6 octobre 2003. TV5. C’est la seule chaîne de télé que j’écoute : le journal télévisé de 10 heures, deux ou trois fois par mois. C’est le seul journal télévisé francophone qui ne se limite pas à parler de la couleur de la culotte des ministres québécois ou des prises de position des responsables d’un comité des sans quelque chose. Depuis quelques mois je trouve les journalistes de TV5 malhonnêtes. Un exemple parmi des dizaines : le dernier attentat suicide palestinien qui a fait dix-neuf morts et la riposte d’Israël qui a bombardé un camp en Syrie. Présentation des événements au journal télévisé : « Israël riposte à un attaque suicide palestinien bombardant un camp… » Après cette entrée en matière ils ont fait un reportage « correct », je dirais même très bon, sur l’attentat. Mais alors pourquoi ce renversement de l’ordre des nouvelles ? Je connais la réponse de ceux qui, comme moi, croient à la cause palestinienne : « L’attentat était une réponse à des homicides sélectifs de l’armée israélienne. »

Oui, et alors ?

Ce n’est certainement pas avec un titre comme celui-là que l’on rétablit une simili objectivité. Voici deux titres plus « objectifs » et moins spectaculaires :

« Un attaque… Israël riposte » ou

« Réponse aux homicides… un attentat suicide… Israël riposte »

Dans leur antiaméricanisme ils y vont à peu près de la même manière : l’entrée en matière est toujours fort méprisante. On est tous d’accord que Bush et Sharon sont deux exemples parfaits de défenseurs des intérêts étroitement militaires et économiques des happy few de leurs pays. Mais n’est-ce pas la définition même de chef d’État que de défendre les intérêts économiques de la minorité riche de son pays, contre vents et marées ? Étroitement.

Disent-ils que ce sont les militaires français qui ont formé les tortionnaires argentins toutes les fois qu’à TV5 on parle de la torture en Argentine ?

Il est facile d’oublier que c’est état noir, noir état.

 

7 octobre 2003. Au fond. Au début de son dialogue avec Roudinesco, Derrida parle de l’importance de la figure de l’héritier, « loin d’un confort assuré qu’on associe un peu vite à ce mot, l’héritier devait toujours répondre à une sorte de double injonction, à une assignation contradictoire : il faut d’abord savoir et savoir réaffirmer ce qui vient " avant nous ", et que donc nous recevons avant même de choisir, et de nous comporter en sujet libre. Oui il faut (et ce il faut est inscrit à même l’héritage reçu), il faut tout faire pour s’approprier un passé dont on sait qu’il reste au fond inappropriable, qu’il s’agisse de mémoire d’ailleurs de mémoire philosophique, de la préséance d’une langue, d’une culture, et de la filiation en général[1]»

À une première lecture tout est parfait, comme toujours, dans les éboulements des textes de Derrida. Cette « assignation contradictoire » surtout. Elle nous place, nous les lecteurs, là où la réflexion se tord pour éviter les ronces de la logique et où, comme par magie, elle trouve la poche d’air frais qui réoxygène la pensée. Il est naturel que la pensée dans son fonctionnement injonctif, c’est-à-dire aux prises avec l’ordre de la langue et de la culture et la liberté de la parole, soit fascinée par toute injonction qui ne brime pas le sujet libre. Par tout ce qui, comme elle, fait de vertu nécessité.

Parfois dans certains individus, souvent dans d’autres — surtout dans les épigones — elle se complaît.

À une deuxième lecture qui, comme toute deuxième lecture après le passage de Derrida dans le champ philosophique, « tente de penser la limite du concept » en le défaisant avec amoureux respect, ce « passé dont on sait qu’il reste au fond inappropriable » déclenche un désir respectueux et non blessant de déconstruction.

« On sait ». On, qui ? Nous qui pensons l’héritage ? Nous les héritiers de Derrida ? Nous qui savons ? Ou, plutôt, ça se sait ?

