Technique et Parole*

ou pourquoi les lignes sont toujours plus

droites

 

par Ivan Maffezzini

 

 

Ce nonobstant, il en jecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes (...) des parolles horrificques et aultres assez mal plaisantes à veoir. Lesquelles, ensemblement fondues, ouysmes : hin, hin, hin, hin, his, ticque, torche, lorgne, brededin, bredelac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, on, on, on, on, ououououon, goth, magoth et ne sçay quelz aultres motz barbares.

RABELAIS, le Quart Livre, 56.

 

Les monstres, les myrmidons, la puce et Horace

 

     Énormes et silencieux, le dos chargé de myrmidons affairés, Technique et Parole buissonnent parmi les chablis de la jungle du temps. Moi, puce myope aux fines esgourdes, depuis la nuit des temps j’assouvis ma curiosité en sautillant dans les taillis de poils tantôt d’un monstre tantôt de l’autre. Je ne vous parlerai pas des terribles rugissements de Technique affamée de nouveautés, ni des soupirs doucereux de Parole abandonnée. Je ne forgerai pas un mors efficace pour brider Technique et je n’indiquerai pas à Parole la route des champs de pavots. Je laisse cela aux myrmidons hautains, aux mouches du coche, à la faune bariolée qui se gave du sébum tantôt d’un monstre tantôt de l’autre. Et toi, hypocrite auditeur — mon semblable — ne cherche pas la ligne simple et les pourquoi faciles : branle, danse et souviens-toi des sobres conseils du père Horace : misce stultitiam consiliis brevem.

 

C’est un informaticien qui vous parle, c’est-à-dire quelqu’un dont le métier est d’extraire des paroles aux clients pour les transformer en paroles pour une machine : l’ordinateur. Un métier dont la difficulté est de ne pas croire aux discours des clients mais de chercher derrière la structure de leurs phrases, derrière des agencements de mots souvent trop parfaits, des touffes de désir. Un métier qui consiste principalement à voler le son aux mots pour le figer dans ce qu’on appelle des spécifications des exigences et pour le libérer — partiellement — ensuite dans la machine. Dans ce métier il faut des oreilles très fines et surtout il faut être attentif à ne pas se faire convaincre trop facilement par les paroles de l’autre, pour être capable, lorsque la partie dure de ses paroles sera intégrée dans la machine, de le convaincre que c’était bien cela qu’il voulait. De la rhétorique ?

Comment parler, donc, moi informaticienrhéteur à des auditeurs qui savent si bien jongler avec les mots, qui savent avec les discours construire des abris pour les sans-ressorts ? Certainement pas un discours linéaire, trop proche de mon travail quotidien ; surtout pas un discours, facile et à la mode, bourré de métaphores. Donc, pour ne pas tomber dans l’autoroute de la facilité, je n’ai pas eu d’autre choix que de me lancer sur le sentier étroit qui mène vers l’alcôve d’Allégorie.

Le chasseur, les cris, le tigre et l’arc

 

Le chasseur, seul, posté derrière le rocher de la vache dormante écoute le silence de la prairie, entrecoupé par des beuglements et des trilles presque humains. Muet, il contemple la simplicité de son arc et il lance des flèches vers le soleil couchant, comme ça, pour tuer le temps. Un tigre s’écarte effrayé par cet objet mystérieux tombé du ciel. Un autre objet mystérieux, exactement pareil à l’autre mais cette fois avec une destination plus précise, arrête pour toujours sa démarche circonspecte vers le fleuve. Loin, protégé par le fleuve et l’arc, le poète chante les hauts faits du dieu qui s’incarna dans Askis aux yeux de braise et de la déesse qui se transforma en fleuve.

C’est ainsi que, par une humide soirée d’août, à quelques km de la ville de Ban-Al-Sar-Kasm, l’arc efficace et silencieux d’Askis enterra les hauts cris de la tribu effrayée par les fauves. L’ancêtre de cet arc avait été inventé par le père d’Askis, Siksa dit le frêle-qui-aime-la-solitude. Malade, à l’écart, il observait un jour sa tribu s’égosiller pour éloigner le tigre qui venait de déchirer son dernier né, quand il fut heurté par une pensée qui cherchait depuis des centaines d’années une tête : « les cris sont peut-être efficaces pour la défense mais ils ne sont d’aucune utilité pour l’attaque ». Ainsi Siksa, d’amour malade, créa l’arc, qu’il passa à son aîné aux yeux de braise : Askis, le tueur du tigre-qui-ne-craint-pas-les-cris.

C’est ainsi que dans le pays des forts-en-cris le Hasard copulant avec Pensée dans le lit du silence engendra Technique pour défendre la jeune Parole.

