Auri sacra fames* ?

par Marguerite Deville

 

D

epuis que j’ai tant apprécié L’art du roman[1], chaque fois que je vois un essai par un romancier que j’aime bien, je ne résiste pas à la tentation de l’acheter. J’ai donc sauté sur Next[2] dès que je l’ai vu ; j’ai commencé à le lire en sortant de la librairie, continué en prenant un verre au Barouf et  terminé avant de finir le vin. C’est un petit livre de 53 pages dont 28 de notes, qu’il appelle Bonus track : plus que des vraies notes, il s’agit d’apartés et de fioritures qui, comme il le dit dans la préface, « parfois éclairent le texte, parfois […] ajoutent du matériau, parfois […] sont des digressions pures et simples. Les lire n’est pas une obligation. » Et, puisque ce n’était pas une obligation, je les ai lues en premier. De niveau assez varié, toutes laissent paraître le travail de réflexion, honnête et intelligente, d’un citoyen, écrivain par hasard, qui ne craint pas de partir de prises de positions de « café du commerce ».

Bonus tracks

Chaussures

 
Cet article aussi aura ses bonus tracks, et, pour commencer, je vous invite à lire celui que j’ai écrit à propos de la note sur les « chaussures », où Baricco critique les clichés qui circulent, parmi les adversaires de la mondialisation, sur les marques, sur l’uniformisation et, plus généralement, sur la « moutonnerie ».

Next est une tentative de réfléchir sur la globalisation sans le support de « grandes théories », sans faire référence à des systèmes politiques plus ou moins utopiques, mais aussi sans polémiques faciles. Ce que Barrico craint, par dessus tout, c’est l’idée qu’on soit convaincu de penser quand on ne fait que s’adapter à ce que les autres (ceux qui ont le pouvoir et donc l’argent et donc les médias) disent. Le danger de ne répéter que des slogans guette autant ceux qui sont pour que ceux qui sont contre, mais il est évident, même s’il ne le dit pas clairement, qu’il se sent concerné surtout par les arguments des contre, qu’il souhaiterait solides et autonomes par rapport aux discours officiels. Il y tient, au contre, et c’est pour cela qu’il ne se contente pas de réponses qui ne sont que le côté cour de la mise en scène des pour.

Avant de se déclarer pour ou contre la globalisation, il propose de vérifier si les exemples dont les gens parlent sont vrais, vraisemblables ou carrément faux. Exercice utile qui peut réserver des surprises. Il n’est pas vrai, comme IBM a essayé de nous faire accroire que les moines tibétains sont sur Internet ; il est vrai, par contre, que le trafic aérien nocturne de l’aéroport de Berlin est contrôlé à partir de Los Angeles. Pour ne pas payer les shifts de nuit ? Pas seulement.

Bonus tracks

Definition

 
Mais, est-il sensé de parler des effets de la globalisation sans savoir ce qu’elle est ? Qu’est-ce, enfin ! que cette globalisation ? Qu’y a-t-il de vrai derrière le baratin qu’on fait sur les achats par Internet, sur l’omniprésence des films américains, sur les investissements sans frontières, sur l’existence des mêmes produits partout ?

« Pourquoi les litres de Coca qu’engloutissait déjà un Brésilien il y a vingt ans s’appelaient-ils commerce extérieur, et les quatre bouteilles de l’Indien s’appellent-elles globalisation ? » Baricco a une ébauche de réponse qu’il formule sous forme de nouvelles questions : « D’où vient cette curieuse forme de strabisme qui nous porte à voir uniquement les symptômes de la maladie que nous voulons trouver, et pas les autres ? Comment expliquer cette envie collective — cet empressement à utiliser la catégorie de globalisation, quoi qu’il se passe en réalité sur la planète ? Qui cela arrange-t-il, que les gens regardent le monde de cette drôle de manière ? » La réponse implicite est donc que la globalisation est surtout un phénomène de langage et de croyance ; un phénomène culturel plutôt que réel ; des stéréotypes fonctionnels à une idéologie, comme on aurait dit il y a quarante ans. Bien sûr que c’est comme cela, mais y a-t-il des manières plus « vraies » de saisir les « faits » ? Si on n’employait pas la catégorie de globalisation, est-ce qu’on serait plus proches de la vérité ? J’en doute, même s’il me semble assez périlleux de forcer la relativité de la réalité jusqu’à soutenir que cette dernière est moins importante que ce qu’on en dit, juste parce que ce qui fait que l’homme est homme c’est l’émancipation par rapport au hic et nunc animal.

