14 avril
2003. Fragments d’un
discours guerrier. Échanges entre un philosophe allemand ayant élu Montréal
comme siège de ses élucubrations et Carl Von Clausewitz, à propos de la guerre
contre l’Irak et d’autres bagatelles pour un massacre qui n’a pas eu lieu,
devant des bouteilles de Riesling qui n’avaient pas de difficultés à se vider.
Fragment No
1 ou de Jessica Lynch, de l’école et de la littérature.
Weisenstein : J’ai lu que Jessica Lynch
s’était enrôlée afin de gagner l’argent pour étudier et réaliser ainsi son rêve
de devenir travailleuse de garderie
Von Clausewitz : Qui est Jessica Lynch ?
Weisenstein : La jeune fille qui a été faite prisonnière par les Irakiens et libérée par un commando américain au cours d’une opération très médiatisée.
Von Clausewitz : Ouais… les femmes à la guerre… Ça sent la
fin…
Weisenstein : Ou le début…
Von Clausewitz : Le début… la fin… ça n’a pas d’importance.
Je ne réussis pas à m’habituer aux femmes dans l’armée.
Weisenstein : À l’université non plus ?
Von Clausewitz : J’admets que je ne pèche pas par excès de
progressisme. Vous savez, cela fait des milliers d’années qu’elles étaient à
notre service et on n’apprend pas à commander du jour au lendemain. La guerre
de la vie est sans merci et quand on se trompe, le malheur explose. Et le
malheur est insensible aux intentions. Cette fille aurait mieux fait d’entrer
dans la grâce d’un vieux bonhomme et… Ni les filles ni les soldats simples
n’ont besoin de trop d’instruction.
Weisenstein : Les Américains ne pensent pas comme vous. 72 % de leurs soldats ont terminé leur high school et 27 % ont fréquenté un college.
Von Clausewitz : Il faudrait voir ce qu’est
leur high school
et leur college ! Ce n’est certainement
pas comme le gymnasium et l’université allemands de mon époque. Et puis, ces
données ne disent rien. Il faudrait les comparer avec les pourcentages de la
population en général.
Weisenstein : 56 % fréquentent ou ont fréquenté un college et 32 % se sont arrêtés à la high school.
Von Clausewitz : Vous êtes informé. 56 contre…
Weisenstein : 27…
Von Clausewitz : La différence est énorme. Cela me donne
raison, aut universitas
aut milites.
Weisenstein : Si ce que dit le New York Times du 6 avril est vrai, cette différence est en train de s’effacer. Les militaires favorisent toujours plus les études des soldats pendant le temps « libre ».
Von Clausewitz : Donc tous les militaires étudient. Ceux
qui ont choisi la vie militaire pour la vie parce que les officiers favorisent
les études et les temporaires parce qu’ils font le service pour se payer des
études de… de gardiennes de garderie. On a les militaires qu’on mérite. Et,
comme résultat de la scolarisation, on a des soldats peureux qui tirent
sur tout ce qui bouge, en criant vive la démocratie.
Weisenstein : Mais ils sont sans doute moins de
brute que… que.
Von Clausewitz : Que quoi ? Dans une guerre, mieux
vaut avoir des brutes courageuses que des scolarisés peureux.
Weisenstein : Je crois que vous avez une vision
de la société un peu dépassée.
Von Clausewitz : Et j’en suis orgueilleux. Cette guerre est
un bon exemple de la décadence de l’Occident. Les soldats américains ne sont
pas des soldats, ce sont des travailleurs qui lancent des missiles intelligents
en appuyant sur de gros boutons rouges. Des travailleurs qui veulent garder les
mains propres. C’est absurde. À la guerre, on ne peut pas garder les mains
propres, on peut par contre garder l’esprit propre. Tandis qu’à l’école, c’est
le contraire… Ils sont en train de rendre la guerre inhumaine.
Weisenstein : Je ne sais pas très bien ce que
vous voulez dire par « inhumaine », mais je peux l’imaginer. Ce qui
est « humain », c'est le monde et le monde change et on ne peut pas
dire si c’est en bien ou en mal à moins que nos jugements soient hors du monde,
ce qui est…
Von Clausewitz : Ce qui…
Weisenstein : Ce qui est indéfendable, à notre
époque.
