Sans
contexte
par
Ursula Alexandrovna
Repetita iuvant (proverbe latin)
M |
ettez vous à ma place
et imaginez que vous avez été au troisième étage de la librairie de Mc Gill où
un espèce de bœuf, sorti directement d’un film américain des années cinquante,
derrière votre accent « cute » réussit, dieu sait comment ! à
décoder le message : « You
phonet to mee zat ze кнйга, pardon book, ‘Compeenion to ze Cantos
oz Erza Pound… » et qu’au troisième étage, l’énorme brique de C.F. Terrel qui
devrait vous guider dans le labyrinthe des Cantos sous le bras, vous
avez jeté un regard lubrique vers la section philo en vous disant « Un
petit tour, mais sans rien acheter ! » et, après avoir palpé quelques
Rorty, vous vous êtes retournée vers la section à dominance rouge et noir des Cultural
Studies et vous avez commencé à lire les titres, presque tous très
intéressants, comme si Cultural Studies avait avalé tout ce qui
s’écrivait de bon en Amérique, et que, à côté d’un The Culture of the Copy
qui fait dans les cinq cent pages vous voyez un tout petit livre (qui arrive à
peine à cent pages) et vous le sortez comme si c’était la vieille barbie
enfouie sous le tas de nounours oubliés dans la chambre qui continue à vous
attendre chez vos parents et vous lisez son titre Within Context of no
Context et que vous êtes stickée sur le contexte parce que vous venez de
suivre un cours sur l’importance du contexte dans la science moderne et que le
nom de l’auteur George W.S. Trow ne vous dit rien tandis que le nom de
l’éditeur, Atlantic Monthly, vous dit beaucoup et que vous lisez la
quatrième de couverture où quelqu’un que vous ne connaissez pas écrit qu’il
s’agit d’un chef-d’œuvre à mettre à côté de La société du spectacle de
Guy Debord et de Minima moralia de Adorno, et que ces deux livres
sont vos livres de chevet et que vous lisez le début où il parle du chapeau de
son père, un fedora hat, et que vous ne savez pas qu’est-ce que c’est
que fedora mais que le contexte vous fait comprendre que ça fait guindé
« Pour porter un ‘fedora’, je dois auparavant le tripatouiller pour le
déformer, de manière qu’il soit libéré de la gêne qu’il traîne » et que
votre père porte souvent des chapeaux et que vous sentez très bien ce qu’il veut
dire car vous n’aimez pas porter des vêtements neufs et vous connaissez très
bien la gêne qui est votre fidèle compagne depuis toujours et imaginez donc de
l’ouvrir au hasard et d’y lire hors contexte « Les Américains sont
intéressés seulement à deux choses : l’astrologie et leurs boyaux »
et que vous venez de lire, oh sacré hasard ! un livre de Adorno analysant
le contenu des conseils astrologiques du L.A. Times et de le feuilleter
et que vous aimez l’idée qu’il est, comme Minima moralia, plein de
chapitres courts et qu’il y a des titres que vous aimez Merci Roman Polanski
ou Une vue d’ensemble pour un européen intelligent et perplexe et que
vous trouvez amusante l’idée que, parfois, le même titre se répète deux ou
trois fois dans la même page comme L’esthétique du succès ou Le
contexte sans contexte qui apparaît huit fois (sur deux pages), et que vous
lisez qu’il est constitué de deux parties une qui donne le titre au livre paru
en 1981 (l’année de votre départ de Chikutimir, en Russie, pour la Colombie dans
le panier de grand-maman comme aime répéter trop souvent votre mère) dans le New
Yorker qui était le magazine préféré par votre père adoptif et d’une espèce
d’introduction Collapsing Dominant de 1997 (l’année de vos vingt ans) et
que vous décidez de l’acheter et, toujours pour vous mettre à ma place,
imaginez qu’après deux heures de correction de travaux pratiques sur l’héroïsme
vous rentrez chez vous pour le finir (le petit livre que vous n’avez pas encore
commencé) et éventuellement en parler dans les « Annales » et que
vous tombez sur un ami que vous ne voyiez pas depuis quatre ans et que vous
vous rappelez que votre copain a une réunion du Pouls noir sur l’anarque
de Junger et que vous n’êtes pas contente parce qu’il ne vous a pas proposé d’y
aller et que donc vous êtes bien contente d’aller prendre une bière au Bifteck
avec votre ex et que vous rentrez un peu soûle à minuit et que vous vous
sentez… un pétard… mouillée… et que votre copain n’a pas l’air content quand
vous lui dites avec qui vous avez pris une bière (bière qui s’était
multipliée par six) et que sa main
reste muette quand vous la traînez sur votre pénil et que vous allez donc dans
votre bureau et vous vous faites venir pour pouvoir lire tranquillement et que
vous allumez l’ordi et vous ouvrez votre petit bouquin blanc, car il était
blanc — le seul livre blanc du rayon, car même A return to Modesty de
