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Novembre 2000 Dino. 6 novembre 1945 Dino alias Joe Barone. Homme
de cinéma et de technique, sensible à la mésestime et insensible à la
sensiblerie.
Livres. Tu aimes n’importe quel livre ! Oui, mais de
manière différente. Dans des temps différents. Comme j’aime : la montagne escarpée à la cime éperonnant les
nuages ; la colline indolente déposée entre les bras du fleuve
désœuvré , la plaine jaune qui meurt à l’infini ; la tremblotante
clairière dans une ancienne pinède ; le lac tombé entre des montagnes altières ;
l’alpage ruminant au soleil de juillet, paisible ; la vigne quadrillée au
delà du clocher grinçant ; la vallée arrêtée par un mur de granit ;
le vallon où bivouaque le troupeau absent ; la rivière envahie par le
torrent instable ; le village abandonné par les hommes que l’argent
draine ; la grise route ceignant le mamelon déboisé ; la gorge
protégée par une ruine, qui fut jadis château ; le fossé boueux orné de
saules dociles ; la plage minuscule volée à la falaise ridée ; la
toundra aux vierges lichens baignée par la mer algide ; la savane brûlée
par un ciel sans taches ; la banquise ignorant le tiède
fourmillement ; l’intersection de la Ve avenue et de la
52e street ; la jungle désormais ignare des traces des
pachydermes ; Anacapri ; le dôme tacheté de toits en pointes,
rouges ; la grève qui brûle les pieds de fillettes gazouillantes ; la
mouillère aux moustiques turbulents ; l’adret où se bronzent souples
vipères ; l’ubac au mousses chatouillantes ; la futaie raide comme
des recrues allemandes ; la ville que le smog cache ; le marécage créateur
d’échasses ; le pacage apetissé par des capricants arbustes; le hameau
couvant ses étables fumantes ; la ville qui cache la baie d’or ; la
côte aux échancrures impudiques ; le sentier qui jamais ne vit de pas
légers ; la châtaigneraie appelant les cèpes de septembre ; le ciel
fouetté par tramontane ; les nuages métamorphosés en monstres. Oui, je les
aime. Tous.
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Novembre 2000. Monologue. Toute bonne discussion
n’est qu’un lacis de monologues. C’est ainsi que les humains se livrent. Mais
la livraison a besoin de temps : parfois seulement une heure ou une
semaine, plus fréquemment un an ou dix ans et, de temps à autres, mille ans.
Plus la livraison est retardée et plus son effet est profond car, quand le monologue
a le temps de se faufiler dans la chair des générations, il peut atteindre une
cible née pour lui. Par lui créée.
Dialogue. Toujours de sourds. La surdité protège les âmes
délicates. Toutes les âmes le sont.
Trialogue. Il n’existe pas, le mot.
Échange. Sans échange il n’y a pas de civis et, sans civis,
pas de « civilisation » (je parle, bien sûr, du mot !). Sans
économie pas d’échange et donc sans économie pas de civilisation. Et
alors ? Et alors si on veut se libérer de la dictature de l’économie, il
faudrait commencer par inventer un nouveau mot pour « échange ».
Monologues, par exemple. À propos des échanges Nord-Sud on parlerait ainsi de monologue
international. Il faudrait trouver un autre mot pour civilisation aussi.
Necaiationalasiuttugglückseligkeitfelicitàhappynessbonheurcuntentmenapasqua par
exemple : ainsi avant de prononcer
« Necaiationalasiuttugglückseligkeitfelicitàhappynessbon-heurcuntentmenapasqua»,
on y penserait à deux fois. Puisque dans la Necaiationala-siuttugglückseligkeitfelicitàhappynessbonheurcuntentmenapasqua
il n’y aurait pas besoin d’économiser, il n’existerait ni apocope ni
aphérèse : on serait toujours aux prises avec le mot complet :
Necaiationalasiuttugglückseligkeitfelicitàhappynessbonheurcuntentmenapasqua,.
Don. Un monologue est un don. Mais afin qu’un don soit un
don, il faut quelqu'un qui donne, d’autres qui donnent la possibilité de donner
et quelqu’un — celui qui est à l’origine du don — qui donne la possibilité de donner la possibilité de
donner. Mais donner la possibilité
de, implique accepter que, implique une passivité difficile à atteindre
lorsque tout nous pousse au dialogue. De sourds.