Von Clausewitz : Et si le problème était là ? Et si c’était l’époque
qui n’était pas défendable ?
Weisenstein : Parce que les femmes vont à la
guerre et que tout le monde étudie ?
Von Clausewitz : Parce qu’on se laisse entraîner par le
courant. Mais revenons à l’armée. J’imagine que vous vouliez dire qu’elle n’est
pas hors du monde. Qu’elle évolue. Sur cela, je ne peux qu’être d’accord. La technique
fait évoluer l’art… fait évoluer la manière de combattre.
Weisenstein : Oui, et l’évolution principale me
semble être le devenir abstrait du travail concret. Même le travail des
militaires.
Von Clausewitz : Le travail des militaires ? Depuis
quand travaille-t-on à la guerre ?
Weisenstein : Peut-être qu’on ne travaille pas. Mais qu’on puisse tuer de manière « abstraite », en appuyant sur un bouton, tranquillement assis dans un bureau sur un porte-avions, plutôt que d’enfoncer une baïonnette dans les boyaux de l’ennemi, c’est une réalité. Comme on peut sauver une jambe avec des piqûres au lieu de la couper.
Von Clausewitz : Quand on est loin de celui qu’on tue, on ne peut plus percevoir la mort. C’est ça qui est inhumain. La technique est en train de saper les fondements du rapport à la mort. On est comme dans un jeu vidéo. On tue des images qui se vengent en tuant notre rapport au monde. Ce n’est pas la violence qui est inhumaine, c’est le détachement de la technique.
Weisenstein : Mais le détachement nous
appartient, comme la passion. Votre Napoléon était détaché. Tous vos grands
stratèges l’étaient.
Von Clausewitz : Vous mélangez le sacré et le profane.
Versez-moi un peu de Riesling.
Weisenstein : Je n’aime pas la pureté. J’aime
mélanger le sacré et le profane, les hommes et les femmes, les machines et les
mythes anciens…
Von Clausewitz : Vous confondez tout. La guerre, ce n’est pas de la littérature ni un programme informatique. Vous devriez savoir que les soldats ont toujours été de la simple chair à canon, même quand les canons n’existaient pas. Ni les armées des cités grecques, ni celles des empires — romain, mongol, britannique, allemand ou chinois —, ni celles de Charles quint, de Louis XIV ou de Napoléon, les armées rouges ou noires non plus, n’ont jamais considéré les simples soldats plus qu’ils ne l’étaient dans la vie soi-disant civile : de simples instruments. Des simples instruments dans les mains de leurs officiers, à leur tour des instruments dans les mains de Dieu et de l’État.
Weisenstein : C’est ce que les hommes du
pouvoir, ceux qui avaient Dieu et l’État à leur service, voulaient bien leur
faire accroire.
15 avril 2003. Fragment No 2. Très court, sur commerce
et guerre.
Weisenstein : Votre mise en parallèle du
commerce et de la guerre n’a sans doute jamais été plus vraie qu’en ce moment.
Tous ceux qui sont contre la guerre sont contre le commerce, considéré comme le
père d’une mauvaise globalisation.
Von Clausewitz : : Guerre au
commerce ! Encore un verre, s’il vous plaît.
16 avril 2003. Fragment No 3. Ou de l’indécidabilité
de l’effet des guerres.
Von Clausewitz : Être contre la guerre ne permet pas de
faire de grandes discriminations. Pratiquement tout le monde est contre. Même
Gengis Khan et Hitler l’étaient. Je suis certain que Bush l’est. On peut aimer
une bataille, comme un moment d’ivresse, comme une démonstration de puissance,
mais pas la guerre. La guerre est toujours longue, même la guerre-éclair. Si,
par contre, vous considérez une guerre, une guerre bien précise, alors les
choses se compliquent. Il suffit de ne pas être trop naïf pour s’apercevoir que
le champ de bataille des idées est bien plus confus que celui des armées. Il
n’est pas rare que X défende une colline que vous aviez imaginée défendue par Y
qui est en train d’attaquer dans la plaine là où vous auriez attendu que X
attaque.
Weisenstein : Un peu comme Chirac et Blair. Le droite contre la guerre et la gauche pour.
Von Clausewitz : Si vous voulez… Mais vous, pourquoi
êtes-vous contre cette guerre ?
