03 mars 2003. Si on me mettait un revolver sur la tempe et on m’obligeait à choisir
entre Bush et Chirac et si, pris par un élan de lâcheté, je décidais de
continuer à vivre dans ce monde où de tels êtres gèrent la nuisance, eh
bien ! même si Chirac a été l’amant de Claudia
Cardinale et même s’il parle la langue de mes rêves, je choisirais Bush. Pourquoi ? Parce que Chirac, devant le parlement
algérien, a menti en disant la vérité : « nos liens sont aussi ceux
de l’Islam, la deuxième religion de France » ; parce qu’il a choisi
comme ministre des affaires étrangères le plus grand faux cul de toutes les
républiques françaises ; parce qu’il se prend pour De Gaule ; parce
qu’il est cul et chemise avec Sadam et qu’il n’ose
pas le dire ; parce qu’il n’aime pas les haricots au parmesan ; parce
qu’en Côte d’Ivoire il se comporte comme un cow-boy texan ; parce qu’il
aide les nationalismes à se relever ; parce qu’il a l’air plus con qu’il
n’en a l’air ; parce qu’il a été un voleur de haut étage ; parce que,
depuis ses choix spectaculaires, les Français se croient les sauveurs de
l’humanité ; parce que, comme jadis Ceaucescu,
il exploite les succès du nouveau duc d’Otrante[1] pour serrer la vis à
l’intérieur ; parce qu’il n’a pas le courage de renommer la place de la
Bastille place Guy Debord ; parce que Derrida a
déclaré qu’il se réjouit « de la fermeté du président français ».
04 mars 2003. Le manche. « Ne
tremblons pas, les manches sont des nôtres », se disent les arbres quand,
armés de haches fraîches affûtées, les bûcherons entrent dans la forêt.
L’enseignement de ce court apologue me semblait très clair. À elle aussi. Pour
moi c’était une invitation à combattre la naïveté, pour elle une invitation à
l’espoir. Je pensais que le manche était une branche morte à la solde de mains assassines.
Elle pensait qu’il fallait avoir le courage et la fantaisie d’imaginer le refus
des manches de participer au massacre. L’apologue me montrait un monde
surchargé de réalisme, il lui montrait les possibilités du possible. Deux
manières de voir profondément différentes. Incommensurables. Comme toutes les
manières de voir qui ne sont pas de simples effleurements de brouillard de cerveau.
Deux perceptions du monde que même les honnêtes discussions qui font comprendre
le pourquoi de l’autre ne rapprochent. Faut-il encore
le dire ? Dire qu’on ne comprend pas une manière de voir ? que seule la manière d’arriver à une manière de voir on
comprend ?
P.-S. polémique :
est-ce à cause de ce que je viens d’écrire que « Manières de voir »
du Monde diplo n’est qu’une manière de voir
ou, plus proprement, un voir maniéré.
P.-S. du P.-S.
honnête et sans polémique : est-il possible que je me sois servi des
manches pour frapper sur les manières de voir du Monde diplo,
poussé par mon agacement de la pensée des pamplemousses ?
05 mars 2003. Le manteau. S’il
est vrai que la publicité permet à l’âme de la culture de déborder, dans la
dernière publicité de Sisley — hot couture — le débordement est
particulièrement significatif. Une femme de dos, en contre-jour au bord de la
mer, grand-ouvre son manteau noir devant un ciel
vespéral. La fente du manteau arrive jusqu’où elle doit arriver et laisse
deviner un soleil rouge là où une fausse pudeur l’arrête. Même une hâve
fantaisie devine l’offrande de la peau que le soleil caresse. Qu’y a-t-il de
spécial dans cette photo qui assemble tous les stéréotypes d’un art asservi à
la vente ? Pourquoi parler de débordement de culture ? parce que cette photo parle plus que les centaines d’essais sur
la « nouvelle » position de la femme occidentale. Les chroniques et
le cinéma nous avaient habitués à l’image de l’homme triste et visqueux
montrant, dans une ruelle sombre pas loin de l’école, ses faibles attributs,
sous son lourd manteau. La femme est ici dans la lumière ; elle ne cherche
pas le regard peureux de l’autre, elle laisse que le regard du soleil se pose.
