13 mai 2002. Le lac des quinques. Son vrai nom c’est Lac aux fougères. Un très beau petit lac d’à peine 6 kilomètres carrés, pas loin de la frontière américaine, entouré de hêtraies — ce qui est très rare au Québec — où se cachent des chalets qui, hormis trois mois d’été, et une semaine à Noël, ne s’animent que le samedi et le dimanche. Un havre de repos où les embarcations à moteur sont interdites et où, même les chiens, pourtant fort nombreux, bémolisent leur jappe. Un paradis lacustre, si ce n’était de quelques millions de moustiques de trop et d’un hôtel de quatre étages, planté là où le lac redevient rivière.

 

Depuis trente ans, je suis le portier de l’hôtel du lac, de l’hôtel des fougères.

 

Dans mon temps libre, comme on dit avec une expression qui démontre un peu trop de respect pour le travail, j’aime flâner dans la hêtraie et, au moins une fois par semaine, quand les quinques sont là, je fais le tour du lac. Je caresse leurs chiens, je souris à leurs dames à la recherche du hâle parfait, et surtout, je les écoute. À vrai dire, moi aussi je place quelques banalités pour montrer mon intérêt, mais la majorité du temps je les écoute et je les observe. Il est étonnant de constater que les quinques en vacances peuvent confesser les péchés les plus sérieux, les pensées les plus intimes, tout ce qu’ils ne disent ni à leurs amis ni à leurs femmes ni à leurs maîtresses, à de simples inconnus, comme s’ils étaient sûrs que les paroles s’évaporaient quelques instants après avoir dit « à la prochaine », sans laisser la moindre trace. Et pourtant, il est pas difficile d’imaginer que c’est le contraire qui arrive et que, dans le cerveau des inconnus, les paroles ont plus de chance de résister aux attaques du temps sans trop se déformer. Elles ne sont pas entourées, comme dans la tête des amis, de paroles, de gestes, de sourires qui se bousculent pour garder une position privilégiée et qui ne se gênent pas pour les piétiner si besoin naît. Celle-ci est mon interprétation des beaux jours, de mes jours d’ouverture. Mais quand, derrière leurs yeux aqueux, j’entrevois ce mélange de pauvreté et de mesquinerie qui rend l’injustice du Palais de justice encore plus injuste, la grisaille des salles de classe encore plus grise et les séances d’analyse encore plus glauques, mes idées brunissent et mon optimisme se cabre. Je deviens alors lucide et je vois ces avocats, ces profs, ces psys, ces corps vieillissants en shorts obscènes, ces quinquagénaires, ces quinques, ces hommes qui ont une position, des femmes, des enfants, qui ont leur lac, prendre mes oreilles pour un égout où ils déversent leur surplus de merde hebdomadaire. En ces moments-là, quand je suis objectif, le mépris de leur sourire éteint bande l’arc du mien.

 

Je connais les secrets de tout le monde du lac. Ceux des quinques parce qu’ils bavardent sans cesse, ceux de leurs épouses parce qu’il m’arrive de les consoler, ceux de leurs filles parce qu’elles me trouvent « cool » et ceux de leurs fils parce qu’ils espèrent apprendre l’art de ne pas devenir cons comme leurs pères. Mais, s’ils savaient que, quand je rentre de mes promenades, je m’empresse d’écrire les bouts de phrases qui m’ont le plus frappé, de commenter les événements ou les expressions, de décrire les scènes de la vie lacustre, ils seraient sans doute plus réservés. Mais comment peuvent-ils se douter qu’un bon homme qui n’a jamais lu un livre en entier, qui aime le hockey et les Mcdo, qui préfère une Black à un vieux Bordeaux, qui n’est jamais allé plus loin que Montréal, qui parle avec l’accent de l’homme à tout faire de leur grand-père, comment peuvent-ils imaginer que depuis des années il s’amuse à enchaîner des mots sur papier ? S’ils savaient qu’I. m’a proposé de mettre mes écrits sur le WEB, et que, comme vous pouvez le voir, j’ai accepté, ils me feraient chasser de l’hôtel, ce qui ne serait peut-être pas tellement grave. Ce qui me pousserait, sans doute, à aller passer les quelques années qui me restent (depuis bientôt cinq ans je suis sorti des quinques), dans la maison paternelle au lac Carré.