Cet « on sait » qui, d’une part donne au savoir du lecteur une objectivité qu’il est loin d’avoir et de l’autre met de l’eau dans l’impossibilité de s’approprier est-ce un simple procédé rhétorique ? J’en doute. Et je ne doute pas parce qu’il n’y a rien de simplement rhétorique. Biffons-le donc :

« Pour s’approprier un passé qui reste au fond inappropriable. »

On a beau relire la phrase, le changement est moins radical que l’on ne l’aurait cru. Pourquoi ? Je lance une hypothèse, une simple hypothèse pour m’aider à tourner en rond : c’est-à-dire à ne pas faire du surplace. C’est « reste » qui est autant imprégné de savoir que l’« on sait ». Le reste ne peut être reste que parce qu’on sait qu’il y a ce qui laisse un reste. Il est certainement plus imprégné que « est ». Remplaçons donc « reste » :

« Pour s’approprier un passé qui est au fond inappropriable. »

La phrase a maintenant un air plus banal, un air tablier-cuisine-vaisselle, ce qui est loin d’être dépréciable (même s’il est souvent déprécié) dans un discours philosophique. Malgré cet air la phrase continue à manquer de tragicité. D’objectivité : non pas d’une objectivité sous l’aura de la science mais de celle qui laisse la chose se dresser hors du discours, derrière la parole. Il ne faut pas une très grande intuition pour s’apercevoir que c’est « au fond » qui crée l’atmosphère, qui protège le lecteur de la violence d’une affirmation sans médiation explicite du scripteur (il se peut fort bien que le « on sait » acquiert un tel relief aussi, surtout, à cause de cet « au fond » qu’au fond est le fond de l’affirmation de Derrida). Mais cet « au fond » est à double face, à double fond. Lui aussi. Lui surtout. Au fond — en réalité, l’expression « en réalité » — inappropriable ou avec un fond inappropriable ? « En réalité » et donc mécanisme rhétorique de rappel qu’il y a autre que « en réalité » ou ce qui est au fond, dans le profond, dans la vérité, dans le fondement du passé ? Dernier biffage pour aller au fond de la phrase de Derrida, pour sombrer :

« Pour s’approprier un passé qui est inappropriable ».

Derrida dévêtu dixit.

Une phrase sèche, sans états d’âme. Tragique. Une phrase où le savoir n’a pas besoin d’être dit parce qu’il est déjà là. Où on n’a besoin ni de reste ni de fond. Mais alors, n’y a-t-il que l’ouverture du mysticisme qui permette de voler au-delà de la logique ? Oui, s’il faut aller au fond avec le langage pour ne pas aller au fond avec l’esprit.

Mais mon prétendu travaille d’aller au fond est malhonnête. Des vrais héritiers de Derrida ne traiteraient pas une phrase du maître comme une phrase de Kant. Derrida est dans ce qui est autour. Dans le mouvement de la phrase, dans les conjonctions, les disjonctions, les adverbes, les adjectifs, parfois dans les verbes. Jamais dans les substantifs. Dans les incipit, dans les orifices : jamais dans le fond.

 

Note dans la page : Et si Derrida parlait de lui comme héritier pour parler à ses héritiers ? À ses nombreux, trop nombreux héritiers. Si, comme tout bon moraliste, il ne pouvait que dire les mots de travers ? Mais, au fond, est-ce possible que les mots ne soient de travers ?

 

8 octobre 2003. Préférences. Pourquoi, n’ayant pas l’excuse des allergies, ai-je toujours préféré les roses à l’herbe à poux ?

 

9 octobre 2003. Épigones. Les épigones de Heidegger, de Debord, de Marx, de Derrida ou de n’importe qui d’autre m’irritent de manière maladive. Je me gratte tellement les idées que je saigne comme un veau. Pourquoi ? Je ne le sais pas.

Ne sommes-nous pas tous les épigones de quelqu’un ?

Non.

L’épigone prend possession d’une idée, généralement d’une petite idée, la décontextualise et avec elle il met de l’ordre dans le désordre du monde. Policiers de la culture, défenseurs de la pureté de l’héritage des hommes qui ont eu beaucoup de petites idées — des Heidegger, des Debord, des Marx, des Derrida — ils transforment cette idée, cette minuscule idée, en matraque, en grenade lacrymogène, en mitraillette.