Weisenstein : À cause des conséquences, catastrophiques. Les Américains ont sous-évalué
les difficultés que cette guerre va engendrer par-dessus les difficultés déjà
évidentes au Moyen-Orient. Il ne s’agira pas d’une simple addition : ce
sera une multiplication, une élévation à la nième puissance.
Von Clausewitz : Ce que vous dites a l’air vraisemblable.
Raisonnable. Mais vous pourriez aussi vous tromper. Il n’existe pas de règles
de la raison permettant de dire quoi que ce soit sur l’après-guerre. L’après-guerre
contient tellement d’inconnues…
Weisenstein : Certes, comme tout phénomène social.
Von Clausewitz : Comme tout phénomène social où des vies
disparaissent dans des temps très courts, laissant des vides qui peuvent être
remplis par n’importe quoi. Même par d’autres vides, c’est-à-dire par d’autres
morts. Une guerre libère des ressources insoupçonnées et en fait disparaître
d’autres qui semblaient éternelles. C’est pour cela qu’il est impossible
d’imaginer l’après-guerre.
Weisenstein : Est-ce que vous trouvez que l’après-guerre en 1918 ou en 1945 fut
imprévisible ? Personnellement, j’ai l’impression que les gens qui avaient
un peu de bon sens l’avaient assez bien prévu.
Von Clausewitz : C’est vrai. Parmi tout ce qu’on a dit, il
y a eu des prévisions correctes… Comme quand on se fait lire le futur dans les
cartes.
Weisenstein : Je parle de positions correctes qui ont été soutenues avec cohérence et
avec force.
Von Clausewitz : Oui. Mais « cohérence », qui
semble éclaircir, ne fait que rendre les événements encore plus confus. Il y a
eu des gens qui ont défendu avec cohérence leurs idées et, par hasard, leurs
idées ont eu une correspondance dans la réalité. D’autres avec la même
cohérence, la même force, la même intelligence des choses, ont soutenu des idées
complètement opposées. La cohérence enchaîne la réalité, l’appauvrit. En 1918,
il fallait nous faire passer sous les fourches caudines pour nous donner accès
à la démocratie selon certains ; selon d’autres, il fallait être moins
durs et permettre à l’Allemagne de trouver sa route vers une plus grande
intégration avec le reste de l’Europe…
Weisenstein : Et les « durs » ont gagné tout en ayant tort et ils ont ainsi
ouvert la route à Hitler.
Von Clausewitz : C’est ce que disent certains historiens.
Weisenstein : Certes. Mais je ne suis pas sûr qu’ils se trompent.
Von Clausewitz : Et pourtant ce n’est pas tellement
difficile d’imaginer un traité de Versailles plus « juste » pour les
Allemands qui aurait fait crier à l’injustice la droite française et aurait
rendu la France nazie. L’Italie n’avait pas perdu la guerre que je sache…
Weisenstein : Ce n’est pas à vous qu’il faut enseigner qu’avec des « si » on
ne fait pas l’histoire.
Von Clausewitz : Mais avec des « si » on
raisonne. Ne pouvez-vous pas imaginer que les nouvelles difficultés engendrées
par la guerre en Irak, sur une longue période, un siècle par exemple,
deviennent des éléments positifs qui permettront d’améliorer la vie dans cette
partie du monde qui ne semble pas vouloir renoncer à être un éternel foyer de
conflits ?
Weisenstein : Sans doute. Mais cent ans…
Von Clausewitz : Cent ans, ce n’est rien. Personne ne sait
ce qui est positif ou négatif quand on va au-delà de l’immédiat. L’histoire —
d’autres diraient la vie — réserve trop de surprises.
Weisenstein : À cause des surprises possibles,
faut-il laisser les militaires faire ce qu’ils veulent ? Les compagnies
d’armement s’empiffrer ? Les pays comme la France cacher leur main après
avoir lancé la pierre et réclamer leur place au festin de la
reconstruction ?
