Formiphilie,
formiphila
par
Adolphe Demonc
T |
iens, pour toi qui vas critiquer un livre
sur la bestialité. De quoi réfléchir ! et elle m’annonce qu’au Québec, il y
a quelques semaines, un père a poussé son fils à s’accoupler avec sa mère et à
la regarder ensuite se soumettre à leur chien. Je ne peux que rester muet.
Dépassé par les événements, comme on dit (on dit qu’on est dépassé par les
événements quand, d’une manière abrupte, brutale, ou, simplement, imprévue,
on prend conscience que notre pensée ne serait jamais arrivée toute seule à
imaginer un tel événement. Ce qui est sans doute utile pour se protéger
psychologiquement, mais fort naïf aussi. Depuis quand la pensée arrive-t-elle
quelque part toute seule ? Elle arrive toujours après, elle est
toujours en retard sur la réalité — même quand elle se vante d’être en avance.
Et c’est normal. De quoi peut-elle s’alimenter sinon du passé ? Mais ce
qui est vrai en général est encore plus vrai dans « les choses » du
sexe, où être dépassé par les événements est pratiquement la norme : dans
« ces choses », les possibilités de variations sur un thème, pourtant
si simple, sont pratiquement infinies : chaque individu en fonction des
rencontres ou de l’isolement, de la souffrance ou de la joie, de la beauté ou de
la laideur… est asservi à des milliers d’inventions de la nature qui le
dépassent. Mais, si elles dépassent l’individu directement concerné, comment
peuvent-elles ne pas laisser pantois celui qui n’est pas directement
concerné ? Comment ne pas être dépassé quand, tranquillement assis au bord
de la route, on regarde les événements courir vers la prochaine victime ?.
Dans cette histoire d’inceste et de bestialité j’aimerais que le père se fasse
baudouiner sous le regard envieux d’un étalon. Une simple et petite vengeance pour
cet enfant pris comme une mouche dans une toile de parents sordides. Pour ne
pas trop être dépassé, j’ai même essayé de penser que l’enfant avait tout
inventé. Ah, que j’aurais aimé cela ! Quel formidable fils de pute il
aurait été !
J’ai
toujours pensé à la bestialité comme quelque chose de très lourd non seulement
à porter mais aussi à montrer. Mon étonnement a donc été particulièrement
agréable quand, en lisant le livre de Midas Dekkers sur la bestialité[1],
j’ai constaté qu’on pouvait écrire sur plusieurs registres sans qu’aucun ne
soit particulièrement lourd. Je dirais même, si on voulait reprocher quelque
chose à Dekkers, qu’il pèche, éventuellement, par excès du contraire :
légèreté et ironie. Je ne lui ferai pas ce reproche car l’ironie et la légèreté
ne deviennent jamais futiles ; je me sens obligé, par contre, à lui en
faire un autre : pourquoi ne nous dit-il pas quel est son rapport
personnel à la bestialité ? Et ceci pas tellement par curiosité morbide
des manies de l’auteur et pas non plus parce qu’au début du livre il nous dit
qu’en 1565 Luigi di Gonzaga s’en alla à la guerre avec trois mille soldats et
mille chèvres « parce que, trois ans auparavant, les Italiens qui
assiégeaient Lyon ne désertèrent pas à cause de la paye, mais parce qu’il n’y
avait pas assez de chèvres disponibles ». — j’aime que mes gens préfèrent
faire l’amour même avec une chèvre plutôt que de massacrer leurs semblables —
mais parce qu’un tel thème, tabou même dans les meilleures familles, aurait
mérité une touche personnelle qui, entre autres, se serait intégrée à merveille
avec le style du livre.
Le
fil rouge de la bestialité permet à Dekkers de parcourir l’espace-temps de
l’humanité sans jamais se perdre : des Mohawks aux anciens Grecs, de la
brillante dame new-yorkaise au berger solitaire du Maroc, des soldats du Moyen
Âge aux religieux musulmans, des Indiens aux Pygmées… (côté animal humain,
comme on dit) ; des chiens aux araignées, des chats aux cygnes, des ânes
aux fourmis, des singes aux poissons, des éléphants aux cochons, des oies aux
ours… (côté animaux animaux) ; de la mauvaise littérature à celle qui
fonde notre culture, des tableaux des peintres modernes aux anciennes
figulines, des tableaux de la Renaissance aux lithographies du XVIIIe
siècle… (côté art) ; des documents historiques aux œuvres médicales, des
traités d’anthropologie aux classiques de la sociologie, des réflexions
psychanalytiques aux pamphlets de sciences politiques (côté sciences molles)
et, tout cela, sans qu’à aucun moment on ait l’impression qu’il force la
réalité pour l’adapter à son schéma, sans qu’on ne pense jamais à un tour de
force. Tout est naturel, parfois tragiquement naturel, mais toujours naturel.
