les voir les enfants qui ne sont pas en train de crever dans la misère : comme les lieux de leur vie, comme les lieux de la vie. Ce qui est une très belle manière de voir la vie, quand on a quatre ans. Les prises de positions réactiânères continuent : « […] là où est exigé un recours au "spirituel", à moins que ce soit la "révolution" (est-ce si différent ?) […] » Bien sûr que c’est « si différent », à moins que Nancy ne soit qu’un vieux curé qui nous parle du Jésus qui a porté sur terre  la Parole, la Vraie révolution. Pourquoi, encore une fois, s’attaquer à ce pauvre Nancy, pas plus con que la moyenne, qui gagne sa croûte en donnant des conférences que Galilée s’empresse de publier et en désenseignant à des jeunes étudiants spongieux ? Pour plusieurs motifs :

1.      Parce qu’il représente très bien l’employé de l’État qui vit parmi des LCP (lieux communs professoraux) et qui ne s’aperçoit pas que ses lieux communs sont encore plus fades que les LCC (lieu communs communs) qu’il méprise.

2.      Parce que j’ai des amies qui le lisent et se font rouler dans la doctrine comme si elles n’avaient pas encore la coquille hors du cul.

3.      Parce qu’il est un des adeptes de cette majorité bavarde et réactionnaire qui voudrait se faire passer pour révolutionnaire et qui, sortie de la naïveté des utopies de jeunesse, sait que la « vraie » révolution en est une autre, qu’elle est spirituelle.

4.      Parce qu’il est assez malin pour dire les choses qu’il attend de lui-même.

5.      Parce qu’il fait partie de l’armée d’intellectuels qui croit que la philosophie peut nous sauver et ne s’aperçoit pas que l’église philosophique, comme toute église, est une communauté de coupure des connexions neurales.

6.      Parce qu’il va donner des conférences dans des villes de province où il rassure le besoin d’être rassurés des auditeurs ; lui qui connaît les mégapoles et eux qui n’attendent qu’on ne leur dise que ceci : que Paris est comme N.-Y. qui est comme Sao Paolo qui est comme Tokyo. Un agglomérat… quelle chance que nous avons, nous, à Bordeaux ![2]

7.      Parce qu’un vrai philosophe, Derrida, dit qu’il le respecte et qu’il le considère comme un vrai philosophe. Je ne me suis jamais demandé si Derrida (comme Sollers) faisait partie de la catégorie fort nombreuse de gens qui ont besoin de louer des pauvres crétins pour que leurs œuvres en ressortent agrandies. Aujourd’hui, je me le demande.

8.      Parce que, last but not least, il me fait radoter comme un vieil âne essoufflé.

 



[1] J.-L. Nancy, La création du monde ou la mondialisation, Galilée, 2002.

[2] Ce livre a été confectionné en partant d’une conférence donnée à Bordeaux en mars 2001.