 

14 mai 2002. Antiennes d’amour.

I. Après la jouissance, quand l’âme assoupie glisse dans les corps affranchis, parfois l’amour advient.

 

II. La tension de la solitude, déguisée en désir, appelle la jouissance — prélude de l’amour.

 

III. Les larmes de l’amour collent les débris des âme esseulées, sans respect de l’appartenance.

 

IV. L’amour ne se fait pas. L’amour arrive, après qu’ils aient fait.

 

V. L’amour ne se fait pas. L’amour se crée.

 

VI. Faites l’amour, pas la guerre  slogan de gens illettrés et sans amour.

 

VII. Parfois l’amour surgit du coup de foutre après le coup de foudre. Parfois. Seulement parfois.

 

VIII. Mensonge. Mensonge, que l’amour existe sans la communion des sexes. L’amour est la paix de l’après.

 

15 mai 2002. Ânes et fourmis. Je ne l’avais pas vu depuis au moins un an, mon ami Mostapha, « mon Marocain » qui n’a pas troqué ses longues histoires sur les ânes pour de farces stupides sur les blondes. Il est pressé. Je lui demande quelques mots sur le 11 septembre. « Certains Arabes en ont assez de faire comme l’âne de la montagne qui porte les dattes et mange les pissenlits. C’est le coup de pied de l’âne. » Il a raison. Et, la Palestine et les suicides des jeunes et la religion ? Je vais le chercher sur la religion car, comme moi, la religion le met dans un état second. Le mettait. « La religion n’a rien à voir. Les Palestiniens ? C’est comme les fourmis, si on envahit leur fourmilière, les ouvrières se tuent. » Il a raison. N’empêche qu’on est des fourmis qui, en plus de la reine, on a des imams, des prêtres et des rabbins : ce qui ne fait que rendre les choses plus merdiques. « Surtout, la barbe m’en fume quand j’entends des Arabes dire qu’on est trop ânes pour faire ce qu’on a fait aux Américains ! »

 

16 mai 2002. La peur de la Peur. « La peur se situe à l’intérieur de la communauté, de ses formes de vie et de communication. L’angoisse par contre fait son apparition quand on s’éloigne de la communauté d’appartenance, des habitudes partagées, des « jeux linguistiques » archi-connus, en s’avançant dans le vaste monde. […] Eh bien, la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu [dans la société qu’on appelle parfois post-moderne].[1] » Mais cette division, qui porte un cachet philosophique éminent (qu’il suffise de penser à Kant et à Heidegger), pouvait-elle atteindre le statut qu’elle a atteint si les deux peurs n’étaient pas depuis toujours étroitement entrelacées ? Si tel est le cas, la division, conceptuellement importante, devient difficilement applicable aux phénomènes sociaux. Si je repense au monde de ma jeunesse et de mon enfance, j’ai même l’impression qu’à cette époque-là, dans une communauté paysanne traditionnelle, le mélange était encore plus fort qu’aujourd’hui dans une métropole américaine comme Montréal. Les pistes étaient déjà complètement brouillées. Considérons la peur du « noir », une peur qui était une crainte « absolue », non seulement dans le sens qu’on avait peur de « tout » ce qu’on ne voyait pas, mais aussi dans le sens que « tous » avaient peur. Quand les « vieux » me voyaient prendre mon sac à dos et m’en aller, le soir tard, vers le chalet à deux heures de marche dans les montagnes, ils disaient que j’étais fou. Qui, en effet, sinon les fous ou les voleurs pouvaient marcher la nuit dans les montagnes ? Et puisque je n’avais pas l’air d’un voleur… Si je leur demandais pourquoi il fallait craindre la nuit, j’avais une réponse presque scientifique : dans la vallée il y avait des femmes-oiseaux qui, la nuit venue, volaient dans la forêt à la recherche de… Quand je leur demandais : « À la recherche de quoi ? », ils n’avaient pas de réponse. « Mais que font-elles, ces « femmes oiseaux[2] » ? Mystère ! Tout ce qu’ils savaient c’était que Pierre, Jean, Paul… les avaient vues et qu’ils avaient dû s’enfuir. Ils avaient eu de la chance !

