Gengis Khan
par Organ Bator
Les
cieux m’ont accordé toute la terre du lever au coucher du soleil.
Je
m’habille et je mange comme les vachers et les gardiens de chevaux.
La
plus grande chance d’un homme est de poursuivre et écraser l’ennemi, s’emparer
de tous ses biens, abandonner ses femmes mariées en larmes et hurlantes,
monter ses hongres, employer le corps de ses femmes comme chemise de nuit et
appui, regardant et baisant leurs seins roses, suçant leur lèvres douces comme
les baies de leurs seins.
(Gengis Khan)
A |
oût
1227. Plus froid qu’à l’accoutumée en Engadine ; une sécheresse inusitée
dans le Caucase ; des périodes de brume exceptionnelles dans la plaine du
Mississippi ; un été extraordinaire dans le nord de la Chine ; la
Patagonie a connu les vents les plus forts du siècle ; un tremblement de
terre a créé un nouvelle île en Indonésie. Un mois normal dans une année
normale, quoi.
Août 1227. Quelque chose de nouveau
sur le front chinois. Gengis Khan « monte au ciel ». Comme il l’avait
demandé avant de mourir, tous les habitants de la ville de Ningxia, capitale de
l’empire Tangoute, furent massacrés. En même temps qu’on honorait sa mort, on
leur faisait ainsi payer leur trahison au moment de la campagne menée en Occident.
Une fois déposé le cadavre sur un char, le long convoi d’hommes à cheval
commença le voyage de retour vers la Mongolie. Il avait ordonné qu’on
n’annonce pas la nouvelle de sa mort avant que son corps ne fut accueilli en sa
terre natale. Ils obéirent comme d’habitude au pied de la flèche : tout
être vivant, homme ou animal, rencontré pendant le long voyage de retour fut
abattu.
Une légende raconte que son corps
fut enterré avec les plus belles femmes de la noblesse mongole et un grand
nombre de chevaux. Ce qui est certain, c’est que son fils et successeur Ögödei
lui sacrifia quarante « vierges au visage de lune, belles comme le
soleil ».
Les
tours des calendriers
1227.
Il n’y a pas si longtemps que ça, si l’on considère que le Veda était lu depuis
1900 ans ; que Platon avait réglé ses dettes avec Socrate depuis 1600
ans ; que les minorités instruites de ce que l’on appelle Europe et
Moyen-Orient se réchauffent à des foyers de culture comme les universités de
Salamanque, de Sienne, de Naples ou de Bologne ; que saint François
d’Assise, animaliste, pacifiste et tiers mondiste ante litteram, vient de mourir ; que le col du Saint-Gothard
est ouvert depuis 26 ans.
Pas si longtemps que ça, si les calendriers
ne mentaient pas. Mais les calendriers mentent et font jouer de méchants tours
au nombre qui définit l’année. Ils font abstraction des cheminements des
peuples, des idées, de la nature et créent un point de vue « absolu »
à partir duquel ils nous forcent à comprendre et à interpréter les événements.
On dit 1227 et voilà que l’échafaud est dressé : les têtes de tout ce qui
dépasse sont coupées et une contemporanéité docile et polie est prête pour la
domestication[1].
Si l’année de la mort de Gengis Khan
n’est pas si lointaine, celle de la naissance de Temujin (celui qui deviendra
Gengis en 1206) se perd dans les ténèbres de la préhistoire. Selon notre
calendrier, il est né entre 1155 et 1167, quelque part près de l’Onan, en
« serrant dans son poing droit un caillot de sang gros comme une
astragale ». Selon une tradition mongole relatée par l’arménien Kirkos, il
fut conçu par un rayon de soleil qui pénétra dans la tente pour annoncer à sa
mère : « Tu porteras un fils qui sera le conquérant de la
terre ». Ce qui est certain, c’est qu’il naquit avant l’écriture, avant
l’agriculture, hors de la civitas. Incivil :
loup parmi les loups, barbare parmi les barbares.
Mais ce « barbare » réussit ce que nul héros ou dieu grec ne
réussit : en trois décennies il porta des « meutes » de nomades
de l’âge du bronze à la… Renaissance. Il comprima trois mille ans en trente,
avec des gestes si bien intégrées dans une stratégie de conquête que son peuple
le déclara fils de Dieu. Cette compression fut accompagnée d’une explosion de
l’espace sans commune mesure avec les autres conquêtes humaines :
quelques kilomètres carrés d’espace de nomadisation s’élargissent en un empire
qui s’étend de la Corée à la Hongrie et de la Sibérie au cœur de la Chine.
