(société)
Le travail est mort, vive le travail
par Ivan P. Maffezzini
AT&T, le colosse américain des
télécommunications, mettra à pied 40 000 personnes. Cela a fait la une des
quotidiens au Québec, aux États-Unis, en Italie, en France... Et pourtant il ne
s’agit ni d’un phénomène nouveau, ni d’un phénomène étrange. Pourquoi donc cet
intérêt ? Parce que AT&T fait partie de ces entreprises à haute
technologie qui sont censées engager les employés licenciés par des firmes
« vieux style » ? Ou pour nous montrer que la nouvelle
année n’attendrit pas l’économie ? Ou pour souligner que la bourse a réagi
positivement ?
Si l’on ajoutait les 80 000 mises à pieds
effectuées par AT&T de 1984 à 1995 et celles qui sont à venir (prophétie
extrêmement facile !), on verrait qu’il ne s’agit pas d’un phénomène
passager lié à une restructuration nécessaire pour contrer des concurrents
toujours plus aguerris. En effet, les concurrents aussi
« réingéniérisent » et licencient; tout comme bien d’autres entreprises,
dans d’autres domaines, dans tous les pays.
Voici quelques données[1] concernant les États-Unis, citées par Jeremy Rifkin :
. de 1979
à 1992, la productivité des entreprises manufacturières a augmenté de
35 %, tandis que le nombre des employés a diminué de 15 %;
. on
prévoit éliminer 700 000 emplois en sept ans dans les institutions
bancaires et para bancaires;
. l’objectif
de la restructuration du gouvernement fédéral est d’éliminer 250 000
emplois;
. de 1983
à 1993, les banques ont renvoyé 179 000 caissiers (37 % des
employés);
. depuis
1989, le secteur de la vente en gros a perdu plus de 250 000 emplois.
The End of work, Jeremy Rifkin, G.B. Putnam’s son 1995. Un livre, richissime en données et en références,
montrant que la voie que politiciens et économistes veulent nous faire suivre
conduit vers une gigantesque tragédie. C’est de notre responsabilité que de
vouloir freiner la course folle et nous engager à une vitesse contrôlée dans
une nouvelle autoroute qui n’a rien d’électronique. « La fin du travail, c’est
une condamnation à mort pour la civilisation telle que nous la connaissons. La
fin du travail peut aussi être le signe du commencement d’une grande
transformation sociale, une renaissance de l’humanité. Le futur est entre nos
mains. »
La
productivité augmente, les produits nationaux bruts augmentent, les profits
augmentent. C’est très bien. Et si tout cela allait, nécessairement, bras
dessus, bras dessous avec l’augmentation du chômage ? Alors les choses
seraient un peu trop compliquées pour les éditorialistes de La Presse, du Devoir ou du Monde. Il
faudrait se retrousser les manches du cerveau, abandonner les sentiers battus,
chercher, et éventuellement trouver, sans dire trop de banalités.
Le
développement
L’éditorial du Devoir
du 28 décembre 1995, par exemple, prétend que le développement économique
favorise une diminution du chômage. Cette opinion, partagée dans presque tous
les milieux, est fruit d’une myopie ou d’un manque de lucidité à peu près sans
pareil. Elle doit donc être combattue avec acharnement par tous ceux qui ne
veulent pas être dupes d’un discours sournois : le sous-titre de
l’éditorial, « les profits sont l’oxygène du développement, non le
frein », est un très bon exemple d’une fourberie finement réactionnaire.
On présente une affirmation avec laquelle, à une première lecture[2], on ne peut qu’être d’accord : les profits
doivent être réinvestis pour favoriser le développement; pour ensuite, sans
nous dire ce qu’on entend par développement, exploiter sa
« positivité » et avec une touche de magie créer un lien entre
développement et emploi — autre élément positif selon les lieux communs
dominants. Et, le tour est joué.
Ce
qui est important, ce n’est pas de savoir si les profits freinent quoi que ce
soit, mais de savoir s’il existe une corrélation entre développement et emploi.
Les données des dernières années montrent assez clairement qu’une corrélation
existe, mais, contrairement à ce que l’éditorialiste du Devoir veut nous faire avaler, elle est négative : c’est-à-dire
qu’à une augmentation du développement correspond une diminution de l’emploi.
« Mais tout cela est absurde » diront ceux d’entre vous qui ont
trop souvent entendu le refrain contraire. Non. Tout est normal. Très
normal : cela signifie que le développement technique des quarante
dernières années commence à porter fruit. Des fruits qu’on fait passer pour
empoisonnés, mais qui sont seulement trop juteux pour ne pas les garder pour
quelques privilégiés.