 

Cette peur du noir s’apparente beaucoup plus à l’angoisse qu’à une crainte « relative ». Qu’est-ce que ces femmes-oiseaux sinon une tentative de relativiser une crainte « absolue » ? Mais, même si la communauté avait mis un nom à la peur, ce nom était chargé d’autres peurs, sans doute plus « absolues » encore que la peur du noir. Il y avait plein de peurs dans le village — la peur du cimetière, la peur des gitanes… — mais surtout la peur de la « Peur », une personnification féminine de la peur, qui vivait pas loin du cimetière.

 

17 mai 2002. Non, pas encore ! Je leur dis qu’en retournant de ma marche-santé quotidienne j’ai croisé trois adolescents qui m’ont fait voir l’autre facette de l’expression « âge bête ». Non pas l’âge auquel les adolescents sont bêtes mais l’âge où il sont comme des animaux. Je leur dis que les yeux inexpressifs, les mouvements gauches, la voix sans texture faisait ressembler ces adolescents plus à des veaux qu’à des humains. Mais sans la bonhomie des veau, sans le côté humain des animaux. Et là, je ne peux pas me retenir : « Pour les filles c’est différent. »

Véronique : Non, pas encore ! Pas encore tes considérations sur les filles comme plus…

Isabelle : Les filles aussi sont bêtes, à leur manière.

Véronique : Elles le sont quand elles sont un peu plus jeunes.

Isabelle : Elles sont dans la séduction..

Oui, elles sont dans la séduction, ce qui est le propre des humains.

 

18 mai 2002. Congrès scientifiques. Il n’y a pas beaucoup de congrès scientifiques qui passent à l’histoire pour le bouleversement qu’ils créent dans le monde. Personnellement j’en connais seulement deux : celui de Solvay en 1927, où Bohr et Einstein posèrent les bases de deux positions théoriques qui n’ont pas encore été dépassées et celui de l’ACFAS de 2002 où un chercheur et une chercheuse québécois ont découvert que dans 95 % des cas des Québécois de souche française « on arrive à trouver un ancêtre commun à deux individus pigés au hasard ». Cette découverte qui me semble bien plus importante que toute percée de la mécanique quantique, n’est pas seulement révolutionnaire en soi, mais elle ouvre des « avenues de recherche » qui étaient impensables avant cette date historique. Voici une question qui sera certainement financée par tous les gouvernements de droite européens : « Combien de générations faut-il considérer pour arriver à trouver un ancêtre commun à deux individus caucasiens pigés au hasard ? » Et pour l’humanité entière ? Un retour à la Bible ne serait pas mal, n’est-ce pas ? Et pour les primates ? Pour cela, il faut attendre un retour de pendule vers la gauche. Mais, si on ne veut pas que la gauche soit encore une fois accusée d’à-peu-prèisme, attention à ne pas sous-évaluer les difficultés méthodologiques. Surtout celles qui sont liées au déchiffrage des registres paroissiaux de ces antiques mariages.

 

19 mai 2002. Doute. Arrêtez votre char ou arrêtez votre charre ?

 



[1] Paolo Virno, Grammaire de la multitude, à paraître aux éditions Conjonctures-Éclat.

[2] En dialecte leur nom était Louiseli (petites Louises).