Selon l’histoire son père n’était ni Dieu, ni un
rayon de soleil, mais un petit chef mongol tué par les Tartars[2]
quand Temujin était encore un enfant. Petit chef mais avec des origines
divines : sa lignée commence avec l’accouplement d’un loup (Börte-Cino)
et d’une biche (Qo’ai-Maral).
Exploits
et raison
Les
exploits sont le carburant de la vie des héros. Héraclès ne serait pas devenu
immortel et serait passé plus ou moins inaperçu, comme beaucoup d’autres enfants
de Zeus, sans ses douze travaux. Homère aurait-il bâti une épopée autour
d’Ulysse si celui-ci n’avait pas eu l’idée du cheval ou s’il ne s’était pas
payé la tête de Polyphème ? Aurait-on chanté Gilgameš sans sa lutte contre
Humbaba ou sa descente au fond de la mer ? Et Napoléon sans le pont
d’Arcole, aurait-il été Napoléon ? Alexandre, cette splendide
réincarnation d’Achille, aurait-il obtenu l’épithète de « Grand »
sans le dressage de Bucéphale ?
Certes non. Les exploits permettent
de construire des mythes et ceux-ci, en retour, embelliront les exploits, les
multiplieront et en feront des archétypes de comportements supérieurs. Gengis
Khan n’a presque pas d’exploits personnels à son actif. Ses quelques exploits
d’enfance[3]
soulignent des qualités pas vraiment héroïques, mais essentielles pour
préparer à des tâches titanesques : l’endurance, « cette nuit là, ils ne dormirent pas, ni les trois
jours ni les trois nuits suivantes » (la poursuite des voleurs des
chevaux isabelle en compagnie de Bo’Orcu, celui qui deviendra un de ses plus
fidèles généraux), « il passa ainsi neuf jours et neuf nuits sans
nourriture » (avant d’être fait prisonnier par Tarqud) ; la
détermination et le sang-froid, lorsqu’il tua son frère Begter qui, un jour
avant lui, avait « ravi le vairon brillant ». Dans sa vie
« d’adulte », même la bravoure pourra lui faire défaut, comme quand
les Merkids enlèvent sa première femme (il avouera qu’« il eut une peur
folle », mais il sait attendre : un jour il reprendra sa femme[4]
et massacrera la tribu des ravisseurs). Tout, même le courage, est subordonné
à sa mission : devenir l’empereur de la
terre entière.
Action et pensée, si souvent
hostiles, sont en lui fusionnées par une intelligence inlassable, ce qui fait
de lui un des rares génies dont l’histoire nous a laissé trace. Sa capacité de
ne jamais assécher sa raison, de la nourrir par un irrationnel débordant peut
être considérée comme son véritable exploit, celui qui le situe dans un monde
autre que le nôtre, le monde des messagers entre l’humain et le divin[5].
Il n’accomplit pas d’exploits comme
Achille ou Gilgameš ou Napoléon[6] :
il ne peut pas prendre trop de risques s’il veut accomplir la mission que le
ciel et son ambition démesurée lui ont destinée.
La
démesure
Dans
la vie de Gengis Khan tout est dans la démesure : l’étendue de son empire,
sa cruauté, sa générosité, son ambition, le nombre de ses concubines, son honnêteté,
la puissance de son armée... Les seules limites qu’il accepte sont celles
qu’il s’impose. Et pourtant jamais un Dieu ne le punira contrairement à tant de
héros qui ne surent pas se limiter. Il mourra vieux lors d’une campagne
militaire victorieuse, au comble de la puissance et du pouvoir. Les dieux
l’aimeront toujours. Il n’a pas la fin tragique d’Ulysse tué par son fils Télégone[7],
ou d’Agamemnon assassiné par sa femme et l’amant de celle-ci, ou de César
poignardé par Brutus, son fils adoptif. Il ne finit pas ses jours prisonnier
dans une île de poupée comme Napoléon. Il n’a pas la malchance d’un Alexandre,
pas plus qu’il ne fait un retour à la vie ordinaire comme Gilgameš. Il n’est
pas tué par un petit héros à la Pâris comme Achille. Il n’est pas mis à mort
comme un trafiquant de drogue comme Che Guevara, ni abandonné à la crucifixion
par un père insensible comme Jésus, ni empoisonné comme un petit prince de la
Renaissance comme Hannibal.