Les
poulains de la technique
Le débat, entre ceux qui croient que la technique
est ingouvernable (à la limite, elle nous gouverne) et ceux qui croient que la
technique est un outil dans les mains de quelques puissants, a désormais épuisé
toutes ses possibilités. Comme tout manichéisme, il a été utile dans la
définition des positions et dans l’approfondissement des concepts, mais, comme
tout manichéisme, il est en train d’imploser. Profitons donc de ce bref
intermède pour faire fleurir des nuances car, très tôt, un nouveau manichéisme
surgira. La vie, quoi !
La
technique moderne qui, depuis au moins un siècle, structure notre monde jusque
dans ses anfractuosités les plus personnelles, nous fournit les outils pour
nous décharger d’une grande partie du travail. Sans tomber dans la naïveté des
différentes utopies technocratiques qui ont, malgré les échecs répétés, un
nombre d’adeptes[3][1]
toujours trop élevés, on peut affirmer que l’électronique et l’informatique —
les deux poulains les plus vifs de la technique — piaffent dans l’attente du commandement
politique qui les lanceront dans la bonne direction. Cette direction,
perpendiculaire à celle des libéraux (plus au moins réactionnaires en fonction
de la conjoncture économique), on doit la choisir contre les dictées mêmes de
la technique et l’imposer par une lutte politique guidée par une utopie forte. Utopie et force, deux
termes qui font frémir tous les post-modernistes embourbés dans le culturel
mais qui doivent reprendre leur place dans les débats politiques.
Utopie. Vous avez appris, moyennant
quelques égratignures, que, pour faire du vélo, il ne faut pas fixer la roue
mais regarder un point, « loin devant ». En politique, l’utopie c’est
ce point qui guide l’individu vers des objectifs, légèrement éloignés de sa
roue de paon. Si, moins écolos, vous préférez la métaphore des voitures, considérez
l’utopie comme l’essence qui fait rouler votre Ford.
Travailler
ou ne pas travailler, telle n’est pas la question
Que les sociétés occidentales soient fondées sur le
travail, c’est archiconnu. Que ces fondations soient à la veille de
s’effondrer, c'est un peu moins évident surtout depuis la fonte des États
communistes. Et pourtant, bien des signes nous indiquent qu’ou bien on cingle
vers le cap des 15 ou 20 heures par semaine, ou bien on se fracasse contre un
des nombreux récifs qui ponctuent le littoral de la modernité.
Ce
qui est maintenant clair, c’est que le développement et la croissance
économique non seulement ne créent pas de nouveaux emplois mais, pire, augmentent
le chômage. Pire ? Ça dépend. Ça dépend, si on considère le travail
surtout comme un bien ou surtout comme un mal. Pour la majorité des gens, c’est
un bien seulement parce qu’il permet d’avoir l’argent pour vivre ou survivre.
Ce qui est mal, c’est le chômage, car il met dans la condition de ne pas
pouvoir satisfaire des besoins jugés
essentiels dans notre société. Le chômage, en ce sens, produit des exclus, des
bons à rien, des parias.
Les besoins essentiels ne se réduisent pas à un toit, deux
repas par jour, trois niques par semaine, quatre paires de jeans... mais
englobent des besoins beaucoup plus sophistiqués et arbitraires. La gauche
devrait se démarquer d’un écologisme réactionnaire en refusant de revenir à des
« besoins de base ». Si, par exemple, certains jeunes « veulent »
porter des verres de contacts jaunes avec des points d’interrogation (vérifiez,
cela existe), on ne devrait pas les faire renoncer en utilisant un discours
moralisant sur la « connerie » de cette idée. La tâche des adultes
est de créer d’autres besoins qui, s’opposant à ceux qui sont inventés par le
marché, fassent oublier les lentilles jaunes…
Dans
la civilisation occidentale[4], le
travail pour gagner sa croûte a toujours été considéré comme quelque chose
d’inférieur jusqu’à la révolution industrielle, où l’on a eu besoin de
valoriser le travail pour pouvoir forcer des masses toujours croissantes
d’individus à accepter des conditions de vie inhumaines. On peut être d’accord
sur le fait que cette valorisation du travail a permis l’industrialisation,
mais, en avons-nous[5] encore besoin ? Avons-nous besoin de
travailler pour produire du nouveau travail qui aura comme seul but d’en
produire d’autre ? Avons-nous besoin de creuser de nouvelles tranchées
pour nous isoler un peu plus ? Nous sommes toujours plus divisés, pas en
fonction des ethnies ou des sexes, comme trop de sociologues nous incitent à le
croire, mais en fonction de l’argent. Oui, de ce dieu inodore qui fuit
l’escarcelle puante des pauvres pour se goberger dans les coffres d’un petit
nombre, toujours plus petit, d’élus.