Von Clausewitz : Le fait qu’on ne puisse rien dire de
rationnel, rien qui suive les lois de la logique, ne veut pas dire qu’il ne
faille pas parler. On doit se prononcer, mais se prononcer en sachant que ce
qu’on dit est fondé sur ses propres préjugés, ses
sentiments, ses envies, ses peurs… C’est pour cela que, quand on essaye de
convaincre quelqu’un, on obtient souvent l’effet opposé à celui qu’on
attendait. Il se campe sur des positions souvent indéfendables, même de son
point de vue, mais il ne lâche pas parce que sa survie, comme la vôtre, est
liée à la survie des préjugés. D’autres investissements, qui ne passent pas
dans les paroles, l’empêchent de se rendre à vos arguments. Même s’ils sont
intelligents comme les missiles américains.
Weisenstein : Donc vous pensez qu’une discussion
civile, entre des êtres qui essayent de comprendre les phénomènes, des êtres
qui sont prêts à changer d’avis parce que convaincus rationnellement, n’est pas
possible.
Von Clausewitz : Il est sans doute possible qu’il y ait des
discussions où la logique est maîtresse. Mais elles ne sont pas la norme et
puis, pour chaque personne qui passe dans le champ A, il y en a une autre qui
passe dans le champ B. Si le monde était un monde vide, sans vie, ce que vous
dites serait la norme, mais le monde n’est pas fait seulement d’idées ; il
y a aussi la chair et le sang : ce qu’on met en jeu dans une guerre. J’ai
suivi un grand nombre de débat sur cette guerre et… Rien. Attention, rien du
point de vue de la compréhension, de la possibilité de mettre des briques pour
qu’il y ait un jour moins de sang perdu inutilement. Mais ce n’est pas la faute
des conférenciers ou des experts. Ils répondent au mieux de leurs capacités.
C’est le fait de vouloir gagner la guerre des idées qui gâche tout. On ne
commande pas les idées, à moins…
Weisenstein : À moins ?
Von Clausewitz : À moins que les idées ne soient pas
domestiquées. Réduites à être des chiens de compagnies. Je parle bien sûr des
idées qui veulent embrasser la politique, de celles qui veulent parler du
présent. De la justesse de cette guerre il sera plus facile de parler dans dix
ans, encore plus facile dans cent ans et, dans dix mille ans, plus facile
encore, parce que ce ne sera qu’une goutte dans l’océan de l’histoire.
Weisenstein : Mais dans cette goutte, des hommes
meurent.
Von Clausewitz C’est bien parce que des hommes meurent
qu’on ne peut pas en discuter comme on discute de logique, de cuisine ou de la
grippe. Il aurait fallu discuter de cette guerre en Irak sinon en 1870 au plus
tard en 1918, quand les alliés écrasèrent le Reich et l’empire ottoman.
Weisenstein : Vous êtes donc en train de me dire
qu’aujourd’hui on pourrait parler pour éviter que l’hypothétique guerre xxx, entre l’Amérique et l’Europe, par exemple, ait lieu
dans deux cents ans.
Von Clausewitz : Il faut discuter de la guerre comme de
l’éducation des enfants. Ce qu’on leur enseigne à deux ans, c’est ce qui
pilotera ce qu’ils feront à vingt, à trente, à quarante ans… pendant toute leur
vie.
17 avril
2003. Premier
interlude : Agrigente-Bagdad.
Il y a deux ou trois ans que je n’embête plus mes amis avec l’histoire du
berger sicilien qui faisait paître ses moutons à côté d’un temple grec à
Agrigente. Mais, la semaine dernière, en discutant du pillage du musée de
Bagdad et de la culture millénaire du peuple irakien, cette scène m’est revenue
à l’esprit et, depuis, je n’ai de cesse de parler de « mon » berger.
À la question : « Pourquoi ce berger m’avait-il tellement
touché ? », je répondais que j’avais été touché par la beauté de
l’ensemble (il était cinq heures de l’après-midi d’une parfaite journée
d’octobre et nous étions les seuls touristes) ; par le contraste entre
l’héroïsme des colonnes et ces paisibles touffes de laines ; par le poids de
l’histoire qui fatiguait en égale mesure le temple et le berger ; par
Céline qui disait qu’elle aurait voulu se marier avec un berger sicilien ;
et par les souvenirs des lectures de Goethe (ou était-ce Chateaubriand ?)
méprisant les bergers qui conduisaient leurs moutons parmi les ruines romaines,
insensibles (les bergers !) à l’appel de l’histoire qui les habitait (les
monuments).