Les Dieux ne l’ont pas puni parce
que c’est dans sa raison que loge la démesure. Est-il pensable de punir la
« raison », elle qui — éventuellement sous forme de Dieu — détermine
ce qui est et ce qui n’est pas dans l’excès ? cette raison qui a la responsabilité
de nous dire quand on exagère, quand on devient « incivils ». Elle
qui donne la mesure.
Si les Dieux n’ont pas puni sa démesure,
les hommes par contre n’ont pratiquement jamais parlé que de sa cruauté
démesurée. Avec Attila et Tamerlan, il a toujours été considéré comme la quintessence de
la cruauté : le fléau de Dieu. Que ces fléaux soient trois Turcs-mongols,
devrait faire réfléchir un peu plus les intellectuels
occidentaux, arabes et chinois[8].
La citation sur « la chance
d’un homme » mise en exergue de ce texte et ce qu’il déclare après
avoir repris sa femme aux Merkids n’infirment certainement pas le mythe de sa
cruauté : « J’ai
fait le vide dans le sein des Merkids, (…) leur foie nous l’avons déchiqueté,
leur lit nous l’avons vidé, les individus de leur lignée nous les avons
anéantis (…) nous avons réduit à néant les Merkid. Rentrons. » Mais,
la cruauté n’est qu’une de ses… qualités. Il avait aussi un sens inné de la
publicité qui lui permettait d’exagérer les excès de son armée pour apeurer
les ennemis Le jugement négatif sur Gengis Khan est un des effets pervers de sa
stratégie de marketing ! On le voit quand on cite comme exemple de sa
cruauté la mort du dernier calife Abisside de Bagdad qui fut mis dans un sac et
foulé par les chevaux. On oublie que ce genre de mise à mort était un honneur
réservé aux personnages importants pour ne pas faire couler leur sang et que
cela se passa trente et un ans après la mort de Gengis Khan.
Dans le risque seul, il sera
toujours mesuré.
Anda
et trahison
L’héroïsme
s’accompagne souvent de splendides figures d’amitié : Achille et
Patrocle, Alexandre et Héphestion, Euriale et Nyse, Gilgameš et Enkidu. Des
héros peuvent faire mourir leurs enfants (comme Héraclès ou Frédéric II) mais
jamais leur ami. L’amitié, par définition, implique un lien qui ne peut pas être dissout :
s’il l’est c’est l’amitié elle-même qui disparaît.
Chez les Mongols, on devient des
amis (des anda) lors d’une cérémonie
au cours de laquelle deux personnes laissent tomber dans un calice quelques
gouttes de leur sang qu’ils boivent ensuite. Temujin fut une première fois anda de Jamuqa à onze ans : « Et la nuit dormirent ensemble sous
la même couverture ». Mais le fait d’être anda ne les empêcha
pas d’être continuellement en guerre et de se trahir. Au début, c’est Jamuqa
qui gagne. Une fois qu’il sera élu Khan, le futur Gengis est battu par Jamuqa
dans la bataille de Dalan Balzhut. Après cette bataille, Jamuqa fit bouillir
dans soixante-dix chaudrons les princes chinois qui avaient appuyé Temujin.
Jamuqa paya cet excès en s’aliénant la majorité de ses alliés qui passèrent du
côté de Temujin, ce qui permit à celui-ci de prendre sa revanche.
Temujin trahira son anda, le
dépouillera du pouvoir et le tuera. Il n’y a pas d’amitié qui tienne parmi les
tribus mongoles. Si je ne trahis pas, tu me trahiras, si besoin naît. Il y a
par contre un type de trahison inacceptable pour Gengis Khan : la trahison de
son chef. Il sera toujours très dur contre ceux qui
trahissent leur chef et ce, quels que soient leurs intentions et les résultats
de leurs actions. Quand Kökökü, au lieu d’aider son roi
Sengüm, comme sa femme le lui avait demandé, le laissa mourir de soif dans le
désert et, croyant être récompensé, vint annoncer à Temujin la mort de son
ennemi, celui-ci décréta : « Je traiterai la femme avec faveur.