Krisis. Revue théorique
allemande (rédaction : R. Kurz, E. Lohoff, U. Winkel) qui s’est structurée
surtout autour des travaux de R. Kurz, qui, en partant des idées de K. Marx
sur le dépassement du travail, parle
du socialisme comme d’une « libération du travail abstrait » (le
travail abstrait étant le travail qui ajoute de la valeur à marchandise). Pour
Kurz, le travail peut être dépassé seulement avec ce qu’il appelle le « loisir
productif ». Il est donc très critique par rapport à la gauche qui
continue à se fonder sur une « ontologie du travail » et qui ne
comprend pas que travailler, cela consiste parfois seulement à créer d’autre
travail. « Une inversion entre fins et moyens a eu lieu : le travail
n’est plus un moyen pour s’approprier de la nature, mais, au contraire, l’appropriation
de la nature est seulement un moyen... pour le changement de forme du travail
abstrait qui est un but en soi-même. »
La
question fondamentale, du point de vue politique, est de savoir comment
partager la richesse qui peut être produite avec toujours moins d’heures de
travail et plus de « temps machine ». La solution qui, plus ou moins
consciemment, est défendue par la majorité , c’est qu’il faut laisser les lois
du marché établir les nouveaux équilibres, ce qui revient à dire que ceux qui
détiennent les machines (c’est-à-dire l’argent) et les prétoriens qui ont eu la
chance d’être à la bonne place au bon moment, s’approprient le butin et
saupoudrent la majorité. Histoire de donner un minimum d’espoir aux gens et les
laisser ensuite se déchirer pour un peu de poudre, blanche ou dorée.
Mais
il existe une autre réponse. Si la participation des machines à la création de
richesse est toujours plus grande, donnons une partie du surplus... aux
machines. Qu’est-ce que cela veut dire « donner aux machines » ?
Donner à tous ceux qui ont permis de construire ces machines : restituer
leur dû aux anciens Grecs, aux Mings, aux Mohawks, aux Borgia, aux paysans de
la Catalogne, aux esclaves des Arabes et des Romains, aux Mongols de la Horde
d’or, aux putes de Bagdad, aux Jacobins, aux Rothschild... à tous nos ancêtres
qui ont répandu leurs idées et leurs humeurs aux quatre vents pendant quelques
centaines de milliers d’années. Disons, à tous leurs héritiers. À l’humanité.
C’est le génie des millions d’hommes qui nous ont précédés qui a permis de nous
rendre maîtres de certains aspects de la nature : nous sommes capables de
stocker l’énergie des fleuves; de construire des chevaux d’acier; de parler à
notre maîtresse à Oulan Bator; d’écouter la voix de Caruso... Ils ont travaillé
pour se libérer et pour nous libérer de l’esclavage du travail.
En
des termes moins imagés : les profits d’une entreprise qui sont générés par
les machines (donc par les connaissances de ceux qui nous ont précédés)
devraient appartenir à tous les individus, indépendamment du fait qu’ils
possèdent des capitaux ou qu’ils travaillent dans l’entreprise. Cette position
est tellement « réaliste », qu’elle n’est pas très loin de celle du
chef du patronat allemand, Klaus Murmann, quand il propose que le salaire soit
constitué d’une partie fixe, d’une partie dépendant de l’état de l’entreprise
et d’une troisième, fondée sur le travail individuel. Pour obtenir cela, quoi
qu’en dise la néomafia de Chicago, il faut que des organisations, autres que
les entreprises, (temporairement l’État) interviennent en « justicières[6] ».
Le
travail est mort, vive le travail
On pourrait argumenter que beaucoup moins de travail
humain n’implique pas que tout le monde travaille, mais moins.
Quelques propositions anti catastrophe
(librement inspirées
de Gorz)
1. Abolir le temps
supplémentaire (pendant quelques temps, l’argent du temps supplémentaire,
autorisé seulement dans des situations très spéciales, devrait être déposé dans
des fonds communs).
2. Passer, d’ici une
dizaine d’années, et de manière graduelle, à moins de 1 000 heures de
travail par année pour chaque individu.
3. Rendre les
horaires très flexibles avec un contrôle centralisé des banques d’heures
disponibles (voilà un domaine où l’informatique serait bien plus utile que dans
l’enseignement, par exemple).
