(Lieux communs)

L’enfer est pavé de bonnes intentions

 

par Ivan Maffezzini

 

(chapeau)

En dehors de celles des hommes politiques (ouf !), les intentions compteraient. Même que les Autres seraient pavés de bonnes intentions. Faut voir ! dirait Pascal.

 

Ce lieu commun est déserté non seulement parce que l’enfer est toujours moins à la mode (sinon chez certains illuminés qui reprennent du poil de la bête à l’approche de la fin du millénaire) mais aussi parce qu’aux intentions l’on donne toujours moins d’importance : elles ne sont pas assez concrètes, pas assez vérifiables, pas assez objectives. Elles sont humaines, trop humaines. Si, en outre, vous les qualifiez de « bonnes », vous êtes assuré d’y ajouter un remugle de tartuferie qui importunera même les nez les moins sensibles. Il est clair qu’il faudra alors invoquer des actions énergiques pour nettoyer la conscience.

 

Il fut un temps où la raison n’était pas gênée par les concepts vagues et flous. Il fut un temps où actions et intentions confondues ne la dérangeaient pas. Et puis un jour, on ne sait pas pourquoi, l'analyse commença : on découvrit une intention affairée à mettre de l’ordre dans le hasard, une action qui la suivait, tantôt docile, tantôt rétive, et des conséquences qui remettaient le tout entre les mains du hasard. Mais, l’action et ses conséquences sont « objectives » tandis que l’intention est fuyante et insaisissable — à moins que la raison mûre, celle de la science, ne trouve un moyen de l’arraisonner, de la pointer du doigt et de lui imposer de s’expliquer : « Dis moi ce que tu fous, hypocrite intention, dans le monde droit de la science. Et surtout, explique-toi clairement. ».

 

 Freud parvint sns aucun doute à l'arraisonnement le plus réussi. Il tranquillisa les masses en inventant le monde magique de l’inconscient. « Au niveau de l’inconscient, nous savons bien que le hasard n’existe pas. » dit le nain dans Cet obscur objet du désir de Buñuel. En effet, après Freud, qu’est-ce qu’une intention sinon une friponnerie du moi pour justifier ce que l’inconscient, depuis la nuit de l’enfance, a déterminé ? Qu’est-ce que l'intention sinon l'arme que les plus malins emploient pour défendre les choix de la bête capricieuse qui régente les dessous de notre peau ?

 

Intentions et pouvoir

Les intentions sont trop souvent inscrites dans les constitutions, dans les programmes des partis, dans les protestations des syndicats et dans les chartes des droits de toute sorte dans le seul but de dorer la pilule. Elles soulèvent la méfiance des citoyens envers la classe politique : ils y voient — avec raison — un traquenard. Si c’est grave d’extrapoler certaines « lois psychologiques » de la vie de tous les jours aux détenteurs du pouvoir, c’est encore plus grave de transporter la méfiance envers les politiciens dans nos rapports quotidiens. C’est pour cela qu’il n’est pas nécessaire d’être des disséqueurs maniaques, pour ne pas vouloir mettre dans le même sac les intentions des politiciens et de leurs porte-bâts et celles des personnes qui nous entourent.

 

Les je-m’en-foutistes et les vautours de la privatisation n’ont peut-être pas tort quand ils critiquent si lourdement les hommes politiques, mais ils sont assurément à côté de la plaque quand ils s’insurgent contre leurs mensonges. Comme si le mensonge pouvait s’appliquer là où ce qui compte est le résultat et le résultat seul; la où l’intention doit s’annuler dans l’œuvre. Comme l’écrivain n’est pas « grand » à cause de ses intentions mais à cause de ses résultats car ce sont les résultats qui apaisent, excitent et font vivre le lecteur, ainsi le politicien est digne de respect seulement si ses actions contribuent à rendre le monde plus vivable indépendamment de ses « Nous voulons que... nous avons l’intention de... etc., etc. » Il est préférable de regarder la politique non comme le règne du mensonge mais comme celui où l’intention s’est complètement dissoute dans l’action.

 

Un des seuls rôles que la démocratie nous offre aujourd’hui est celui d’arbitres des guerres d’intention des politiciens professionnels. Peut-être que, au lieu d’assister sans sourciller (ou de participer comme porte-bourses) aux déréglementations de nos hommes d’affaires bien intentionnés, nous pourrions déréglementer la démocratie en nous transformant d’arbitres en lutteurs pleins de mauvaises intentions. Et si le paradis pouvait être pavé de mauvaises intentions contre ceux qui, avec les bonnes, ont pavé l’enfer ?

 

Intentions et quotidien

Il est quand même difficile de laisser tomber les intentions : on les ressent parfois d’une manière trop vive pour les nier et puis on a l’impression qu’elles ne puent pas : on dirait même qu’elles ont un parfum frais et léger de fleurs des champs. Mais ces intentions sont les pires, nous dira-t-on : ce sont elles qui ont les effets les plus catastrophiques, ce sont elles qui causent le plus de malheur. Ce sont elles qui, nous donnant confiance dans le monde, nous poussent à une trop grande compréhension des injustices et de la cruauté; c’est cette compréhension angélique qui, trouvant l’« humain » même dans la pire animalité, laisse l’injustice régner.