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Novembre 2000 Lénalem. Combien de siècle sont-ils passés depuis que E.
Bloch écrivit : « La fin du tunnel est en vue, certainement pas en Palestine
mais à Moscou : ubi Lénine, ibi
Jérusalem » ? La statue de Lénine est tombée, et avec elle ses idées.
Et Jérusalem ? Jérusalem est encore débout, mais elle aussi pourrait
tomber. Mais ses idées qui, sous des formes plus ou moins masquées, circulent
depuis des millénaires en Occident et que la technique vivifie et répand
partout, ne peuvent plus tomber. Les idées de Lénine aussi, plus ou moins bien
maquillées, continuent à circuler, mais elles sont tellement plus jeunes !
Elles risquent de se retrouver, de nouveau, en très mauvaise compagnie.
Racisme
à part. Désormais il n’y a pas repas
avec un convive moindrement spirituel où on ne se demande pas : «
Pourquoi des Rwandais ou des Péruviens ou, pourquoi pas, des Cubains n’ont pas
été appelés comme vérificateurs pour les élections américaines ? ».
Dans le dernier numéro de L’intelligent, bien plus radicalement, Fouad
Laroui se demande : « Pourquoi le président des USA n’est pas choisi
parmi les citoyens de l’Empire[1] ? »
Pourquoi ? Pour des motifs bien évidents, mais aussi parce que les gens
n’ont pas assez de fantaisie et assez d’esprit pour y croire. Non seulement ils
n’y croient pas mais quand ils écrivent ironiquement, comme Monsieur Laroui,
que si l’ex-dictateur du Nigeria Sani Abacha avait été élu président des USA,
ses exploits « auraient eu une autre allure que les baisers volés à une
petite stagiaire », on se demande s’ils ne sont pas pires que les pires
conservateurs américains. On a l’impression que l’ironie leur permet de jeter
leur masque et de montrer leur… Il y a trente ans j’aurais écrit « leur
racisme et leur misogynie ». Aujourd’hui je ne le dis pas. Je n’ai pas
envie de me faire accuser d’être anti-arabe. Et puis je l’écris : c’est du
racisme et de la misogynie. Pourquoi parler d’Abacha ? Pour nous montrer
que les Africains peuvent être bien pires ? Ce n’est pas parce qu’on
habite sur le même continent appelé Afrique qu’on est Africains de la même
manière, surtout quand on est blanc et les blancs (Arabes et non), pendant des
millénaires, ont fait ce qu’ils ont fait.
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Novembre 2000 Adequatio. Depuis belle lurette un grand nombre de philosophes
nous dit qu’il est naïf de voir la vérité comme adequatio rei (comme
adéquation de la parole à la « chose »). Les logiciens nous proposent
un concept de vérité plus faible qui se restreint à un rapport entre mots, ce
qu’on pourrait appeler adequatio verbi. Mais il y a peut-être une autre
vérité qui jaillit de la rencontre des mots : celle de la beauté, de la
poésie. Le beau est toujours vrai, jamais juste. De là naît la tension du
politique où on se demande : pourquoi ne pas avoir dans le concret le
« beau » qui jaillit des mots ? Pourquoi ne pas transformer les
beaux possibles en réalité ? La tension du politique où on agit. La poésie
est rare et ne s’identifie surtout pas à celle qu’on appelle poésie dans nos
écoles : Baudelaire et Rimbaud sont pleins de non poésie, Freud, Feynman
et Nietzsche, pour n’en citer que trois, en ont parfois. La politique
« juste » est encore plus rare, ce qui n’est peut-être pas beau mais
certainement humain.
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Novembre 2000 Cinquante. Ils sont mariés depuis cinquante ans et ils nagent
synchronisés sous le regard charmé de leurs deux filles.
Presque
cinquante. Ensemble ils ont presque
cinquante ans et ils foncent sous le regard charmé de leurs parents.
Cinquante.