4. Supprimer les impôts
sur le salaire et diviser celui-ci en cinq composantes (tous les pourcentages
seront fonction des luttes sociales et de l’état de l’économie) :
˙ partie ultra nationale (de l’ordre du 10 %)
˙ partie nationale (de l’ordre du 20 %)
˙ partie régionale (de l’ordre du 20 %)
˙ partie “ tribale ” (de l’ordre
du 40 %)
˙ partie individuelle ( de l’ordre du 10 %)
5. Supprimer tout
genre de taxe sur les produits de base (à définir pas les tribus).
6. Rendre les
transports en commun gratuits dans les villes.
Métamorphoses du
travail. Quête du sens, André Gorz, Galilée, 1988. Une
critique serrée de la soi-disant rationalité économique. Une critique des prétentions
d’un certain féminisme et d’une gauche classique, à tout mettre sous l’égide du
salaire. Des propositions très concrètes pour une nouvelle organisation du
travail. « La crise est, de fait, autrement fondamentale qu’une crise économique
et de société. C’est l’utopie sur laquelle les sociétés industrielles vivaient
depuis deux siècles qui s’effondre.... Cela veut dire qu’il nous faut changer d’utopie. »
C’est
vrai. On pourrait laisser travailler ceux qui ont eu la chance de naître dans
une certaine famille, ou d’être assez intelligents ou débrouillards ou
stakhanovistes ou... comme maintenant, quoi. Dans ce cas, pas besoin d’être
Cassandre pour prévoir une catastrophe qui fera pâlir toutes celles qui l’ont
précédée. On pourrait, mais on doit lutter contre.
C’est
vrai. On pourrait vouloir que ceux qui font des travaux productifs[7][1]
continuent à trimer 40 ou 50 heures par semaine et employer une partie de la
richesse générée pour payer les « travaux improductifs ». On
pourrait, par exemple, payer le travail ménager ou celui de l’enfant qui va
acheter le journal ou, en gens de gauche sensibles, inventer de nouveaux
travaux salariés : le gratteur d’aisselles, l’ouvreur de cadeaux,
l’écouteur de problèmes, l’écrivain... Cette façon de faire, peut-être
acceptable du point de vue économique, conduirait au désastre du point de vue
social : cela créerait deux classes de citoyens dont l’une serait au
service de l’autre (de vrais serfs) et enlèverait toute gratuité à un ensemble
de « travaux » qui doivent rester dans la sphère de la
« gratuité ». On pourrait, mais on doit lutter contre.
C’est vrai. On pourrait vouloir en finir avec le
salaire individuel et passer à un salaire « tribal ». Oui, et on
pourrait ensuite combiner cette proposition à celle des horaires réduits et
flexibles. On peut, il suffit de lutter pour.
Les
tribus
Dans la bonne vieille et petite (dans tous les sens)
famille, l’homme, qui travaillait à l’extérieur, recevait un salaire
communautaire que, de manière plus ou moins autoritaire, l’on partageait entre
les membres. Mais la famille, comme on dit si souvent, a éclaté sous la
pression des nouveaux salaires qui pouvaient entrer dans la maisonnée. Or, ce
même salaire, qui a une fâcheuse tendance à se retirer, peut être l’occasion de
rebâtir une communauté ou tribu ou famille élargie ou rang, comme vous
préférez, qui aurait les qualités de la famille sans en avoir tous les défauts.
La tribu (nous aimons ce terme à cause du lien avec l’Afrique qui, du point de
vue du rapport au travail, a des choses à nous apprendre) serait la réceptrice
du salaire qui serait déposé dans un compte tribal et partagé de façon« démocratique ».
Une démocratie dans le partage, conséquence d’une « démocratie
directe » qui règlerait la conduite interne et les rapports avec les
autres tribus. Une espèce de communisme.
Communisme. Pourquoi ne pas réapprivoiser ce mot avec
un peu plus de légèreté ? Vous avez appris, à partir de ce qui est arrivé à
l’Est, qu’on n’enrégimente pas des millions d’individus pour trop longtemps,
que la liberté est une utopie qui peut effacer les empires, que l’individu ne
peut pas être annihilé par l’État. Mais, le communisme peut être autre chose :
vivre dans un petit groupe, nœud vivant d’un réseau, avec un sens de l’immédiateté
du plaisir pas trop enfantin et un sens du devoir pas trop acariâtre. Une idée
guide, un phare : une utopie.