 

Ça vous a fait très mal quand votre ami vous a humiliée en public. Et quand, par la suite, avec son air de Sainte N’y touche, il vous a récité sa litanie de bonnes intentions, vous en avez eu marre et vous avez piqué une terrible colère. Vous avez renversé la bibliothèque avec « sa » Pléiade, vous avez jeté dans la poubelle « son » Joyce, vous avez arraché des pages de « son » Pascal en lui criant « Où a-t-il écrit :  " car enfin, l’intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé "  que je te le fasse manger ». « Dans la 7e provinciale » vous répondit-il en pouffant de rire. Et le rire vous gagna.

 

La 7e provinciale de Pascal est une tentative de démolition de la moralité des Jésuites, fondée sur l’intention et le « cas par cas », à l’aide d’exemples assez saisissants. Un exemple parmi maints d’autres : au lieu de tendre l’autre joue, comme il est prescrit dans l’évangile, les Jésuites disent que, si l’intention est dirigée vers « éviter l’infamie » plutôt que vers « se venger », il est permis de tuer celui qui a giflé. Pascal tire facilement le lecteur de son côté en montrant les atrocités permises par cette souplesse digne du légendaire serpent. Il a beau jeu. Mais, il n’est pas sûr qu’il ait raison. Les Jésuites, jongleurs de la morale, ne sortent pas nécessairement perdants : contre le dogmatisme et le totalitarisme pascalien, il jouent le libertinage et ils montrent une compréhension de la « faiblesse » humaine qui les rend bien plus sympathiques que le hargneux janséniste. Si, comme Pascal, dans les rapports quotidiens on ignore les intentions, on est esclaves de la vulgaire omniprésence des faits qui nous transforme, peut-être, en bons épiciers ou de parfaits policiers mais, sûrement pas, en de bons compagnons.

 

Comme Pascal le montre, la critique aux défenseurs des intentions à outrance est assez facile : il est trop aisé d’habiller après coup une action « négative » de bonnes intentions et de manipuler ainsi ceux qui en souffrent. Mais, l’autre position, celle qui préfère l’action nue, n’a-t-elle pas des défauts encore plus grands ? N’est-il pas trop aisé de faire taire à jamais avec une action appropriée ? Et puis, si l’action fait mal, n’est-il pas préférable d’écouter ce que l’autre pense avoir été sa volonté ? N’est-ce pas comme cela que le dialogue nous fait échapper à la tyrannie du réel ? Mais on pourrait faire une critique bien plus radicale : avez-vous déjà vu une action nue ? Si vous ne mentez pas (vous ? mentir ? jamais de la vie !), vous devez admettre que vous avez toujours vu seulement des voiles mouvants et capricieux et jamais le corps. Vous auriez aimé, mais... ne prenez pas les voiles pour la peau, ça pourrait vous faire très mal au réveil et, qui sait ?, vous faire invoquer une autorité quelconque pour établir une morale « solide ».

 

Au fond, la différence entre les tenants des intentions et ceux des actions pourrait se résumer à dire que les uns préfèrent faire confiance aux autres parce que cette confiance rend la vie moins brutale et que les autres, ceux qui des intentions se fichent, croient aux « choses » et non aux mots trop fuyants, hélas ! trop humains. Il faudrait peut-être que chaque individu soit assez schizophrénique pour vivre les deux positions : côté action en politique et côté intention en amitié. Peut-être qu’un jour, en continuant à croire dans les intentions, on pourra transformer assez le monde pour avoir des amis en... politique.

 

Si je voulais terminer avec une note légèrement espiègle, j’aurais pris la maxime que la tortue de la gauche sculpta, dans un lointain présent, dans le marbre des mémoires : « L'enfer, c'est les Autres[1] » pour pouvoir transformer ainsi notre lieu commun : « Les Autres sont pavés de bonnes intentions ».

 

 

 

***encadré pour « politique

Avant.

Le secrétaire général d’un syndicat quelconque, dans un pays quelconque : « Nous n’avons aucune intention de nous retrouver les culottes baissées. Nous avons l’intention de lutter... »

 

Après.

La secrétaire du secrétaire général.. : « Les temps ne sont plus aux maximalismes gauchistes, nous avons accepté l'offre, car... »

 

 

*****Encadré pour privé

Ils habitent ensemble depuis 6 mois.

Lui : J’ai eu une idée géniale pour tes 40 ans.

Elle : Sans lever les yeux du dernier Fielkenkraut : Pas besoin de quelque chose de spécial.

Lui : J’ai invité une douzaine de tes vieux amis pour un party. Vous pourrez plonger dans la souvenance...

Elle : Vous ?

Lui : Oui, vous. Je ne serai pas là. Pas de cheveux sur la soupe.

Des larmes. De joie, pense-t-il pendant un court instant. Il lui prend tendrement les mains.

Elle : Goujat.

Lui : Quoi ?

Elle : Ça m’étonne de toi. Comment peux-tu penser qu’il me fasse plaisir de fêter sans toi ! Tu es tordu ; tordu et méchant.

Lui : J’avais seulement de bonnes intentions, je pensais...

Elle : Tu es un pourri de jésuite. Tu plaques de bonnes intentions sur tout ce que tu fais. Mais, comme tu sais, l’enfer est pavé....

 

 

 



[1] J.P. Sartre, Huit clos.