Wendy Shalit qui, lui aurait dû être blanc ! et était rouge ce qui, au
lieu de vous faire penser à la pudeur, vous fait penser à une béguine, avec
trop de rouge à lèvres dans une église de Bogotà — donc vous commencez à lire
et pour ne pas vous faire briffer par le cafard vous mettez un CD latino et
imaginez aussi que, dans sa longue introduction, l’auteur écrit que ce qui lui
semble le plus important dans l’essai de 1981 c’est qu’il parlait de
« deux grilles de la vie américaine — la grille de l’intime, d’une
personne seule, et la grille des deux cent millions — (…) tellement éloignées que quelque chose aurait dû
nécessairement apparaître au milieu » et qu’il dit ensuite que « la
période de Contexte sans contexte est en train de finir » grâce au
procès d’O.J. Simpson aussi et que vous vous dites : « Si je veux
comprendre la nouvelle phase, il faudra bien que je lise ce maudit bouquin pour
en comprendre les prémisses », et que l’auteur continue en écrivant qu’il
y a un besoin d’autorité et que vous vous dites qu’il est réactionnaire et que
vous avez envie d’arrêter quand l’œil se pose sur « tout ce qui est parti
pour de bon est en train de revenir » et vous êtes intriguée par le
paradoxe et vous continuez donc à lire et quand il décrit l’enfant sage qui
connaît mieux que son père l’organisation de la maison vous pensez aux BD nazes
de Wolinski mais vous continuez quand-même à lire et quand, avant de terminer
l’introduction, il propose une devise « Blessés par millions; guéri un à
un » vous êtes encore plus intriguée car vous êtes d’accord mais vous ne
savez pas très bien pourquoi et pour terminer, imaginez, que je décide de
prendre des notes :
L’Amérique le pays qui rêvait d’être le pays des merveilles et des
grands trucs se retrouve presque seulement avec un grand marché… « Peut-il
y avoir des merveilles là dedans ? »… L’histoire n’est pas terminée
mais elle n’est plus là pour unir les gens qui sont désormais réunis par
n’importe quoi... Une histoire nouvelle où « les préférences d’un enfant
ont le même poids que celle d’un adulte »… Une histoire qui est une
non-histoire… Dans la non-histoire les hommes sont puissants s’« ils emploient
la compétence de l’adulte pour faire respecter des accords enfantins »… La
télévision : « archive de l’histoire de la non-histoire »,
purée, que c’est bien !… Ils ne veulent pas l’histoire car elle fait mal,
elle est remplie de « conflits et destruction »…Benjamin… Histoire
réduite à l’intimité, à l’histoire de l’un… Fantastique comme il commente
« I like Ike » !… C’est vrai : et la deuxième guerre
mondiale ? et Eisenhower ? où sont-ils finis ?… La télévision a
perdu même la force du mélodrame… Dans le mélodrame l’enfant malheureux est
porté « dans le cercle autour du feu. Le cercle existe et le feu
existe », à la télévision « l’enfant seul crée le cercle ».
Cool !… Seuls les problèmes existent, et les problèmes flottent au gré des
experts… D’accord, d’accord, d’accord : les expert me font chier car ils
ne voient jamais les vrais problèmes : la faim et la pauvreté… « Le
bavardage avait un avant-plan de violation et un arrière-plan de dignité et la
violation était une action de tous les jours. »…. Comparaison d’une couverture
de Life des années cinquante (1951) avec une de People de 1980…
Références à des spectacles que je ne connais pas, mais je comprends
quand-même ; dans Minima Moralia c’était la même chose pour la
philo…Ça aussi c’est mortel : « Le problème est le seul contexte
disponible aux gens ayant un problème »… « La télévision ment en nous
faisant croire qu’il existe un contexte auquel elle nous fait accéder. Puisque
les mensonges durent, d’habitude, pas plus qu’une génération, la télévision se
reformera autour de l’idée que la télévision même est le contexte auquel la
télévision donne accès ». Écoeurant !… « Un homme fait une
entrevue à son fils de douze ans sur le sexe. Le père et le fils sont d’accord
que ce qui est important c’est la communication » Trop bad. Ça m’emmerde
la communication… J’aime l’idée que le vieux con qui se retire à la campagne
est moins sain que les jeunes qui, pendant un concert rock, détruisent tout
mais pas d’accord que c’est parce qu’ils « sont impliqués dans une
tentative légitime de former une aristocratie »… Naze. C’est parce qu’ils
en ont marre de subir l’injustice… Pas très bien compris l’histoire du procès
d’O.J. Simpson et le changement de la télé... Peut-être qu’il veut dire que le
contexte racial a joué un rôle…. Oui, il a joué un maudit bon rôle.
Georges
W.S. Trow, Within the Context of non Context, Atlantic Monthly Press,
1997.
Traduction
en français parue chez Fayard en 1999
avec le titre Contexte sans contexte.