On a seulement dix doigts, ce qui
n’est pas terrible pour frapper sur la cinquantaine de touches d’un clavier
d’ordinateur. Si on en avait cinquante, tout serait plus simple et
performant : on mettrait un doigt sur chaque touche et… vas-y. Il faudrait
que nos gouvernements financent des recherches en ingénierie génétique afin que
les nouvelles générations puissent avoir les cinquante doigts dont ils ont
besoin. De plus, un fois que les cinquante doigts seraient là on leur
trouverait bien d’autres usages, comme rendre les caresses plus raffinées.
Mais, ça, il ne faudrait pas le crier trop fort car s’ils le savent ils
bloqueraient tout, de peur qu’on passe notre temps à nous caresser au lieu de
fricoter avec le clavier. J’ai même l’impression que pour ne pas nous donner
nos cinquante doigts, dans pas très longtemps on fera disparaître les claviers
et on donnera des ordres vocaux à nos ordinateurs chéris. Des ordres ? Il
ne faut pas exagérer. On leur demandera s’ils ont le temps… on essayera de les
convaincre...de les amadouer… comme nos enfants.
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Novembre 2000 On
devrait le mettre parmi les lectures obligatoires dans les écoles secondaires,
dans les églises, dans les mosquées, dans les synagogues, dans les temples de
n’importe quel ordre et de n’importe quel type, dans les programmes de
théologie et de morale, dans les salles d’attente des dentistes et des bureaux
d’immigration. Un récit léger — certainement trop aux dires d’aucuns — qui met
en scène trois protagonistes du XVIe siècle : Érasme, Luther et
Faust. Dans la nuit du 10 au 11 août 1521, ils se rencontrent à Anderlecht. Il
y a d’abord un dialogue entre l’auteur de l’Éloge de la folie et son ami
Faust sur Dieu, sur le Livre, sur la vérité, sur l’amour et sur le fanatisme. Les positions de Faust sont les
positions classiques d’un athée qui ne ressent aucun besoin d’un père
protecteur et qui pense que les hommes doivent trouver les moyens de vivre ensemble
sans s’appuyer sur une force divine ; celles d’Érasme sont les positions
bien connues d’un humaniste croyant qui a surtout en horreur la violence.
Faust, à un Érasme qui oppose l’appel à la paix du nouveau testament aux cris
de guerre du Vieux : « Ta foi en Christ ne l’empêchera pas [la
violence]. Tu sais comme moi que l’Évangile lui aussi est rouge de sang et
ivre de colère sacrée ». Puis Luther arrive, « Ses yeux
étaient terribles, pénétrants et (…) habités d’une vie satanique ».
C’est le narrateur, l’assistant d’Érasme, qui décrit Luther, bien conscient que
le « satanique » était dû à la conversation de Faust. Luther présente
à Érasme la célèbre page de garde du pamphlet de Martin Seeger et Hans Füssli Deux
paysans suisses l’ont fait, où Érasme et Luther préparent des pains
(représentés par des bibles) pour le pape. Érasme s’offusque d’être représenté
comme hérétique à côté de Luther et s’engage dans un dialogue de sourds avec le
grand réformateur : « Serais-tu le seul à tout connaître,
Luther ? (…) Comment la parole de Dieu pourrait-elle s’exprimer avec tant
de haine ? » et Luther, avec sa délicatesse habituelle :
« (…) il y a plus de vérité dans l’étron d’une truie que dans tous tes
livres. »
L’échange est interrompu par l’arrivée de quatre
soldats du pape qui sont immédiatement tués par le chevalier qui accompagne
Luther. Le récit termine avec un commentaire du narrateur : « J’ai
vu ces quatre meurtres perpétrés au nom du Christ. Puis, dans les années qui
ont suivi, j’ai assisté à des centaines d’autres crimes, tous commis pour la
gloire d’un invisible Créateur aux desseins trop obscurs (…). »
Ce fût la guerre des paysans, et celle des trente
ans. Ce sont les Talibans. Ce sont les intégristes Juifs, Chrétiens, Musulmans,
Hindous… C’est Tony Blair et l’armée des intégristes de la nouvelle éthique
occidentale.
Ce sont les Talibans avec le génocide des femmes. Ce
sont les Talibans, encore.
Le Tellier Hervé, L’orage d’août, La lettre
volée.