Tout cela est
vrai. Mais ce qui est encore plus vrai, c’est que j’aurais pu être ce berger-là
et que j’étais content de ne pas l’être, même si aucune Céline au monde n’avait
voulu m’épouser. Pourquoi ? Parce que sa vie était dure comme celle des
bergers de la Sicile ancienne[1], tellement dure et bornée
(sa vie, pas lui) qu’il n’avait pratiquement pas de possibilités de jouir de ce
qu’il y avait entre les colonnes. Parce qu’il était bien intégré à un monde que
la technique n’avait pas encore complètement détruit (comme ils disent) que
pour les yeux des intellectuels qui ont connu les bergers dans les bandes
dessinées ou dans les églogues ou en passant leurs petites vacances dans un
village « hors du monde » — trois moyens de connaissance également
abstraits, qui créent une vie de bergers, de bergers de tête.
Et l’Irak, dans
toute cette histoire ?
L’Irak a des
traces du passé encore plus vieilles que celles d’Agrigente et les Américains
sont le fruit d’une culture bien moins ancienne que la mienne. Les Américains
marchent sur les traces que l’histoire a laissées en Irak comme s’ils
marchaient sur un terrain vague de la banlieue de Detroit, aveugles à
l’histoire, aveuglés par la démocratie (comme ils disent). Je ne suis pas sûr.
Je suis par contre sûr que la majorité des Irakiens marchent sur les traces de
l’histoire, aveuglés par la misère.
Les Irakiens
peuvent être orgueilleux de « leur » culture, peuvent en parler, même
trop, parce qu’on leur a dit que… comme les Américains peuvent parler de leur
démocratie, même trop, parce qu’on leur a dit que…
C’est cette
histoire de peuple de vieille culture que je ne digère pas et cette fois pas
tellement à cause de peuple mais à cause de vieille culture. Les
défenseurs des vieilles cultures sont souvent ceux qui croient le moins aux
transmissions génétiques de quoi que ce soit et pourtant… Et pourtant il ne
faut pas avoir une vue bien aiguë pour voir que leur vision de la culture est
compréhensible seulement si elle est transmise génétiquement et éventuellement,
génétiquement modifiée. Si tel n’est pas le cas, pourquoi un jeune Américain ne
pourrait-il pas être dans la vieille culture comme un Irakien ? On me
répondra que les traditions ancestrales, l’alimentation, les habitudes… Bull
shit ! Les traditions de qui ? L’alimentation de qui ? Les
habitudes de qui ?
Mon berger
était moins dans la culture grecque que moi, comme un grand nombre d’Irakiens
sont moins dans la culture sumérienne que beaucoup d’Américains. Les défenseurs
des cultures des peuples semblent oublier que ce qu’ils appellent culture est
souvent ce qui manque le plus au peuple. Ce furent les universitaires européens
(et Allemands en particulier) qui décodèrent les écritures, qui découvrirent et
traduisirent les textes, qui mirent au jour les monuments, qui trouvèrent les
outils qui maintenant nous laissent songeurs… mon berger et le commerçant
irakien se foutaient complètement de tout cela, mais ils ne se foutaient pas de
la valeur marchande.
Ils devaient et
voulaient survivre. Avec raison.
Il est faux de
dire que la culture grecque ou assyrienne appartiennent aux gens qui habitent
actuellement les territoires qui furent jadis les berceaux de ces cultures., c’est ridicule. Cette culture[2] appartient à ceux qui
habitent les livres et les monuments, les lieux de transit de la culture (si la
culture se meut) mais elle est pratiquement inexistante dans les habitudes des
pauvres qui habitent les lieux où elle se forma et se transforma. Comment ne
pas voir que ce qui est dans les habitudes de la majorité des Irakiens actuels,
ce sont les habitudes des vieux esclaves !
Les défenseurs
des vieilles cultures sont devant une situation paradoxale : s’ils
valorisent tellement les 7 000 ans de l’histoire irakienne, alors ils
doivent défendre non seulement ses monuments, ses œuvres d’art et ses livres
mais, surtout, ceux qui la connaissent et la diffusent. Mais ceux qui la
connaisse et la diffusent, ce ne sont pas nécessairement ceux qui habitent
l’Irak. Il y a l’Irak physique et celui des idées, et ce dernier compte bien
plus que le premier du point de vue de la culture.
