Risquer d’avoir courage

par Bernardo Ventimiglia

Bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais (…) un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité si formidable pût faire l’entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? (Henri Bergson)

 

Ce qui est essentiel, c’est de rêver d’un monde meilleur. L’espoir n’a pas besoin de justification, d’états cognitifs, de fondements, ou d’autres choses du genre. (Richard Rorty)

 

Q

ue même le dernier des sociologues puisse prendre un concept comme celui de courage et le décomposer en petites peurs, en manies enfantines et en faiblesses ; que du héros on retienne surtout ce qui fait de lui un humain, petit ; que la confiance soit réservée aux sœurs cloîtrées ; que les individus puissent se flatter de leur faiblesse ; que l’innovation soit toujours chargée de vices cachés ; que les journaux soient à l’affût des victimes pour leur élever des autels ; que la sécurité crée l’union sacrée de tous les partis politiques ; qu’étant mal dans sa peau on aille payer un psy expert en malheur ; que le risque que l’on préfère courir soit celui de ne pas en courir, ce n’est pas un hasard. C’est ce que la culture de la société occidentale produit de plus up to date depuis une trentaine d’années. Et cela fait bien l’affaire, au moins en apparence, de la majorité des gens qui détiennent le pouvoir économique et culturel.

Selon Frank Furedi[1], la peur — la peur du futur, de l’innovation et de l’inconnu — permet d’unifier tous ces élé-

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Mots-clés

 
 ments épars et de trouver un point d’appui archimédien. Ulrich Beck[2] trouve dans risque le mot-clef pour essayer de comprendre la société occidentale. Toute époque a ses

mots-clés. Aujourd’hui on pourrait penser que c’est information le mot-clé qui ouvre toutes les portes de la connaissance. Non. Information a dépassé le stade du mot-clé et s’est transformé en essence ultime du monde remplaçant Dieu comme explication de l’inexplicable.

Dans cet article, après un détour par risque et Beck, on se lancera, sans rien craindre pour nos arrières, à la poursuite de la peur sur la trace de Furedi.

 

Risque

Dans le livre de Beck, une fois qu’on a accepté la centralité du risque pour la société occidentale contemporaine, tout devient très clair : l’organisation du travail, la famille, les rapports hommes-femmes… Je me limiterai ici à considérer sa première thèse qui dit à peu près ceci : les nouveaux risques (comme la radioactivité) sont des risques globaux et invisibles qui, à cause de la nécessité d’interprétation, tombent dans le domaine des connaissances et donc peuvent être facilement manipulés par les médias.

On a le droit de se demander si cette thèse est vraie, partiellement vraie ou carrément fausse. Mais pour faire cela (sérieusement), il faudrait édifier un autre édifice autour d’un autre mot-clé qui aurait sans doute le même genre de faiblesses (ou de forces) que celui de Beck ; à moins de se mettre dans le rôle facile de ceux qui ne veulent pas de mots-clés et qui passent leur vie à détruire les discours des autres. Ces destructeurs de discours, comme ces enfants au visage de vieux qui vous regardent avec l’air de tout connaître et dont les yeux, seules fenêtres pour les mots, vous disent : « mais, qui te connaît, toi ? », ont quelque chose de trop morose, de trop renfrogné.

Ni assez drôles ni assez courageux, à mon goût.

Que faire alors ? Se lancer dans un travail historico-impressionniste en essayant de voir si certaines portes n’étaient pas déjà ouvertes ou bien si elles n’ont pas été ouvertes d’un coup d’épaule, sans même besoin de sortir le mot-clé ? À propos de cette première thèse, prenons comme contre-exemple la peste au Moyen Âge. Est-ce que le risque était global et invisible ? Oui (on voyait ses effets une fois que la maladie était là. Comme pour la radioactivité). Est-ce qu’on avait un besoin d’interprétation ; était-il par conséquent dans le domaine de la connaissance ? Bien sûr. L’Église faisait son beurre là-dessus. Le fait que l’interprétation et les explications causales ne fussent pas (à nos yeux) bonnes ne change rien au phénomène. L’Église (les médias de l’époque) pouvait démontrer que c’était Dieu qui avait envoyé la peste pour punir les hérétiques, les pêcheurs ou, plus généralement, les insoumis. Donc ? Donc je pourrais continuer comme cela à l’infini avec comme seule conséquence de me ranger dans l’armée de ceux qui déconstruisent faute de pouvoir détruire.

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Living-Marxisme

 
Frank Furedi, sociologue lié à Living Marxism, dans Culture of Fear va au-delà de la simple déconstruction. Il lie les impressions dans un tableau qui n’a rien de trop simple

et qui impose à l’observateur-lecteur des parcours qu’il ne nie pas avoir préparés pour convaincre que la peur des risques ne provient pas des cieux et qu’elle n’explique que les choses qu’elle-même se construit autour.