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Novembre 2000 Duo. Âmes et
corps : réflexions d’un jeune médecin[2]
et notes à partir d’un documentaire de la télévision italienne sur
l’Afghanistan.
Canada.
C’est quand même pas évident de reconnaître quelqu’un à qui on a vidé le
thorax et l’abdomen. Une languette de peau lui recouvre une bonne partie du
visage… Regardant aux alentours je recherche une trace du passage de son
âme. Je ne vois que la lumière glauque, des balances, des organes sur une
table. L’odeur de formol pogne à la gorge, c’est peut-être ça l’âme.
Afghanistan.
Chirurgies à la chaîne. Enfants estropiés aux yeux immenses qui refusent de
libérer l’âme.
Canada.
Son foie pesait 1400 grammes. La rate mollasse signait un choc septique. Les
poumons pleins de liquide purulent nous éclairent sur le site de l’infection.
Ça va sûrement réconforter la famille. Arès avoir charcuté votre maman, on a
découvert qu’elle était décédée d’une pneumonie. Bon, j’ai faim. Je sors
dehors. (…) Mon patient, ou plutôt, le cancer avec de l’homme autour, va
mal. Va bientôt falloir y retourner. Il avait mal, On l’a soulagé. Maintenant
il est convaincu que sa voisine de chambre veut le tuer.
Afghanistan.
Sa jambe droite est restée sur le bord de la route, celle de gauche pendouille
comme un vieux chiffon sale, le bras gauche est introuvable. On cherche les
éclats dans ce qui reste de l’œil. Il a douze ans. Son père jure qu’il va les
massacrer.
Canada.
Un ex-flic (…) constipé depuis une semaine, il a fallu lui vider le rectum à
la main. On a libéré les otages. Il y eu une victime. J’espère qu’il nous
pardonnera. Sa conjointe pleure.
Afghanistan.
Il a vingt-deux ans. À la guerre depuis
sept ans. La peau, l’étoffe, le sang, la chair, le cuir de la ceinture tout est
mélangé dans une sauce brunâtre. On ne le sauve pas. Ce n’est peut-être pas le
jeune de vingt-deux ans. La douleur gratuitement collée à ces corps innocents
les rend tous égaux.
Canada.
Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter. La résection du côlon est une opération
facile. Dommage qu’elle se soit mise à saigner partout. On l’a transfusée.
Afghanistan.
Six, sept, dix interventions sans changer de sarrau dans une pièce chauffée à
la merde. Mettre une mine dans le côlon de la moitié des Talibans et les faire
enculer par l’autre moitié. Histoire qu’ils se déchiquettent comme cette
fillette de quatre ans.
Canada.
Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter. Intubée, s’accrochant tant bien que mal
à la vie, ses yeux semblaient m’accuser. Les livres te préparent pas à ça. Va
falloir retourner bientôt. Les autres vont se demander où j’ai disparu. Le
temps de fumer une cigarette, timide révolte contre ce monde médicalisé, et j’y
retourne.
Afghanistan.
Trouver l’argent. Faire signer et puis j’y retourne.
Femmes
afghanes. Pire qu’un hôpital
canadien, pire qu’un hôpital afghan. Des monstres. Ils veulent les transformer
en des monstres. Qu’on ne vienne pas me parler du charme du mystère ! Les
TalibanSS : des SS en mineur. Qu’on ne vienne pas me parler de
compréhension ! Qu’on l’appelle par son vrai nom : lâcheté, couardise
ou abjection, mais qu’on ne l’appelle pas compréhension. Bornés, on peut essayer
de comprendre la destruction d’une race ou d’une ethnie, mais il est
humainement impossible de comprendre la destruction des femmes. On ne peut pas
être si bornés que ça. Il faut ne pas comprendre. Il faut être sadique et rêver
des tortures que les chinois infligeaient aux Mongols. Et, de manière plus
réaliste : ce couillon de Tony Blair, avec tous ses amis de gauche, que
fait-il ? Rien, il intervient là où il ne devrait pas et, il n’intervient
pas là où il faudrait. L’éthique blairienne complètement asservie à l’économie,
comme toutes les éthiques des gouvernement ou des professions. Comme la morale
des intellectuels qui comprennent.
Afghanistan.
Trouver les armes.