Nous sommes
tous des Irakiens, pourvu que nous le voulions et que nous ayons les
connaissances pour l’être.
Il est absurde
d’opposer une culture irakienne vieille de 7 000 ans à une culture
américaine qui en aurait seulement 300 pour ajouter de l’eau au moulin de
l’opposition à la guerre. Pour s’opposer à la guerre il suffit de penser qu’une
vie humaine dure seulement quelques dizaines d’années et qu’elle ne peut être
conservée dans aucun musée (même pas au paradis) ; que la culture n’ajoute
aucune valeur à la valeur de la vie, et la morale non plus ; que la
culture et la guerre ont souvent marché main dans la main.
Et le
berger ?
Le berger de
Goethe (ou de Chateaubriand ?) — Prenons-le parce qu’il est plus connu que
le mien — n’a pas eu la chance de jouir des plaisirs de la culture mais pour
cela il n’est pas à plaindre, nous disent les progressistes-conservateurs.
Il a d’autres plaisirs. Des plaisirs plus sains, plus bas : ceux qui le
font éventuellement mépriser par les conservateurs qui n’ont pas une once de
progressisme. Mais, malheureusement pour lui, le berger de Goethe (ou de
Chateaubriand ?), ne peut pas jouir des autres plaisirs comme ce Goethe
qui chauffait son esprit au soleil romain.
Qu’en sais-je ?
Je le sais. Le satyre allemand troussait les jupons des adolescentes à un âge où le berger attendait avec trop de patience la libération ; il buvait du vin assagi par de longues années de repos tandis que le berger se soûlait avec un rouge acidulé ; il recevait des gerbes d’adulation pendant que l’autre suait sous des bottes de foin…
Et l’Irak, dans
toute cette histoire ?
L’Irak est là
avec ses bergers et ses Goethe. Comme l’Allemagne, comme l’Amérique.
Surtout avec sa
misère, et la misère, comme disait Ben Kader, est la chose la moins bien
partagée au monde, surtout dans des pays comme l’Irak.
Mal partagée et
non démocratisable, même pas démocratisable
avec un embargo. Au contraire. Dans les moments difficiles, surtout dans les
moments difficiles, ceux qui payent, en premier et plus que les autres, sont
ceux qui ont la chance d’être habitués aux moments difficiles. Surtout ceux qui
sont dans la misère noire. Cette misère qui en Irak date de bien avant
l’embargo ou la colonisation, de bien avant les Ottomans ou les Mongols, de
bien avant les Romains…
Cette misère
est la misère de la vie nue.
Si la misère
aveugle, quel aveuglement en Irak, après 7 000 ans de misère !
Heureusement
que ni la culture ni la misère ne se transmettent génétiquement — même si la
misère, comme la richesse, contrairement à la culture, se reçoivent en
héritage.
18 avril
2003. Deuxième
interlude : ou de la précision extrême. J’aime les femmes qui ont le con pas dans l’œil.
19 avril 2003. Fragment No 4. Ou de la nouveauté.
Weisenstein : La nouveauté principale de cette
guerre me semble être qu’elle n’est pas une… guerre. Pas une
« vraie » guerre. Il s’agit d’une opération policière. L’armée
américaine se comporte comme police de l’empire. Plus une police qui
« travaille » pour les méchants, si à ce niveau d’absurdité, il est
permis de s’exprimer ainsi.
Von Clausewitz : La police ne travaille pas, comme vous
dites, pour les bons ou pour les méchants. Elle travaille pour le pouvoir. Dans
cette guerre, la fonction policière est très importante. L’Irak ne respecte pas
les règles de la communauté internationale, du pouvoir international, alors on
frappe.
Weisenstein : C’est bien là l’absurdité. Ce sont
les Américains qui n’ont pas respecté les règles et ce sont eux qui s’arrogent
le droit de punir.
Von Clausewitz : Les Américains n’ont pas respecté le
détail des règles. Les Irakiens les règles dans leur globalité. Mais si on
engage ce genre de discussion, on risque de débiter à tour de rôle nos préjugés
politiques.
Weisenstein : Vous ne pouvez quand même pas
nier, et ceci n’a rien à voir avec les préjugés, que les Américains ont décrété
que Hussein était le mal et qu’il fallait l’éradiquer.