Après ces questionnements sur le vrai, Baricco prend un ton plus politique : « Quant aux films de Spielberg, à Madonna et Michael Jordan, il y a une expression très claire pour définir ce que c’est : colonisation culturelle. »

Bonus tracks

Colonisation

 
Oui, elle est claire mais, peut-être, pas suffisante. Elle peut acquérir une autre couleur dans la globalisation parce que les colonies sont partout, même là où l’argent semble avoir le plus de souffle. Même au centre actuel de l’Empire.

Le « nivellement culturel » réalisé (ou exigé?) par Hollywood est avant tout un phénomène qui concerne les USA. Mais si l’on ne veut pas tomber dans les clichés trop faciles, il faudrait se demander s’il existe une culture sans nivellement : bien sûr que non. Une culture se hisse sur les épaules d’une autre qui ne peut que se baisser, quitte à relever la tête lorsque les « gagnants » seront perdants. Les cultures, pour survivre, ont besoin de se confronter, de lutter, d’être en difficulté, d’être « opprimées » pour pouvoir, un jour, mieux turlupiner les vainqueurs. Tout cela n’a rien de nouveau et Baricco le sait très bien : « Et tous ces Grecs pour qui Achille était un fou sanguinaire, et la géographie des dieux une histoire obsolète, et le culte de la guerre une imbécillité ? Où sont-ils passés ? » Homère comme Hollywood, pas mal ; même très bien pour faire réfléchir ceux qui mythifient le passé et ont peur du futur. Baricco nous présente ensuite le grincheux Platon comme quelqu’un qui voit Homère comme un Walt Disney ante litteram, et définit le livre X de la République comme « un genre de pamphlet contre Hollywood », pas mal, ça aussi. Vraiment pas mal.

Pas besoin d’aller aussi loin, arrêtons-nous au XVIIIe siècle, ce siècle si important pour la naissance des nationalismes et des différences culturelles. Passons de la littérature à la musique, de la marque Homère à la griffe Beethoven : « Vous allez à un concert de [Beethoven]. Vous avez payé votre billet. Qu’avez-vous acheté ? Un peu de musique ? Non, un monde. Une marque. Beethoven est une marque […] de lui descend, en ligne directe, une marque encore plus puissante : la musique classique. Un monde. » Ceux qui ont construit ce monde autour de la musique classique « l’ont-ils construit parce qu’ils étaient bons et intelligents ? » Non. Pour l’argent. « Beethoven écrivait pour l’argent. »

Rien ne change ? L’art et la culture au service de l’argent, l’argent au service du pouvoir, le pouvoir… Le pouvoir pour satisfaire ses désirs ? Peut-être qu’on regarde du mauvais côté. Peut-être que quelque chose a déjà changé et que nous ne le voyons pas, simplement parce que nous continuons à chercher la vérité dans les livres. Peut-être. Mais retournons à nos moutons. « Les antimondialisations sont-ils des fous ou des prophètes ? Ce que je sais, c’est qu’ils éclairent les termes de la décision collective […] et qu’ils nous mettent face au panorama vrai de notre temps, si différent de la carte postale truquée vendue dans les grands magasins du pouvoir. » Ni fous, ni prophètes. Parfois naïfs, parfois dogmatiques, toujours dans leur temps. Expression de notre temps. Ni fous, ni prophètes. Un besoin de notre temps.

En résumé : un livre qui part et arrive au Café du commerce avec son « tout dépend de l’argent » ; mais, les monologues des conférences érudites vont-ils plus loin que les discussions de cafés ? Pas sûr.