Mais quant à l’écuyer Kökökü venu en reniant ainsi son propre roi, qui pourrait
prendre un tel homme pour compagnon et lui faire confiance ? » et
il « lui trancha la tête et abandonna sa dépouille ».
S’il peut trahir un ami quand
celui-ci lui barre la route du pouvoir, il ne sera jamais[9]
ingrat. Jamais il n’oubliera un service qu’on lui a rendu. Sa gratitude peut
même être imprégnée d’humilité, comme lors de la nomination de Bo’orcu et
Muqali : « Bo’orcu et Muqali, en m’exhortant à agir
judicieusement, en m’empêchant de persévérer dans l’erreur, vous m’avez permis
d’accéder à cette place »; ou avec Jelme qui l’a toujours servi avec
une dévotion hors pair : « S’il commet jusqu’à neuf délits, qu’il
ne tombe pas sous le coup de la loi ».
Immortalité
Gengis
Khan, comme tous les nomades, aura toujours des difficultés à comprendre les
sédentaires, ces hommes rangés qui, pour un peu de tranquillité, renoncent à
leur liberté de mouvement — mais liberté de mouvement n’est-ce pas un
pléonasme ?
Il ne peut faire confiance à des hommes qui non seulement ont renoncé à leur
bien le plus précieux mais semblent mépriser ceux qui l’ont conservé. Les
règles, les discours, les nuances, les compromis, la paresse ont déshumanisé
les habitants des villes et les paysans exactement comme l’esclavage et la vie
sans défis ont « déloupisé » les chiens.
Gengis Khan a peur des chiens. Très
peur. Il n’a pas peur, comme l’écrivait Marco Polo, parce que « les
dogues tibétains sont gros comme des ânes », mais parce qu’il ne peut
comprendre le comportement de ces êtres domestiqués qui ont renoncé à la liberté
pour un bout d’os. Gengis Khan restera toute sa vie un nomade parmi le nomades,
un loup parmi les loups. C’est pour cela qu’on lui donnera un loup comme
ancêtre. Les Occidentaux devraient être attentifs à ne pas confondre les loups
qui, dans l’horizon de l’histoire, semblent être tous gris. L’empire romain
aussi a un loup dans sa mythologie, mais sa fonction est très différente. La
louve romaine est une louve-vache, une louve-chienne tandis que le loup mongol,
qui couvre une biche pour engendrer des hommes, reste un « vrai »
loup. Sans attaches et sans compassion.
Gengis Khan est fasciné par
l’écriture des civilisations sédentaires. Elle le fascine parce qu’il y voit
un mécanisme fantastique de gestion du pouvoir et de consolidation des
structures législatives. Toutes ses lois pourront rester immuables pendant des
siècles, il pourra commander même après sa mort.
Sa mort ? Faut-il qu’il
meure ? Il a entendu parler d’un vieux moine taoïste, Changchun, qui
aurait 300 ans et qui pourrait lui donner la recette de l’immortalité. En 1222,
Gengis Khan oblige ce vieux sage à venir le rejoindre dans son campement. On
pourrait très bien imaginer leur dialogue :
— Comment
devenir immortel ?
— Impossible
de le devenir. Il y a des moyens pour prolonger la vie mais aucun pour éviter
la mort.
— Parle-moi
de ces moyens.
— Modération
sexuelle. Ne pas chasser. Être passif.
En dépit des conseils
« impossibles » du moine, il le traita avec un profond respect. Pour
le remercier, très pragmatiquement, il l’exonéra, avec ses disciples, du
paiement des impôts. Quand à l’immortalité, il préféra la gagner en continuant
à guerroyer et en entrant dans la légende par son activité plutôt que d’avoir
une très longue vie dans la modération. Et, en cela, il fut plus sage que le
sage moine.