Von Clausewitz : Les Occidentaux et pas les Américains.
Même les Arabes.
Weisenstein : Les Occidentaux et les Arabes sont
d’accord sur le fait qu’Hussein n’est pas un enfant de chœur. Mais ce sont les
Américains et les Anglais qui l’ont élu mal du siècle. On l’a diabolisé, comme
au temps de l’Inquisition.
Von Clausewitz : Avant le début de toutes les guerres, on
diabolise l’adversaire. Les Arabes, avant de massacrer les chrétiens espagnols
ou siciliens, les croisades avant d’égorger les musulmans, les Nordistes avant
de liquider les Sudistes, les Tapachés avant
d’exterminer les ancêtres des Baruya[3].
Weisenstein : Voulez-vous dire que rien n’a
changé ? Je ne suis pas d’accord. Dans les guerres classiques on
diabolisait pour appuyer la conquête d’un territoire. Dans ce cas-ci. on ne veut pas occuper l’Irak. Les Américains l’occupent
malgré eux.
Von Clausewitz : Je crois que sur cela vous avez raison, on
n’a plus besoin d’occuper un territoire avec l’armée. C’est même une opération
suicidaire. On occupe un territoire avec l’économie.
Weisenstein : Avec ou pour l’économie ?
Von Clausewitz : Avec ou pour ? Une bonne question.
Weisenstein : Je crois qu’on l’occupe pour
l’économie.
Von Clausewitz : Comme depuis toujours, si on gratte un peu
les discours officiels. Gengis Kahn, qui ne se cachait pas trop derrière les
mots, comme bien d’autres chefs de guerre, n’hésitait pas à dire qu’il
conquérait les villes pour prendre leurs richesses et leurs femmes.
Weisenstein : Oui, si on gratte, on trouve sans
doute l’économie. Mais, si on gratte trop, on efface ce qu’on veut comprendre.
Si on trouve toujours l’économie, cela n’est d’aucune aide. On ne comprend pas
ce qui fait que les différences sont là, on ne voit même plus les différences.
Avec une formule, on pourrait dire qu’on occupe le territoire des idées pour
l’économie.
Von Clausewitz : Si je vous comprends, vous voulez dire que
l’idéologie, les idées au service du pouvoir comme on disait dans les milieux
de gauche, a pris la place des armées en tant qu’élément d’occupation et que la
vraie armée intervient comme police là où l’armée-idéologie
n’a pas encore consolidé son pouvoir.
Weisenstein : Très bien dit. Un autre Riesling.
Von Clausewitz : Merci… pas trop plein.
20 avril 2003. Fragment No 6. Ou d’une question qu’on
ne se pose pas.
Von Clausewitz : Est-ce que vous vous êtes demandé pourquoi
personne ne se demande pourquoi les Américains n’emploient pas leurs armes
nucléaires.
Weisenstein : Parce que la communauté
internationale et la majorité des Américains ne l’accepteraient pas.
Von Clausewitz : Ce n’est pas une réponse. Vous ne faites
que déplacer le problème. Pourquoi la communauté internationale
n’accepterait-elle pas ?
Weisenstein : Parce que…
Von Clausewitz : Ne vous efforcez pas. Peu importe la
réponse, le fait réel, ce qui est fondamental et nouveau en même temps, c’est
qu’on ne se pose même pas la question.
[1] Qu’il pût avoir des millions entassés quelque part pour ses services à la mafia, ne change rien au portrait. À la limite le blanchit.
[2] J’emploie ici « culture » dans son acception la plus étroite, celle-la même que les défenseurs des cultures millénaires emploient.
[3] Von Clausewitz, déjà célèbre de son vivant pour sa culture, semble s’être tenu à jour, vu que les Baruya furent découverts par les Blancs seulement en 1951. Pour ceux qui, de la Nouvelle-Guinée, ne connaissent que le Trobriandais, rendus célèbres par Malinowski, les Baruya sont les descendants des Baruyandaliés qui, après que le village de Bravégareubaramandeuc fût incendié par les Tapachés et que la majorité des habitants eût été massacrée, se déplacèrent dans la vallée de Marawaka, située à trois jours de marche de Bravégareubaramandeuc. Source : Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Flammarion, 2003.