Elle est face à l’immensité et n’a rien à cacher sinon au lecteur, voyeur.
06 mars 2003. Trois hommes et une femme. Certains types d’illuminations, celles qui s’éteignent avec la vie,
sont le propre de l’adolescence. Nietzsche, Joyce, Montale, Adorno et Dante
éclairèrent le chemin de mon enthousiasme juvénile et gardèrent le désespoir
loin de mes sentiers pas encore battus. Depuis, je découvris bien d’autres
hommes à plumes qui m’emportèrent très haut, mais je dus attendre celle que,
par manque de courage, on appelle maturité pour retrouver les mêmes éclats qu’avant
mes vingt ans. Trois hommes ont su remettre les restes de mon cerveau dans la
condition de nuire à la nuisance ambiante : Réjean
Ducharme, Guy-Ernest Debord
et John Berger. S’il est fort difficile de trouver ce que mes maîtres de
jeunesse avaient en commun (l’éloignement de la facilité ?), je crois
savoir ce qui rapproche les trois camarades de descente : leur refus, plus
ou moins politique, du spectacle.
J’écris cela à
l’occasion du troisième anniversaire de la mort de ma mère.
Écoute qui peut.
07 mars 2003. DVD et ordinateur. J’ai regardé pour
la première fois un film sur DVD à l’ordinateur. Triplement exaltant. Pour le
DVD sur ordinateur de un, pour le film de deux (Prénom Carmen de
Jean-Luc Godard) et pour le mariage parfait de technique et cinéma de trois.
Pour bien commencer, commençons par la fin : les discours par bribes, le
montage brusque et rapide, la répétition des thèmes, le formalisme des gros
plans, la difficulté du sujet… tout contribue à rendre le visionnement par
ordinateur parfaitement adapté à ce film. Je l’ai vu en six jours avec sept ou
huit séquences par jour, plusieurs blocages sur des photogrammes et un nombre
non insignifiant de révisions de scènes. Dans ce cas dire « voir » ou « regarder » un film ne rend pas justice au
rapport avec l’objet film que l’ordinateur permet. Si ce n’était que « lire »
appliqué au cinéma est employé par les critiques et par les cinéphiles quand ils
font l’autopsie du cadavre d’un film, j’aurais écrit « lire ». Et
puis… faute de mieux, je vais dire « lire ». En fait, il n’y a aucune
différence entre lire un livre sur papier et lire un film à l’ordinateur — ce
qui ne veut absolument pas dire que lire un livre à l’ordinateur soit comme le
lire sur papier.
Pour être convaincu,
qu’on ne regarde pas un film à l’ordinateur, il suffit de penser aux
catégorisations que les anciens sociologues et les anciens philosophes et les
nouveaux, avec le regard toujours tourné vers le passé, ont établi pour le
cinéma : mécanique, favorisant la passivité, spectaculaire. Tandis que le
livre, combien de fois l’ont-ils prétendu !, est
contrôlé par le lecteur qui le lit à son propre rythme. Un DVD sur ordinateur,
contrairement au cinéma en salle ou à la télé, permet le même genre de contrôle
du livre.
Un tête-à-tête qui
crée un sentiment d’appartenance et de solitude, comme le livre.
La même
liberté : on regarde quand on a le temps ou quand ça nous chante.
La même
autorité : on l’arrête quand on a d’autre choses à faire ou quand on ne
veut pas que de nouvelles scènes n’effacent les sensations qu’on vient de
trouver (l’impossibilité de bloquer une scène est un des plus graves défauts de
la vision commune des films, vision fille de la lourdeur de la machinerie de
projection, et du manque de flexibilité des cassettes vidéo).
Je lisais
l’expression excessive de la nièce de Godard (Carmen) et je prenais des notes
(comme je prends des notes quand je lis un roman).
Je trouvais que le
premier plan du pubis de Carmen était un signe d’orgueil féminin, j’arrêtais la
lecture pour que mes fantasme ne brouillent pas la
vision, comme je ne le faisais pas à 16 ans quand je lisais Tropique du
cancer.
Je ne comprenais
pas une réplique et je relisais comme quand je ne comprends pas une phrase de Debord.
Dans quelques mois,
je vais le relire.