Contemporain
Mettre
au centre de la vie le Désir comme la
manifestation du Manque qui fonde le
Sujet a souvent empêché de comprendre
les hommes trop… pleins. Les divers. Même les personnes à l’esprit le plus
ouvert, très souvent ne réussissent pas à accepter la diversité de ceux qui mettent
la force au centre de la vie. Cette force qui, dans un moment de repli
intimiste dominé par les traces, les
mouvements imperceptibles de l’âme ou les nuances, ne semble être qu’un élément
pour « rendre des personnes des objets » comme écrivait Simone
Weil à propos de l’Iliade. Désormais, c’est la « force » tout court
qui fait peur : pas la force brutale ou aveugle ou bestiale. On n’a pas
besoin de connotations négatives : elle est négative par définition. Il suffit
d’aller « fouiller derrière » pour trouver la faiblesse dont elle (la
force) tire sa force — on déconstruit, on raille. On bêche les troglodytes qui
ne se sont pas libérés des mythes stupides de leur enfance.
Et pourtant un grand hebdomadaire
américain a élu Gengis Khan personnage du millénaire. Comment est-ce
possible ? N’est-ce pas une acceptation trop facile d’une diversité qui
semblerait inacceptable (je dis bien qui semblerait !). Je me méfie de
ceux qui acceptent trop facilement la « diversité ». Surtout, j’ai
des difficultés à accepter leurs justifications morales ou intellectuelles.
Pour eux, la diversité est souvent une simple variation autour d’un thème
connu. Ils s’ouvrent aux Noirs et aux femmes quand ils ont besoin d’une
main-d’œuvre pas chère ; aux Chinois quand ils leur font miroiter un
immense marché (d’âmes ou de consommateurs) ; aux handicapés quand le handicap
ne met pas en danger leur vie ; aux homosexuels quand ils s’aperçoivent
qu’ils sont moins différents que prévu ; aux animaux quand, incapables de
garder une femme, ils se replient sur un chat. Et pourtant, s’il y a un
« divers » c’est bien Gengis Khan ! Mais alors, comment
expliquer cet engouement à son égard ? Le changement a été un peu brusque.
Voici quelques hypothèses pour expliquer l’état de grâce de Gengis Khan auprès
des médias américains :
Il fonde un empire et établit une « pax mongola ».
Il laisse ses sujets libres de choisir leur
religion.
Il établit un ordre où le commerce se développe
sans entraves.
Son pouvoir est fondé sur la vitesse de transfert
des informations.
Dans la distribution de ses faveurs il ne considérait
jamais l’origine sociale ou la race.
Son sens du marketing est redoutable.
Quelles
que soient les motivations, un danger très grave se cache derrière cette
valorisation : celui de considérer que sa cruauté peut être imputée à
l’époque plutôt qu’à la personne. D’exalter son sens de l’organi-sation et son
« libéralisme » et de minimiser sa cruauté en disant que les temps
étaient différents[10],
ce qui implique qu’à notre époque les dangers de la cruauté n’existent plus.
Comme si un Gengis Khan contemporain pouvait avoir toutes les qualités de
l’ancien mais aucun de ses défauts !
Conclusion
Quand je parlai à un ami de la grandeur et
de l’impor-tance de Gengis Khan, cela ne passa pas comme dans du beurre.
—
Tu ne penses pas que l’on pourrait dire les mêmes choses sur Hitler dans
quelques siècles ?
—
Non.
—
Pourquoi ?
—
Parce qu’Hitler était dans le négatif, dans le ressentiment. Gengis Khan veut
fonder un empire pour permettre à son peuple méprisé par les Chinois, les Tartares,
etc…
—
Hitler aussi veut fonder un empire pour permettre aux Allemands…
—
C’est différent.
—
Explique.
—
Je m’en fiche de ce qu’on dira d’Hitler dans deux cents ans. Je sais ce que
j’en pense aujourd’hui Les deux personnages ne sont pas comparables. Ils ont un
point de départ bien différent. Hitler, chef d’un des États les plus civilisés
a essayé de détruire les hommes et la culture de peuples entiers. Gengis Khan,
chef de rien, porte les Mongols dans la civilisation. Il introduit l’écriture,
une législation… Il établit une paix dans laquelle les hommes vivent plus
librement que dans les pays chrétiens, musulmans et chinois.
—
Tu sais, le point de départ n’est pas tellement important pour ceux qu’on
massacre.
—
Je sais. Alors, je ne peux rien répondre. Sinon que je considère Gengis Khan
comme un héros et Hitler comme l’antihéros par antonomase.
—
Hitler antihéros ? Tu déconnes.