Non, nous ne sommes pas tous des policiers. Nous ne sommes pas tous des épigones.

 

10 octobre 2003. Poux de San José. Comme on n’allait pas chez Lipp pour aller chez Lipp ou comme on ne va pas à la Closerie pour aller à la Closerie, on ne va pas Chez José pour aller Chez José. On va Chez José parce que… Pourquoi ? Il n’y a pas Sartre, il n’y a même pas Sollers. Pourquoi donc Chez José est toujours bondé ? Parce que ceux qui fréquentent Chez José sont entre eux. Entre nous, de leur point de vue.

Entre nous qui ?

Pour répondre à cette question, il y a deux ans, j’ai entrepris une étude que je viens de terminer. Voici une synthèse des résultats : une catégorisation, courte mais précise, de la faune Joséphienne.

Résultat des courses, qu’est-ce cet entre nous ?

La sensation d’être à la bonne place, du bon côté, de savoir comme va le monde. Comme ma grand-mère quand elle allait à l’église. Mais ma grand-mère avait une qualité que personne Chez José partage : elle ne se prenait pas pour une autre.

Dino, s’il était encore parmi nous, aurait dit que plus ça change et plus ça reste pareil. Il aurait dit bien d’autres choses sur les filles que ma rectitude politique m’empêche de répéter. Oui, ma belle Joséphine, c’est comme cela que va le monde.

 

Au coin de Duluth et Colonial. Voilà Ivan qui s’en vient avec sa vielle cape de berger sicilien.

    Parle plus fort. Je n’entends pas.

    Ouoouuu ééé José

    Plus fort !

    Poux de chez Jooooosééééé.

    Non, ce ne sont pas les poux de chez José mais les poux de San José.

    Comment ça ?

    Oui les poux de Sans José : les célèbres Quadraspidioti perniciosi originaires d’Amérique. Les habitués de Chez José ne sont pas pernicieux, ils ne sont que quatrefoisidiots.

 

11 octobre 2003. Californie. Ce qui suit n’est pas une provocation, même si j’aurais aimé qu’elle le fût.

Ce qui s’est dit lors de l’élection de Schwarzeneger à gouverneur de l’État californien est trop grave pour que je me permette des provocations. Les journaux et les télés des vieux pays et des nouveaux qui singent les vieux n’arrêtent pas de montrer comment un sens déplacé de la culture rend les gens imbéciles. On se moque d’un pays qui élit comme gouverneur un acteur (mauvais qu’ils disent et je les crois) pas tellement à cause de ses idées mais parce qu’il est un acteur qui fut (terrible défaut !) mister univers. On a l’impression d’être retourné au XVIe siècle quand les acteurs étaient des mauvais sujets qui se mélangeaient à la populace, des débauchés, des individus sans morale… Le fait que les acteurs comme Schawrzeneger se mélangent à la populace des riches ne change rien au jugement de valeur des gens de « culture » qui méprisent tous ceux qui ne passent pas leurs journées à compulser des livres ou à tenir des discours sur n’importe quoi, pourvu que ce n’importe quoi permette d’entraîner leurs cordes vocales.

Je me demande comment tous ces défenseur de la démocratie, de la justice et de l’égalité n’ont pas un cerveau assez développé pour comprendre que l’élection de Schawrzeneger et le fait que toute une faune très étrange s’est présentée comme candidate sont des indications que la Californie est dans la vraie démocratie représentative.

Dans l’idéal de la démocratie représentative : où tous ont les mêmes droits indépendamment de leur métier, leur goûts, de leur culture…

Depuis quand les avocats, les professeurs, les médecins, les généraux sont des meilleurs hommes d’État ? Reagan ? Il pourrait être l’exception qui confirme la règle. Les avocats, les professeurs, etc. depuis au moins deux cents ans font mal tourner la politique : peut-on faire pire ? J’en doute.

Allez lire le prises de position du nouvel gouverneur http://www.joinarnold.com/en/agenda/arnoldsviews.php#hh1 ). Sont-elles si différentes de celles que nos intellectuels aux idées gonflées professent ?

