15 octobre 2001 Anniversaire. Pourquoi cette certitude que dès qu’ils écrivent sur lui, ils
l’estropient, qu’ils n’y entendent rien ? Même s’ils se nomment Deleuze,
Derrida, Jaspers, Vattimo ou Heidegger. Suis-je seul ? Non :
He struggles into Life.
Ainsi le
présenta William Blake, qui mourut 17 ans avant sa naissance.
16 octobre 2001. Je. Il y les romans où un je exhibitionniste
effraie les lecteurs enfantins, aguiche les peaux impuissantes et fait crier au
scandale momies et bas-bleus. Je les lis sur le bol de toilette, pour en parler
avec les amis friands de nouveautés littéraires. Il y a les romans où le je
s’efface, se beckettise, devient universel. Je les lis en marchant pour ne pas
oublier mon corps. Il y a les romans où il n’y a pas de je, mais seules
des histoires de je. Des histoires qui m’enlisent. Qui me lisent. Furie[1]
fait partie de ces derniers.
17 octobre 2001. Deux ou trois mois.
—
Des
mauvaises nouvelles…
—
Mauvaises ?
—
Très
mauvaises…
—
Un…
—
Oui…
au pancréas…
—
Au
pancréas ?… Deux mois…
—
Deux
ou trois mois…
Comme ça. Sans aucun préambules, tout de suite
après le scanning, mon collègue et « ami » m’annonça un cancer
au pancréas. Je m’évanouis. Ce n’était pas possible. Seulement deux mois de
vie. J’avais quarante-six ans et je n’avais encore rien fait. Rien. Ce n’était
pas possible. Moi, pourquoi moi ? Pourquoi pas lui ? Je ne sais plus
comment je rentrai à la maison. Je ne sais pas ce que je dis à ma femme. Je me
rappelle simplement que je lui demandai d’attendre avant d’en parler aux enfants
et que je dormis toute la nuit du sommeil des justes. J’eus ensuite des
va-et-vient continuels d’excitation et de déprime. Je voulais vivre. Vivre
intensément. Et ce n’était pas de la mauvaise littérature. Je voulais des
femmes, des voyages, du bon vin. Dans la première semaine j’eus deux aventures
mais je ne fis aucun voyage. Je n’eus pas le temps. Le radiologue s’était
trompé. Ma vie est redevenue normale. Presque : toutes les fois que je
vois quelqu’un qui a un cancer (et j’en vois beaucoup) je me sens coupable. Comme
si j’avais triché. Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi ?
18 octobre 2001. Mort du père.
Il a dix ans et il fréquente une école
catholique : « Y a-t-il une autre vie ? » Lui dire que la
vie est une et que, pour certains, elle est déjà un poids de trop ou qu’une vie
fausse a été inventée pour nous gâcher la vraie ou lui dire que les morts n’ont
que la vie des souvenirs, je ne puis. Je lui dis alors qu’il y a une autre vie.
Les pères ne pourraient pas mourir et laisser les petits enfants seuls s’il n’y
avait pas une autre vie d’où continuer à les suivre. « Mon papa pourrait
vivre dans une libellule ou dans un moustique ? » Bien sûr, autrement
pourquoi tous ces moustiques, le soir, autour de ton papa malade ? Ils
prenaient des accords pour la nouvelle vie. Ils organisaient la maison dans
l’autre vie, tu sais, ton père aimait beaucoup meubler les maisons.
On entre dans un café internet où il imprime
des photos de skate. « Toi, tu préfères que ton père meure ou qu’il
divorce ? » Lui dire que le divorce libère souvent deux vies ou que
l’amour peut renaître mais l’homme non, je ne puis. Je lui dis donc que la mort
du père est préférable à celle de l’amour. Pour le père, pour la mère et pour
le fils, surtout.
On marche sur le boulevard Thiers en nous
bousculant. « J’aimerais que mon papa marche à mon côté et qu’il joue
comme toi. » Lui dire que moi aussi j’aimerais marcher à côté de mon fils,
mort quand je naquis, je ne puis. Je fixe l’océan et je lui demande (à
l’Océan) : « Pourquoi ? ».
19 octobre 2001. Trains ou talitains. Les trains ne sont plus les trains
d’autrefois et autrefois ils n’étaient déjà plus les trains de l’autrefois
précédente. Il y eut un âge d’or du train et ensuite une décadence qui ne
semble pas s’arrêter. Qu’il suffise de penser au TGV, l’anti-train par
excellence, qui est devenu le modèle de tous les trains. Si je parle d’âge d’or
du train je ne suis pas pour autant la vieille conne qui « a connu les
vraies choses ». Je sais que toutes les choses sont « les vraies
choses ». Je veux tout simplement souligner que les trains, comme tout ce
que les hommes savent nommer, ont beaucoup moins d’inertie que les mots qui les
indiquent. Pour pouvoir communiquer on continue à appeler « train »
ce qui n’est plus un train, « peuple » ce qui n’est plus un peuple,
« amour » ce qui amour n’est plus. Mais, pour retourner à nos trains,
si la disparition des wagons restaurants ou des compartiments avec les
fauteuils en velours ont donné un sacré coup aux trains, les téléphones
portables (au moins en Italie) les ont complètement détruits. On ne peut plus
lire en train. On ne peut même plus faire connaissance avec son voisin :
les décibels d’affaires intimes et d’affaires-affaires couvrent tout l’espace
sonore disponible. Qu’est-ce qu’un train sans la lecture et sans le bavardage
léger avec les inconnus que le hasard a placé dans le même compartiment ?
Un talitain, peut-être ; certainement pas un train.
Paris-Milan. La première fois du portable de la sorcière à
ma droite :
—
Ciao.
Je suis Emilia Longo.
—
…
—
Ah… il
n’est pas là…
—
…
—
Je
voulais passer pour les lunettes…
—
…
—
Oh !…
—
…
—
C’est
pas vrai…
—
…
—
Oh !
Oh !
—
…
—
Donne-moi
le téléphone.
—
…
—
Oh !
—
…
—
Pas
vrai
—
…
—
Oh !
Oh !…
—
…
—
Je
passe demain…
—
…
—
Ciao.
Dans le TGV Paris-Milan il y eurent encore onze
coups de téléphone qui permirent à mon estomac de s’irriter comme il ne l’avait
pas fait depuis des années.
20 octobre 2001. Dommage. Bush déclare que les terroristes voulaient
mettre à genoux l’économie globale. Quelle envie de devenir terroriste !
C’est dommage que terroristes et antiterroristes croient à la même économie.
21 octobre 2001. Pisseuses et merdeux. Commentaire du Corriere della sera,
à propos de la seule femme des Fighting Black Lions qui bombardent
l’Afghanistan : « Quand on est là haut il faut faire attention à
l’artillerie et […] (surtout pour les dames) se retenir[2].
À part cela il n’y pas de différences entre les sexes. » Pour décaper les
couches de la misogynie : les femmes-pilotes pissent dans leur culotte et les hommes chient dans
leur… non. Pas dans leur froc (cela est réservé aux Taliban), ils chient, tout
bêtement, dans leur slip.