Avec les femmes ce sont les singes (surtout dans les fantasmes) et les chiens
(dans la solitude des villes) qui se font la part du lion ; avec les
hommes les chèvres et les lapines jouent un rôle de premier plan. Pour ceux qui
aiment les statistiques j’ai ordonné le nombre d’animaux cités en fonction de
la fréquence des références et le gagnant a été… le gagnant a été… le gagnant a
été le CHIEN avec 37 présences
(pas de surprise !) suivi des vaches avec 30 (un peu moins attendu,
n’est-ce pas ?), des singes avec 25[2],
des chats et des chevaux avec 22 et des chimpanzés avec 21. Ce peloton de tête
est suivi par les chèvres avec 15, les ânes avec 13, les poules avec 12, dépassant
d’un point les orangs-outangs, les gorilles et les cochons ; les ours
n’arrivent même pas à deux chiffres (9) et ont un seul point d’avance sur les
lapins, les brebis et les loups (que les brebis et les loups aient le même
score n’a rien de surprenant). Parmi ceux qui n’ont obtenu qu’un seul point il
y en a de surprenants, comme, par exemple, le hérisson et le piranha (mais,
encore une fois, on a une démonstration du polymorphisme de la sexualité humaine)
ou le mille-pattes (je m’attendais à une meilleure performance de la part de ce
petit être si délicat : comme quoi, dans le sexe, ce n’est pas la sensibilité
qui a le palmarès ! Il y a plus de gens qui préfèrent le gros bâton de
l’âne à la finesse des pieds d’un mille-pattes !). Pour que cette compétition
ne prenne pas trop d’espace, je renvoie les lecteurs intéressés à la
classification complète et non commentée à la fin de ce texte.
La
médaille d’or aux chiens, comme on pouvait le soupçonner, est due à leur
fidélité (la femme hollandaise moyenne, nous dit Dekkers, vit trois fois plus
longtemps avec son chien qu’avec son homme), à leur langue : « le
chien est souvent employé pour le cunnilingus ; ils ont une langue idéale
pour ce but », et à leur stupidité car « un chien considère tous les
membres de la maisonnée comme des chiens amis ». Si les accouplements sont
moins nombreux que les lapements ce n’est pas parce que, comme on serait porté
à penser, après la jouissance le chien et la femme risquent de rester attachés
un peu trop longtemps — ceci est un mythe populaire, fondé sur une analogie primaire,
et sans aucun fondement scientifique comme bien d’autres histoires du peuple,
car la femelle humaine, à la différence des chiennes, ne serre pas l’enflure
qui se forme à la base du pénis du chien, même s’il est vrai que « le
tissu interne délicat du vagin [de la femme], qui n’est pas fait pour ce genre
de traitement, peut être endommagé si celle-ci panique lors du découplement ».
La
deuxième position est bien méritée par les vaches et ce n’est pas parce que ces
dernières sont moins expansives que les chiens qu’elles méritent les considérations,
probablement plus dictées par l’ignorance que par le mépris, à propos de leurs
sentiments envers les humains qui les aiment physiquement : « Avec
les vaches il est difficile de comprendre ce qu’elles pensent car elles
montrent la même sérénité devant tout événement ». Il est vrai, par
contre, qu’elles « ont les yeux à la mauvaise place » et que donc un
homme amoureux ne peut pas les regarder dans les yeux comme il ferait avec un
orang-outang, mais depuis quand les hommes aux prises avec des secousses
hormonales regardent quoi que ce soit ? Inutile d’insister sur les longs
pis des vaches que, pendant quelques milliers d’années, paysans et paysannes
ont caressé sans trop se demander s’il était normal que ces quatre pénis soient
toujours collés à la poitrine.
Et
puis viennent nos frères, presque humains, les singes dont s’amourachent les
filles qui en demandent trop aux hommes (de se la fermer, par exemple) ou les
anarchistes hirsutes et gueulards. Une différence fondamentale (la
seule ?) dans l’accouplement des humains et des singes c’est que
« les orangs-outangs baisent en silence. Le seul signe apparent de luxure
est que le mâle emploie parfois son gros doigt pour insérer le pénis. Un singe
ne dit rien car il n’a rien à dire, un être humain parle pour le cacher ».
Nos frères ? Peut-être maintenant, mais en 1905 le grand zoologiste Ernst
Haeckel voyait surtout la fraternité entre les Noirs et les singes quand, à
propos d’expériences d’insémination artificielle avec du sperme d’hommes noirs,
il écrivit : « L’expérience physiologique de croiser les races
humaines inférieures (Noirs) et les singes […] est très intéressante. » Si
on se fie au dessin de Jacob de Bondt (1658) reproduit à la page 41, les femmes
aussi sont très proches des orangs-outangs : il suffit de les rendre un
peu plus poilues et… les voilà. Toujours à propos des singes et plus précisément
des gorilles, j’ai fait la découverte assez déconcertante que le
« père » du gorille King Kong est l’orang-outang de la rue Morgue
d’Edgar A. Poe, et j’ai aussi découvert que le premier gorille des montagnes a
été découvert seulement en 1901.