 

Bonus tracks

Chaussures. Il nous invite à entrer, comme des enfants que leur père accompagne, dans un magasin de chaussures des années soixante où il y a un tout petit rayon pour les chaussures de sport avec pratiquement que des Superga[3]. On « choisit » nos Superga et le lendemain à l’école, sauf deux fils de très riches qui chaussent des Adidas, « tout le monde avec les mêmes chaussures comme si on était des Chinois ». Trente ans après, accompagnons notre fils dans un magasin de chaussures de sport avec des dizaines de marques, de couleurs, de formes… mais ne considérons pas seulement les changements dans les rayons, considérons aussi nos pieds, nos pieds de père : « Vraisemblablement : des chaussures de sport. Vous êtes un père (une mère) en chaussures de sport. » Dans les années soixante, quand son père l’accompagnait acheter des chaussures, il ne portait pas de chaussures de sport. « Et maintenant, un petit exercice : en avant, en arrière, dans la machine du temps […] En avant, en arrière. Plusieurs fois. Fin de l’exercice. Brancher les cellules grises. Réfléchir. » Réfléchissons.

Colonisation. Je ne suis pas sûre que ma réponse est correcte mais je suis sûre qu’elle n’est pas insensée. Prenons Spielberg et Madonna (je ne connais pas M. Jordan) : il s’agit aussi d’une colonisation interne aux USA de la part d’une certaine culture juive et d’une certaine culture italo-catholique qui trouvent dans l’économie américaine le support dont elles ont besoin. Le cinéma spectacle, à moins de tomber dans un élitisme à la Godard, a toujours besoin d’assez de fric pour réclamer l’investissement de grosses sociétés ou de l’État. Les tentatives de cinéma pauvre auront toujours un nombre très limité de spectateurs : le spectacle excite les foules surtout quand il est spectaculaire. Vous dites qu’on n’a pas besoin d’exciter les foules avec des spectacles faciles ? Avant tout, dire que Spielberg est facile c’est un peu du n’importe quoi, deuzio ne vous excitez-vous pas avec Pina Bausch, Bob Wilson ou Godard ? Mais c’est différent, ce n’est pas du simple spectacle ! Vos neurones sont donc plus sensibles, plus colonisables ?

Définitions. « Je me demande si le temps où il était possible de donner des définitions n’est pas terminé. […] Il n’y a pas de définition de la globalisation parce qu’il n’y a pas de définition. » Il n’y a sans doute jamais eu un temps des définitions. Il y a eu des moments où certains hommes ont donné plus ou moins d’importance aux définitions, c’était les moments où on avait l’illusion que les mots pouvaient rabattre les choses vers la clairière de la réflexion pour y être disséquées. Mais, c’est beaucoup moins facile qu’on ne le pense et on fait toujours buisson creux. Tâcher d’emprisonner la réalité dans les mots est œuvre insensée ; à moins d’être complètement borné et de ne voir que ce qu’on veut voir, il y a toujours quelque chose de trop ou de pas assez. Les définitions sont le sel des mondes artificiels celui des mathématiques ou celui de la catéchèse où des paroles arbitraires[4] deviennent le point d’appui de torrents de paroles sans point d’ancrage dans la réalité. Chercher à définir quelque chose, c’est le mettre entre les serres du langage ; c’est tuer la chose « en elle-même » pour donner vie à d’autres choses, à des choses de langage ; c’est passer de la terre au monde. Mais ce passage est tellement enivrant qu’il faut avoir les pieds solidement plantés dans la terre pour ne pas continuer sur la lancée et passer de ce monde à l’autre monde qui, comme par enchantement prend la place de la terre comme « vraie réalité ». Nous voilà donc les pieds en l’air, dans un monde à l’envers qui fait le bonheur des contempteurs de la vie. Nous voilà à chercher les définitions dans les livres qui s’alimentent de l’autre monde.

Un problème délicat d’équilibre : comment renoncer au livre — en tant que signe de l’autre monde et de valeurs inversées — sans se vautrer dans la fange des cochons terriens ? Comment laisser le langage inventer et apaiser, amuser et détourner sans perdre la terre et sans oublier les dangers de l’autre monde ? En somme, comment rester dans le monde, sans lest moral ?



* Sacrée soif d’argent.

[1] M. Kundera, L’art du roman, Gallimard, 1993.

[2] Alessandro Baricco, Next, Albin Michel, 2002.

[3] Marque de chaussures de sport italiennes très populaires (dans les deux sens du terme) en Italie jusqu’à l’invasion de Nike and Co.

[4] Les postulats des mathématiques ou certains passages des « livres » des religions.