Bien
sûr, cette utopie n’est pas une voie des plus faciles mais, avec celle plus
immédiate de l’horaire flexible, elle devrait faire discuter, mettre une
pression sur les hommes politiques et les journalistes : être, donc, de
plus en plus réalisable. Réalisable parce que nous en avons la volonté, le
désir, l’orgueil et la technique. L’informatique rend possible une gestion du
travail fort complexe, dans laquelle un individu pourrait avoir un horaire
extrêmement flexible, non seulement au niveau de la semaine, mais de l’année ou
de la vie entière. Cette flexibilité permettrait aux personnes d’organiser leur
existence autour de valeurs changeant avec l’âge ou les événements. Chacun
pourrait décider de prendre une année pour étudier ou cultiver un champ, ou
faire du cheval, ou fonder un parti politique, ou jouer au Nintendo, ou faire
des profiteroles...
Ce
que nous avons réalisé de plus bouleversant au xxe siècle, c’est d’être capable d’inscrire dans
des machines des règles, facilement modifiables, qui leur donnent une
flexibilité formidable. Ces machines, les ordinateurs, sont le résultat d’une
réflexion amorcée il y a quelques milliers d’années par la volonté de connaître
et de décharger l’humain du supplice du travail. Nous pouvons dorénavant les
placer dans les lieux déjà appauvris par la technique (usines, bureaux, avions,
etc.), qui sont prêts à absorber une informatisation plus poussée.
Quelle
énorme tâche politique et culturelle ! Convaincre les technocrates, les
nouveaux prétoriens, souvent plus puissants que l’empereur même, de la
rentabilité d’une automatisation bien plus poussée encore des processus de
production industrielle et agricole et des processus de distribution. Forcer
bureaucrates, ministres et députés à appuyer les projets de
« tribus » pour les humains et à favoriser la création d’îlots de
machines. Des îlots hautement automatisés où les humains ne seraient que des
surveillants : des « berger des machines ».
Le bon
sens des bergers
L’humain serait responsable de la surveillance et
de l’entretien des machines. Il exploiterait son sens commun, sa capacité de
raisonnement par analogie, sa capacité de rompre avec des règles pour en créer
des nouvelles, selon une logique profonde qui fait la différence entre les
humains et les machines, quel que soit le degré de complexité de ces dernières.
Au lieu d’être pris par un travail dont les rythmes sont dictés par les
exigences de productivité, quand ils ne le sont pas par le fonctionnement
bêtement mécanique de l’usine, l’homme exercerait un travail de supervision
dont les rythmes seraient dictés par les erreurs et les pannes des machines —
exactement comme le berger qui surveille paisiblement son troupeau doit aussi
traverser des lieux dangereux ou intervenir quand les animaux se bagarrent ou
sont malades. Erreurs et pannes qui seront toujours présentes, quelle que soit
la qualité de la technique et qui enlèvent aux machines cette perfection froide
que les technophobes craignent tant.
Cette
activité de « berger », ou d’entretien comme on dit de manière moins
bucolique, sera fondée sur un ensemble de connaissances de base facilement
partageables, ce qui facilitera énormément la « flexibilisation » de
l’horaire de travail : la technique permettra donc de valoriser ce qui est
commun aux humains (leur corps et leur sens commun) au lieu de privilégier des
« caractéristiques » pointues qui sont toujours plus et mieux
informatisables. Et voilà que le vieux lieu commun « personne n’est
indispensable, tout le monde est nécessaire » sera plus vrai que jamais car
la nouvelle structuration des entreprises autour des machines aura toujours
davantage besoin de la capacité générale de raisonner des humains, ce qui est
la chose la mieux partagée au monde.
Mais
quoi faire du temps libéré ?
Chaque personne devrait trouver sa réponse. Si quelque
rare individu ne la trouvait pas, ce pourrait être une tâche de la tribu que de
le désintoxiquer… du travail.
[1] The
end of work de Jeremy Rifkin (voir encadré).
[2] Le fait est que, généralement, les articles des journaux,
on ne les lit qu’une seule fois (ce qui est souvent déjà une fois de trop).
[3] Bill Gates en est un exemple tout frais.
[4] Il n’est peut-être pas complètement farfelu de
penser que l’approche au travail de la « bonne et vieille Afrique » a
beaucoup de choses à nous enseigner, car elle garde un rapport aristocratique
au travail; rapport qui permettrait d’enlever au travail l’aura usurpée.
[5] Ce « nous », servi à toutes les sauces
au Québec, désigne ici les Occidentaux.
[6] L’analyse du mal qui a été fait à nos sociétés
par l’ajout de l’épithète « providence » au mot État pourrait donner
du travail à quelques milliers de sociologues !
[7] Nous ne voulons pas entrer dans une discussion
qui risque d’être sans fin sur travail productif et travail improductif. Disons,
en simplifiant beaucoup, que l’on considère que le « travail » de se
laver la figure ou d’allaiter un enfant n’est pas un « travail
productif » et donc, dans notre optique, n’est pas un
« travail ».