08 mars 20023. Tais-toi et sois artiste. Léo Snaders, une danseuse américaine, et son ami photographe
sont les protagonistes d’une émission d’ARTV qui se
veut un voyage dans le monde de la création. Les deux sont sans doute de bons
artistes. Mais, quelle catastrophe quand ils ouvrent la bouche !
Impossible de ne pas penser à la blonde splendide qui fait bander une armée de
vieux schnoques qui, dès qu’elle ouvre la bouche, retrouvent la réalité de leur
impuissance ou au député à l’air bon enfant qui crie ses banalités comme un
Hitler de banlieue et qui ignore qu’une langue est plus articulée que le cri
des ânes. Elle dit que.
Avec sa danse elle
découvre l’ordre dans le chaos ; elle voit l’image de la divinité dans les
insectes ; elle laisse que la musique de l’eau enveloppe son corps qui ne
lui appartient plus… Tous les instants de sa vie sont une danse qui est une
louange à la vie.
Elle est bête comme
mes souliers de montagne.
Son copain aussi
est bête, surtout quand il se croit original.
Vous êtes sans
doute de bons artistes, mais, sacrebleu ! taisez-vous.
A parte : il est évident que je crois qu’ils sont de bons artistes au
sens où nos experts d’art le pensent, c’est-à-dire de mauvais artistes.
09 mars 20023. Les carabiniers. N’en
déplaise à Debord mais cette espèce d’imbécile suisse
prochinois, comme il l’écrit quelque part, qui répond au nom de Jean-Luc Godard,
a réalisé des films qui ne font pas beaucoup de concessions à l’inertie du
spectateur. Les Carabiniers, par exemple. Un film contre la guerre, mais
pas comme les autres films contre la guerre. Un film sans héros — ni négatif ni
positif — et, par ce fait même, sans aucune possibilité que le spectateur
puisse penser qu’il y a la moindre broutille de positivité dans la guerre.
Impossible de
s’identifier ; et la distance est plus qu’une distance brechtienne.
Deux frères partent
à la guerre pour tuer, violer, voler : à la guerre comme à la guerre. Ils
partent pleins d’espoir de destruction et de richesse : ils ont l’autorisation
du roi pour faire tous ce qu’il faut faire quand on a créé un ennemi qui n’a
pas nos valeurs. Ils n’ont pas la détermination ni la force intellectuelle d’un
Raskolnikov et ils n’osent donc pas tuer les vieux de
leur pays ou violer les filles de leur patrie, mais il y a la guerre… et à la
guerre on est tous des héros : surtout les lâches que la lâcheté déchaîne.
Tout, dans les deux protagonistes, pousse à l’antipathie et jamais, au grand
jamais, on n’a de sentiment autre que le dégoût envers eux (leur manière de
fumer, de parler, de marcher, de tuer…). Leurs deux belles aussi sont bêtes.
Ils tuent et on les
voit tuer.
Ils violent et non,
on ne les voit pas violer. Trop malin Godard pour mettre en scène un viol qui pourrait
réveiller la bête blonde qui sommeille. Godard n’est pas Peckinpah.
Même les autres, ceux qu’on massacre, n’inspirent aucune sympathie : la
blonde qui récite du Lénine avant d’être fusillée n’est qu’une marionnette entre
les mains d’une idéologie.
Tout au long du
film ils envoient des cartes postales dont la courte phrase qui décrit leurs
atrocités banales et leurs gains occupe, en blanc sur noir, l’écran pendant une
dizaine de secondes.
Ils devaient
revenir de guerre avec une Maserati, des bikinis, beaucoup d’argent, des
palais… ils reviennent avec une simple valise. Leurs connes d’amoureuses sont
déçues. Dans une très longue séquence, les deux guerriers montrent les photos
qu’ils ont prises, leur butin. Ils ont ramené les Pyramides, le Colysée, la
Tour Eiffel, de magnifiques femmes… ils ont tout ce qu’ils voulaient.
En image.
Les carabiniers qui
les avaient conscrits au début du film reviennent pour les ramener à la ville
où le roi échangera les photos contre les « vraies choses ».
Mais le roi tombe.
Ils meurent.
Ignominieusement.