Les
chats et les chevaux se suivent à très peu de distance et à propos de ces
derniers, avec une bonne dose de réalisme, Dekkers nous dit qu’il ne voit pas
très bien comment une femme pourrait accueillir le sexe d’un étalon qui fait en
moyenne soixante centimètres (ce qui me fait penser que les femmes qui aiment
les baleines ne doivent pas trop penser à leur sexe car les 2 mètres et demi de
la baleine bleue sont décidément hors de leur portée même pour une mégalomane).
Et pourtant ânes et chevaux ont une présence très marquée dans la littérature.
Fantasmes d’hommes ? Probablement.
On
apprend beaucoup de choses souvent amusantes. Sur les cygnes, par exemple.
J’avais toujours pensé que Zeus avait choisi de se transformer en cygne pour séduire
Léda à cause du grand cou de cet animal immaculé et l’expression goguenarde
qu’il a dans la majorité des tableaux. Je l’avais toujours interprétée comme un
« J’ai peut-être une petite tête, mais quel cou ! Et dans certains
cas c’est le cou qui compte ». Eh bien, ce n’est pas du tout ça.
L’expression goguenarde était due au fait qu’il était en train de la pénétrer
très normalement avec son pénis normal, comme celui des hommes, car le cygne,
même si cela peut sembler étrange, fait partie des oiseaux dotés d’un sexe
comme les hommes et les Dieux — si je comprends bien les manœuvres de ce malin
de Zeus ! Toujours à propos d’apprentissage : saviez-vous qu’il y a
« des femmes qui étalent du miel entre leurs cuisses pour attirer des
mouches et d’autres insectes » afin que « le chatouillement de leurs
pattes et de la bouche fasse le reste » ? Non ? Moi, non plus.
Mais les hommes aussi doivent avoir certaines expériences avec des petits
animaux sinon comment auraient-ils pu inventer l’expression « pattes
d’araignées » ? Les hommes aussi ont donc leurs bestioles qui les
rendent formicophiles — terme savant qui n’indique pas seulement les fourmis
mais qui « inclut les contacts sexuels avec les escargots, les grenouilles
et d’autres petites créatures ». Et Voltaire, a-t-il quelque chose à voir
avec la bestialité ? Oui, bestialité et antisémitisme comme quand il écrit
à propos des femmes juives errant dans le désert : « à cause de leur
odeur les boucs les prirent pour des chèvres. La ressemblance a sans doute
favorisé les relations amoureuses entre les deux espèces[3] ».
Parfois
Dekkers fait des observations si simples qu’on se demande comment on n’y avait
pas pensé auparavant. Vous trouvez étrange l’amour entre les hommes et les
poules ? « Ce qui est assez gros pour un œuf l’est aussi pour un pénis. »
Avant
de passer à la classification des animaux, je veux terminer ces considérations
qui n’ont certainement pas réussi à donner une bonne image de ce livre riche,
instructif et amusant avec ce que Dekkers appelle « le plus innocent
exemple de sexe » : « les abeilles et les fleurs, est un cas
extrême de rapport sexuel entre espèces ». Une dernière chose, assez
importante : le texte est émaillé d’illustrations (118 au total) qui vont
de l’omniprésent Picasso au non moins omniprésent Beardsley, de Riésener à
Schütz, de Balthus à Abildgaard, des décorations de vases érythréens à des
estampes indiennes, de dessins japonais à la pornographie romaine…
Classification :
Chiens
(37) ; vaches (30) ; singes (25) ; chats (22) ; chevaux (22) ; chimpanzés (21) ; chèvres (15) ; ânes (13) ; poules (12) ; orangs-outangs, gorilles
et cochons (11) ; babouins et ours (9) ; lapins, brebis et loups
(8) ;
grenouilles (6) ; dauphins, canards, oies et biches (5) ; cygne, tigres et crabes
(4) ;
lièvres, mulets, perroquets et dindes (3) ; pieuvres, souris,
aigles, mouches, puces, abeilles, méduses, léopards, pigeons, crapauds et
phoques (2). Suivent avec un seul point : grèbes, renards,
hérissons, goélands, kangourous, coccinelles (ladybird !!), macaques,
mandrills, mille-pattes, moustiques, paons, pingouins, piranhas, pluviers,
rats, rhinocéros, araignées, baleines, pics, morses, ténias, cigognes,
serpents, escargots et otaries.
[1] Midas Dekkers, Dearest Pest - on bestiality, Verso, 2000.
[2] Si on considère
les ordres, ce sont les primates avec 21 chimpanzés, 11 orangs-outangs, 11
gorilles, 9 babouins en plus des 25 singes génériques qui obtiennent la
première place avec 78 points, suivis par les canidés avec 47, par les équidés
avec 38 et les bovidés avec 31. Les félins, qui ont pourtant un air si sexy,
n’ont que 28 points !
[3] N’ayant pas
trouvé l’original j’ai traduit Voltaire de l’anglais !