Que la Californie soit le pays le plus avancé du point de vue de la démocratie est une évidence qui saute aux yeux même des aveugles. Comme l’Italie l’était à l’époque de l’élection de Cicciolina. Ce n’est pas un hasard si Berlusconi et le parti fasciste ont pris le pouvoir pas longtemps après la Cicciolinade.

 

12 octobre 2003. Québec hauts et bas. La première fois que je fus orgueilleux d’être québécois ce fut quand un ministre vola un veston. Ça doit faire au moins une vingtaine d’années. Depuis j’ai eu des hauts (quand j’observe la patience avec laquelle les « Québécois de souche » acceptent les immigrés qui pètent plus haut que leur cul) et des bas (quand je lis les déclarations des intellectuels québécois à propos de leur pays ou du pays voisin) mais, l’autre jour, quand j’ai vu que la fille d’un ministre était danseuse nue, j’ai atteint le maximum historique. Êtes-vous capable d’imaginer la fille de de Villepin danseuse nue ?

 

Québec encore haut. L’orgueil a pris un léger coup quand j’ai su que la fille du ministre dansait (une seul fois par semaine ! elle insiste) pour se payer le CEGEP (dans le dernier test elle a eu 87 sur 100 et son père n’a même pas eu la décence de la féliciter). Se faire caresser les lèvres d’en bas pour se payer de la drogue ou pour entretenir sa copine ça va encore mais vendre ses lèvres pour des livres, c’est trop même pour quelqu’un d’ouvert comme moi.

 

Québec bas. Une autre petite descente, quand j’ai lu qu’elle a déclaré : « Je ne suis pas une prostituée, je fais ça pour me payer l’école ». Quel don as-tu de tout gâcher ? Qu’as-tu contre les putes, petite conne fille de ministre ?

 

Hollande. Mabel Wisse Smit est une belle jiad (jeune intelligente ambitieuse demoiselle) qui s’envoyait en l’air avec l’un des gangsters le plus puissant de Hollande. Aujourd’hui elle est bien emmerdée par cette histoire. « J’ai dormi sur son bateau un couple de fois », a-t-elle déclaré. Notez l’ambiguïté de ce « couple » qui fait facilement chavirer la phrase : « J’ai dormi deux fois sur son bateau en couple ».

 Les difficultés de Mabel ne jaillissent pas de la ministritude du père mais de dormir en couple dans la maison royale avec le prince Johan, son fiancé officiel. Les journaux crient au scandale et la reine mère tombe malade. Ignorants et imbéciles. Les princes (et les rois) se sont toujours amusés avec les filles « légères » ; la nouveauté, comme on l’a vu en Norvège, c’est que les princes[2], maintenant, les marient. Perte de valeur du mariage ou démocratisation des royaumes ? Les deux sans doute. La démocratie influence le comportement des ses altesses européennes et pas seulement celui des hippies californiens.

Intéressant le commentaire paru dans le The New York Times d’aujourd’hui : « Madame Smit est un membre respecté des cercles diplomatiques et de charité à cause de son dévouement aux droits de la personne et à la diffusion de la démocratie. À plusieurs reprises elle a rencontré des représentants officiels américains. Mais son manque de candeur a fait surgir des questions qui rendent sa position inconfortable. » Manque de candeur ? Qu’y a-t-il de plus démocratique que coucher avec un gangster et un prince… Ops !… Je viens de dire une énorme bourde. Rien de démocratique. Prince et gangster c’est l’argent, c’est le pouvoir, c’est le même genre de gens. La dévouée Mabel n’a pas dormi dans le bateau d’un chômeur ni dans le palais d’un immigré sénégalais. Elle est sans doute moins dévouée à la cause du peuple que l’on nous veut faire accroire. Ton amour de la démocratie laisse à désirer, ma belle forgeronne vissée (à l’argent).



[1] Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi demain… dialogue, Flammarion, 2001.

[2] Les princes occidentaux. Les autres continuent la vieille tradition.