 

Et Verbum caro factum est. Et en s’incarnant il est mort. Mais la parole — oh ! mon dieu, donc Dieu ! Qu’est ce que  cette circularité ? — a continué à circuler pendant deux millénaires avant qu’on s’aperçoive qu’on n’en avait plus besoin. Plus besoin de qui ? De Dieu ou de la parole ? De Dieu, bien sûr, car la parole avait en effet transité par l’homme pour se mécaniser. Et Verbum machina factum est. Ça y est, diront les moins fascinés par les exploits enfantins de la technique, ceux qui ne sont pas étonnés par un ordinateur qui parle ni par une sonde qui pose ses pattes sur Jupiter. Ça y est, il nous fait un panégyrique de la technique. Non. La technique est si infiltrée dans tout ce qui est humain qu’on ne peut pas la juger comme on juge quelque chose dont on pourrait se débarrasser. Quelque chose à côté. Elle fait l’humain. Exactement comme la parole. Et comme la parole peut se transformer en discours, c’est-à-dire en un agencement de mots qui répètent le connu selon des règles elles-mêmes bien connues, pareillement la technique peut se transformer en technicisme, c’est-à-dire en un agencement de processus de transformation sans résidus, ou pour être plus précis avec des résidus à leur tour processables.

 

Technique et parole sont réunies sous le toit de l’efficacité : elles sont des organes d’attaque pour la bête humaine qui veut étendre son domaine. Mais elles sont des organes très raffinés : le fruit de l’évolution des beuglements et du lancer de cailloux. Elles sont bâties sur le même fond mouvant que, au-delà de ce qu’on appelle raison et de ce qu’on appelle inconscient, l’humain partage avec toutes les espèces vivantes : la volonté de s’étendre, de maîtriser toujours plus d’espace sous le contrôle de l’œil et toujours plus de temps sous le contrôle — certainement moins sûr — de la mémoire.

 

Les deux essayent de bloquer le flux de la réalité pour nous assurer que c’est bien nous qui maîtrisons. Les deux sont des appareils photos qui nous permettent de construire la photothèque qui est l’espace vital où nous retrouvons nos points d’appui lorsque le hasard chambarde nos recoins proprets.

 

Mais quelle technique ? Celle des chasseurs d’y il y a 5000 ans ? Celle des grecs, ou la moderne, si vivement pensée par le philosophe de la forêt noire ? La technique actuelle fatiguée des discours sans pensée des philosophes des villes ? Toutes, car toutes tendent vers un seul but : rendre le réel toujours plus linéaire pour mieux le saisir ou pour ne pas s’écorcher en le saisissant. Loin du toucher, dans le domaine de l’œil : le grand éclaireur au service de parole et technique.

 

 

Le désir, la rivière, les craquements et les ciseaux

 

Parole, assise sur le tronc pourri du chêne qui dominait jadis la vallée des yeux percés, attend Désir aux veines gonflées. Le soleil cède à la lune mille et une fois la maîtrise des cieux, sans que Désir montre et Parole s’assoupit. À l’heure où le soleil rougit après sa longue course, un craquement qui se dirige vers la rivière ranime Parole : des centaines de sons se détachent de ses poils, les mots les plus beaux scintillent et les discours n’empâtent plus sa joie. C’est toi ? Oh, mon Désir, pourquoi cette longue absence ? Les questions de Parole glissent sur les craquements qui se confondent toujours plus avec les gargouillis de la rivière. Et puis un rire, pur, profond ainsi que la virginité, s’élève de l’eau pour se transformer soudainement en un hurlement saccadé précédent l’apparition de Technique la terrible, celle qui avait emprisonné Désir. Parole est sans parole : les mots lui gèlent sur le dos pendant que Technique crée à chaque saccade un nouvel outil qui rend son corps hirsute toujours plus monstrueux. Quand le silence est de nouveau souverain, Technique lance des dards qui lacèrent la membrane discursive de Parole. Un flot de paroles se déverse sur Technique qui les organise en phrases pour en limiter l’horreur. D’énormes ciseaux découpent les phrases en mots pour les épuiser et puis chaque mot est découpé en lettres qui tombent, lourdes comme plomb, dans d’énormes casses. Et là elles gisent pendant des millions de microsecondes jusqu’à ce que Hasard, au grand sourire, réveille D É S I R.

 

Mais la technique ne peut pas faire du mal au langage car elle y est inscrite. On peut être, autrement dit, elles ne sont que deux filets avec des mailles plus ou moins grosses. La parole bloque les premiers gros poissons et laisse au filet de la technique le soin d’arrêter les autres. Mais la parole — pas le discours, bien sûr — sait déjà qu’il y aura un grand nombre de poissons — les petits, les plus savoureux — qui se faufilent et donc elle est prête avec son deuxième filet : le filet de la science. Mais une fois encore les poissons les plus intelligents s’échappent, mais voilà que science stimule technique à produire des mailles toujours plus sophistiquées, — computérisées — pour bloquer ces poissons-là aussi. Des centaines et des centaines sont alors pêchées et permettent à l’homme de préparer un repas digne de Lucullus.