—
Non. Il est un antihéros non pas dans le sens où il est un « faible »
mais dans le sens où il est fort dans les défauts des héros.
Quelques
dates
Même
si les dates sont « traîtres », nous en proposons quelques-unes comme
points de repère.
Année |
Mongols |
Occident et alentours |
1165 |
Vraisemblablement année de naissance de
Gengis Khan |
Canonisation de Chalemagne,
« décanonisé » au XVIIIe siècle. |
1180 |
Temujin tue son frère Bekhter |
Philippe Auguste, roi de France. |
1187 |
Temujin est battu à Dalan Balkhut par Jamuka. |
Prise de Jérusalem par Saladin. |
1196 |
Temujin défait les Tartars. |
|
1200 |
Campagne contre les Taychi’ut. |
Alcool employé comme médicament. |
1206 |
Temujin est élu Gengis Khan. |
|
1211 |
Guerre contre la Chine. |
|
1215 |
Prise de Beijing. |
Fondation de l’ordre des Dominicains. |
1217 |
Signature d’un traité de « libre
échange » avec Mohamed II. |
Fondation de l’Université de Salanque. |
1220 |
Prise de Samarcande. |
Début de la construction de la cathédrale
de Bruxelles. |
1223 |
Défaite des Russes sur la Kalka. |
Louis VIII roi de France. |
1225 |
Mort de Jochi, fils de Gengis Khan. |
La Magna Carta dans sa version
définitive. |
1226 |
Nouvelle campagne contre la Chine. |
Mort de saint François d’Assise. Louis IX
(saint Louis), roi de France. |
1227 |
Mort de Gengis Khan. |
Construction de la cathédrale de Tolède. |
[1] C’est pour cela aussi que la force d’une
culture est liée à la capacité d’imposer son calendrier, à sa manière de
compter le temps. C’est à cause de cela que le « bug » de l’année
2000 est si important : il est une scorie qui nous montre la puissance de
l’Occident (de la technique) bien plus clairement que n’importe quelle machine,
armée, banque ou idéologie.
[2] Il est intéressant de considérer comment en
Occident on appelait Tartars les Mongols et on semblait ignorer que les deux
peuples étaient toujours en guerre et que les Tartars seront rayés de la
surface de la terre par Gengis Khan. Mais « Tartar » ressemble
tellement à « barbare »… Que dirions-nous d’une culture qui
appellerait « Allemands » les « Français » ? À une
certaine distance tous les peuples sont gris !
[3] Les Mongols devenaient adultes à l’âge de
quinze ans.
[4] Probablement enceinte.
[5] Mais cet espace n’est-il pas, par
définition, déjà au delà, outre ? Dans le surhumain (ou le divin, si le
terme de surhomme est philosophiquement trop connoté).
[6] Le 15 novembre 1796, lors de la campagne
d’Italie, Napoléon (si romantiquement représenté dans le célèbre tableau de
Gros), drapeau à la main, avance à la tête des grenadiers et tombe dans le marais.
Il risque sa vie, il mets en jeu le futur de la France pour montrer à Augereau
qu’il est capable de se faire suivre. Le jeu en valait-il la chandelle ?
[7] L’histoire de Télégone, fils d’Ulysse et de
Circé, est moins connue que celle de Télémaque mais bien plus mouvementée. Non
seulement il tue son père (sans le savoir, comme Œdipe) mais il se marie avec
l’irréductible Pénélope qui lui donnera un fils.
[8] Les représentants de ces trois grandes
civilisations finalement unies contre un ennemi commun : un nomade
incivil. Il est digne de noter que Durkheim pour définir « Un agrégat
social qui ne comprend et n’a jamais compris dans son sein aucun autre agrégat
plus élémentaire et qui se résout immédiatement en individus »
emploiera le terme horde. Mais les hordes mongoles sont loin du manque
de structure dont les charge Durkheim. C’est justement à la structuration de
son armée et de ses hordes que Gengis Khan doit sa force.
[9] Je ne peux pas m’empêcher de mettre une
note sur « ne jamais dire jamais ». Le relativisme de cette
affirmation, comme tout relativisme est encore plus absolu que ce qu’elle veut
relativiser. Les dictons populaires ne s’appliquent jamais (sic !) aux
exceptions.
[10] Ce qui est vrai et faux en même temps.