(Idées)

Quand sonne le glas

(chapeau)

Du fait divers qu’on lit dans un journal au drame qui touche au plus près, comment, dans la douleur, le politique s’incarne-t-il ?

par Ivan Maffezzini

 

Le père vint parfois chez moi mais j’ignorais qu’il avait été le mari de la mère. Souvent, je vis la mère chez des amis mais j’ignorais qu’elle avait été la femme du père. Jamais je ne les vis ensemble, l’homme et la femme dont le fils a été assassiné.

            La lame de la douleur terrassa mère et père avant de chavirer les amis, de bouleverser les copains, de venir me troubler et de se perdre enfin dans les têtes des lecteurs de faits divers. Il avait dix-sept ans et il gagnait son argent de poche dans une épicerie.

 

Égoïstes par nécessité

Une couche plus ou moins épaisse d’indifférence nous protège contre la froideur du glas qui sonne sans arrêt pour tout le monde. C’est l’indifférence qui permet de survivre : nous ne pouvons pas pleurer tous les morts. Cependant la mort subite, quand elle n’est pas due à la bêtise humaine organisée — à la guerre — nous angoisse toujours un peu. À la question « pourquoi lui ? », si on est franc, on n’a qu’une réponse : « parce que ».

            Parce que. Parce que... c’est comme ça. Et on doit, égoïstes par nécessité, espérer que la mort ne fauche subitement que dans le lointain. Quand on entend le bruissement de la faux dans le champ du voisin, cela donne la chair de poule, ébranle notre solidité. Mais, le lointain existe-t-il encore ? Peut-être que non. Il suffit de quelques secondes à la télé ou d’un paragraphe dans un journal pour le ramener tout à côté. Mais, la vie, têtue comme une mule, ne cède pas, et voilà qu’elle ajoute une autre couche de graisse pour se jouer de la souffrance. Et le tout fonctionne. Vous êtes immunisé : spectateur de la souffrance et de l’absurde, vous incorporez les exposés où chaque fragment trouve sa place. Vous êtes prêts à vous engager dans la voie du cynisme.

 

De la souffrance…

Tout fonctionne jusqu’au jour où le voisin est un vrai voisin : un fils, la mère, un ami, un ami d’un ami, le fils d’une connaissance... alors la graisse accumulée ne sert plus à rien. La souffrance vous prend dans ses bras et de vous elle fait ce qu’elle veut. Elle se venge de toutes les fois où vous vous êtes protégé : elle en a du ressentiment, elle !

            Un avion qui s’écrase dans un marché au Zaïre; trois jeunes hommes égorgés à Santiago par leur meilleure copine; deux filles assassinées à Longueuil par leur père... c’est terrible, mais c’est la vie. Le fils de G. et de J.-M. a été assassiné, et ça y est... vous êtes pris : c’est la mort. Vous en parlez au téléphone avec les amis, vous faites un saut au salon et vous assistez aux obsèques dans une église débordante d’humanité. Vous rêvez de l’assassin lié à un poteau, au centre de l’église, couvert de crachats et de honte. Vous lui arrachez les couilles et les jetez en pâture aux chiens. Le pardon, c’est pour plus tard. À moins, bien sûr, que vous ayez la Foi, mais nous, hommes de ce monde, nous devons nous contenter de la raison : de celle qui n’a pas de réponse au pourquoi, mais sait, à tout moment, inventer les comment qui facilitent la survie. La raison qui est là pour chasser la douleur quand elle exagère, quand elle isole l’individu dans ses derniers retranchements. Elle suit les sentiments comme son doberman suit la jeune fille innocente. Vous pouvez lui sourire de loin, vous pourriez même l’induire à éloigner son fidèle protecteur mais, au premier cri il pointera son museau dans votre direction, au deuxième il s’immobilisera pour, au troisième, voler vers vous et vous arracher la carotide.

 

… à la politique

Plus vous êtes proches de la source de la douleur et plus la raison tarde à intervenir. Parfois, elle semble vous abandonner, laisser les sentiments furieux détruire vos fondations les plus solides. Mais elle est là, humble, consciente de ses limites, à l’affût d’un sentiment qu’elle puisse chevaucher pour arrêter la folie des autres et construire, sur de nouvelles fondations, des croyances contre les prochaines épreuves. À nous, hommes de ce monde, on a enlevé les tours de magie de la Foi, mais — ce n’est pas rien ! — on nous a laissé une minuscule boîte à outils tout usage, résistante et efficace.

            Plus vous vous éloignez et plus la raison intervient vite. Elle s’efforce de comprendre, elle ordonne, elle dialogue, elle devient... politique.

            Quand vous lisez que la mort a frappé aveuglement, dans un pays que vous ne savez même pas situer sur la carte du monde, vous liez cette mort absurde à celles qui vous ont côtoyés. Les sentiments reviennent avec moins de fougue que jadis, ils s’agitent autour des piliers que l’ancienne douleur a consolidés et permettent à la raison, en un seul mouvement, de réinterpréter les souffrances précédentes et de s’approprier la nouvelle, absurde, étrangère violence. Vous pouvez, maintenant, comprendre, dans le concret, cette mort lointaine et vous débarrasser d’une couche d’indifférence pour attiser votre soif de justice. Vous pouvez être dans le politique. La politique n’est pas, fatalement, le royaume de la corruption, des intérêts étroits, des magouilles et de l’ambition effrénée. Quand la raison, trempée par la douleur, réveille le « et si j’étais à leur place » et enfourche l’insoumission, la politique devient alors un radar perçant l’épaisse brume automnale qui arrange la mort.