 

Mais la technique voit que d’autres poissons s’échappent, et prise dans son jeu de pouvoir aimerait construire des mécanismes toujours plus perfectionnés... et ici s’ouvre l’espace d’une autre parole, la politique ? qui cherche à trouver un compromis entre la sophistication toujours plus poussée du filet et la considération que les poissons aussi ne sont peut-être pas faits seulement pour être mangés. Mais là encore la parole montre d’autres possibilités. Pourquoi les filets ? (Il ne s’agit bien sûr pas du pourquoi des enfants mais de celui de l’étonnement) Et ici la parole met le masque du philosophe ou du poète, et technique, parole, filets et poissons deviennent des facettes de... des facettes de... des facettes du langage?

 

 

Iqaluit, les bits, la brunette et la Ferrari

 

Technique, à bord d’une vieille Ferrari, brûle un feu rouge à la sortie d’Iqaluit sur l’autoroute électronique pour Athènes. Un message de police apparaît sur l’écran à molécules liquides : « Are-you colour-blind Madam ?[1]».« Fuck you [2]» réplique Technique en tournant à toute vitesse sur la sortie de secours après avoir renversé le discours de deux mecs qui s’engueulaient à propos de la nouvelle mode de se mettre des crevettes  aux pistaches dans le... Elle avait d’autres chats à fouetter, elle. Elle miniaturise la voiture, la met dans son sac en silicium abstrait, prend le descendeur de la lustig-house et s’assied au zinc pour sa dose de bits habituelle : 010010010010010010010010010000010010. « It`s awful, all is virtual. I’m fed up. I need a word. My ferrari for  a word. My life for a word » [3]. « Bene, bene. La tua vita per una parola e allora cosa daresti per la Parola ?[4] » lui chuchote, ironique, une jolie brunette, les yeux de fausse biche, bien en chair, grand décolleté ‑ tout le kit, quoi.

Que veux-tu, petite garce ?

Je ne veux rien. Je n’ai jamais rien voulu. Toutes et tous me veulent.

Mais, qui es-tu ? Pourquoi ce sourire bête. Le temps des poupées est révolu !

Si ce n’était pas si tragique, j’aimerais rire. Ta mémoire est précise comme l’horloge d’éros, ta raison est tranchante comme un bistouri au laser ; tu as les gestes assurés de ceux qui ont réussi, tu as la force de forts et l’âme des généreux mais tu m’as oubliée. Te rappelles-tu, quand, il y a quelques milliers d’années, tu es sortie de la rivière, terrible comme le dieu de la guerre et tu as disséqué la parole ? C’était une fausse victoire. Parole ne meurt pas, elle est immortelle. Je dis bien immortelle et non pas éternelle, car, tu devrais le savoir, nous sommes filles de Hasard. Tu vois, je suis encore ici. Comme toi, je me suis adaptée aux temps et aux moeurs. Je me suis pas mal amusée, je m’amuse et je fais amuser : j’ai toujours avec moi mes pots d’esprit. Bien sûr, comme toi, je suis belle. Comme toi, je dois être belle. Oui... approche tes lèvres... tète... repose-toi... oui... n’aie pas peur, ma soeur... songe à la douceur...

 

Ici je préfère arrêter la piètre traduction, et vous laisser continuer l’histoire à votre façon ; façon qui, j’espère, ne sera par très différente de la mienne et donc de la vraie. Mais avant de terminer je veux opposer, en termes clairs, précis, sans ambiguïtés, purs comme les algorithmes qui structurent votre traitement de texte, la parole de la technique et la parole des techniciens :

 La parole de la technique

Parole englobante, captivante, impériale, — parfois plus que la nature. Parole qui glisse le long des murs insonorisés dans la cité de la détresse. Parole qui arrange l’hymen de corps et rêve. Parole qui dispute aux poètes les poubelles oubliées.

La parole des techniciens

Parole rigide comme la mer enragée qui n’ose pas écouter la requête frêle du naufragé. Parole loin de la technique des rhéteurs. Parole privilégiant l’abstraction des pistons à la perfection ineffable de l’acier.

 

 



* Communication présentée dans le cadre du colloque « Parole et institution » tenu à l’Université de Montréal en août 1994.

[1] Êtes-vous daltonienne, madame ?

[2] Vas te faire foutre par ton oncle d’Amérique.

[3] C’est terrible, tout est virtuel. J’en ai marre. J’ai besoin    d’une parole. Ma Ferrari pour une parole. Ma vie pour une  parole.

[4]Bien, Bien. Ta vie pour une parole et alors, qu’es-tu prête à donner pour la Parole ?