(Polémique)

Pour le vote à seize ans

par Ivan Maffezzini

 

Je viens de l’embarquer près de Drummondville. Il a seize ans, pue diablement des pieds et va passer la fin de semaine à Gaspé.

— Aimerais-tu que l’on abaisse le droit de vote à seize ans ?

— Oui, ça serait l’fun.

 

Elle a dix-neuf ans et se meut très à l’aise à la librairie Gallimard :

— Je suis contre le vote, tout court... et puis, à seize ans, on devrait avoir d’autres choses à faire.

 

Elle a dix-sept ans et deux yeux perpétuellement écarquillés. Elle vient de Victoriaville et quête au coin de St-Denis et Cherrier.

— Oui, j’aimerais bien ça.

 

Prélude en forme d’hésitation

J’étais franchement contre l’abaissement de l’âge du droit de vote. J’ai une allergie très grave et semble-t-il rarissime, aux jeunes cadres des partis et, plus en général, à tous les jeunes qui font consciencieusement de la politique : quand je les entends parler, mon aine se remplit de pustules ; ma suture sagittale se dessoude, quand j’entrevois leurs épaules affaissées à la télé. Je n’ose donc pas imaginer la réaction de mon corps devant de petits morveux de seize ans qui se prennent au sérieux dans des débats « d’importance nationale », qui siègent éventuellement à la chambre des députés et qui, pourquoi pas, deviennent ministres. Parce que si on leur donne le droit de vote, il faudra, bien sûr, leur donner le droit d’être élus.

 

            Mais, quand j’ai entendu les très faciles arguments contre de mes amis cultivés, j’ai changé mon fusil d’épaule. Maintenant, moi aussi, qui ai trois fois seize ans, j’aimerais bien ça. Ça devrait être le fun; même si, je l’accorde volontiers, à seize ans on pourrait avoir des choses bien plus intéressantes à faire que d’aller voter. En effet, imaginer un petit cul de dix-sept ans, ministre de l’Éducation, essayer de discipliner les enseignants pourrait presque me mettre de bonne humeur — je dirais même que je pourrais accepter certaines directives ministérielles seulement en les sachant formulées par quelqu’un qui n’a pas encore hypothéqué son cerveau (pas parce qu’il est meilleur que ses aînés mais parce qu’il n’a pas encore eu le temps de le faire : la banque mondiale des idées, à cause du long processus de vérification, est très lente dans l’acceptation d’un nouveau client). Donner des responsabilités aux citoyens avant qu’ils ne s’encroûtent n’est peut-être pas une si mauvaise idée, après tout.

 

La confusion des âges

Il fut un temps où les hommes de seize ans avaient le droit de mourir pour la patrie ou au travail et où les filles de 14 ans étaient engrossées par de grosses brutes — avec ou sans droit de vote. Est-ce préférable d'employer des jeunes comme chair à canon pour des idées et des intérêts choisis démocratiquement ou de les laisser participer aux débats sur les idées ? S’ils ne sont pas mûrs pour la discussion, peuvent-ils l’être pour choisir de mourir ? Tu exagères, me dira-t-on, chez nous les jeunes ne sont plus envoyés à la guerre. C’est vrai, mais c’est seulement parce que chez nous actuellement il n’y a pas de guerre; vous pouvez être sûrs que, quand on aura besoin de chair jeune, les petits voyous des bandes de rue seront de très bons candidats aux rôles de héros nationaux.

 

            L’incapacité qu’ont les « adultes » d’endosser leur âge nous montre le tragique (ou le cocasse, selon le point de vue) d’une société fondée sur l’infantilisation. Dans le sans dessus dessous des âges, on est incapable d’évaluer les aptitudes des « jeunes » et des « vieux » ; « jeune » et « vieux » qui n’existent plus que comme emballages esthétiques ou moraux pour empaqueter le n’importe quoi qui importe au moment. Voilà : un homme squelettique de cinquante ans, en jeans et T-shirt de The rage against the machine, qui se démène comme une fille de dix-sept ans au corps de saule ; une femme dans la soixantaine, au visage complètement parcheminé, qui joue la naïve impertinente et qui dévisage un bellâtre aux yeux de merlan frit; un ado cravate veston qui discute de l’influence d’une diminution du taux d’inflation de 0,01 %, etc. Il s’agit bien sûr d’énormes stéréotypes mais, comme la célèbre fumée, ils sont les signes du feu qui, dans notre cas, calcinent le rôti social. Quand cheveux gris et bedaines volettent comme des blancs-becs et picorent dans les assiettes à moitié vides de leurs enfants faut-il s’étonner d’entendre parler de conflits entre générations ? Et si conflit il y a [1] , laissons au moins que les jeunes choisissent leur représentants dans le cirque législatif.

 

Où les questions secondaires s’avèrent les plus importantes

J’ai oublié de dire que je ne crois pas que le vote ait une très grande importance dans notre société mais que, pour le bénéfice de la discussion, j’ai fait comme si.

 

            Le vote à seize ans, contrairement à ce que l’on pense au pq, peut engendrer un débat qui obscurcira celui sur la nation et dont les issues pourraient étonner bien de têtes d’œufs des partis et des sociétés de sondage. Il faudra en effet rediscuter l’exclusion dans la démocratie — pourquoi les jeunes de seize ans et pas les vieux séniles ? Pourquoi seize ans pour tous et non pas, par exemple, quatorze ans pour les filles et seize pour les gars (histoire de donner de l’importance à la maturité) ? Et cela nous obligerait à enchaîner sur : pour permettre de voter aux adolescents ne faut-il pas rendre l’école plus « dure » ? Faut-il renoncer à l’école mixte pour ne pas retarder les filles ? Ou, questions anodines : faut-il baisser le « droit » de consommer de l’alcool à seize ans ? Peut-on empêcher de voir des films pornos ou violents à des jeunes ayant droit de vote ? (pour ne pas dire, est-ce à l’État d’imposer des limites d’âge sur certains comportements ?). Etc.

 

            On pourrait donc avoir un débat national, prélude à un référendum sur le droit de vote où les jeunes auraient bien sûr... droit de vote.

 

            Dans le fond, peut-être bien que le seul argument fort pour le contre, c’est celui de Romain Gary quand il s’adresse ainsi aux hommes dans la cinquantaine : « vous pouvez vous procurer facilement des filles très jeunes — c'est pour ça d'ailleurs que l'on a abaissé la majorité à dix-huit ans »[2].

 

 



[1] Même si les médias charrient là-dessus, on ne peut pas le nier pour apaiser notre conscience parfois trop rigidement classiste.

[2] Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, Folio, Gallimard.