Je me sens tellement proche de la critique de la vie quotidienne de Living Marxism en général et du livre de Furedi en particulier que je ne sais même plus ce qui provient du livre et ce qui est « original ». Mais cela n’a strictement aucune importance.

 

Culture of Fear

La droite américaine fait appel à l’héroïsme et au nationalisme afin que le peuple accepte qu’une partie de la jeunesse risque sa vie pour la défense de la liberté, de la démocratie et des droits de la personne : des valeurs qui sont au fondement de la constitution des États-Unis. Comme leurs trisaïeuls déferlèrent vers l’Ouest pour chercher de nouvelles terres à exploiter et à civiliser, ainsi veulent-ils que leurs boys et leurs girls déferlent vers l’Est pour ramener au berceau de l’Occident les valeurs fondatrices de la modernité dont des dictateurs arriérés ne se soucient guère. Et dans ce déferlement, ils retrouvent les Peaux-Rouges avec leur traîtrise, leur ruse, leur apprentissage rapide de la manipulation des armes, et surtout leur non-acceptation des règles du jeu de ce qu’ils appellent la guerre propre. D’une part des jeunes — heureusement pas très nombreux — qui meurent pour libérer le peuple irakien, de l’autre des jeunes — malheureusement bien plus nombreux — qui meurent pour libérer le peuple irakien des envahisseurs et lui redonner ainsi la liberté. Une guerre sale, des deux côtés, avec, des deux côtés, des « héros » qui meurent pour des valeurs sacrées, souvent les mêmes, qui ont le seul tort d’avoir fleuri dans des jardins amendés selon des méthodes très différentes.

Dans ce merdier y a-t-il une place pour ceux qui traînent sur l’autre versant du spectre politique, près de l’internatio-nalisme et de la paix ? pour ceux qui croient que « peuple » est un sac où l’on jette les gens pour les assommer sans les voir et sans être vu ? S’il y en a une, ce n’est certainement pas une place offensive, héroïque ; du côté de la gauche on n’en a rien à cirer des héros et quand on emploie le mot on préfère le faire précéder de « anti » ; on est timide, nuancé, proche des victimes, mais en même temps conscient des dangers de transformer les victimes en bourreaux.

On est loin de toute demande d’héroïsme.

On se contente des manifs où l’on chante et où l’on rigole en faisant notre bonne action annuelle. Et pourtant l’héroïsme n’a jamais été l’apanage d’une tendance politique : il y a déjà eu les héros du socialisme, de la résistance ou de la lutte contre le racisme, qui revendiquaient une place au règne de l’action. Mais aujourd’hui toute tentative d’agir pour transformer le monde est étiquetée de naïve ou d’enfantine quand le paternalisme freine les mots, et de stupide et de bête quand les mots suivent leur pente naturelle. Même s’il est vrai, comme le soutient la majorité des tenants de la gauche, que les vieilles distinctions ne tiennent plus, qu’on entend les mêmes refrains partout, qu’il faut sortir des vieux clichés, etc., il est certain qu’on ne sait pas trop quoi faire de l’héroï-sme et qu’on le laisse volontiers aux autres, pour qu’ils en fassent un usage qui permette de les critiquer. La gauche s’est mise à chevaucher la peur, l’insécurité, les victimes... mais, avec de telles montures, elle ne risque pas d’aller bien loin.

Mais est-ce qu’elle veut aller loin ?

Certes, on n’est pas assez naïf pour penser que le héros n’a pas peur, mais on est certain que la peur n’est pas au centre de l’héroïsme : si elle l’est, elle l’est en tant que peur que les autres ont des autres. Pas la sienne : le héros oublie sa peur pour prendre en charge celle des autres. Mais, dans une culture où l’oubli est ce qui compte vraiment, parce qu’il révèle les mécanismes cachés qui font qu’on est ce qu’on est, qui a encore le droit d’oublier ? Qui peut encore se hisser sur la pointe des peurs pour regarder plus loin ? Qui peut être un héros ?

Furedi réfléchit sur la société en refusant de se convaincre qu’être « victime, c’est beau » comme, bien trop souvent, on nous invite à le faire. Plus nuancé qu’il n’en a l’air, il essaye de montrer comment, dans ce qu’on appelle la société du risque, les médias, les politiciens et les hommes de culture font tout ce qui est en leur pouvoir pour étendre un voile de peur — qui se transforme facilement en panique — sur les rapports humains et sur les attentes que l’on a par rapport au savoir et aux connaissances. Une position de la vieille gauche, à l’assurance presque fasciste ? Des simplets qui n’ont pas goûté la tambouille de la culture du « post » ? Certes, pour les habitués des gargotes à la mode.

 

Enfance

Qui n’a pas eu envie de donner des coup de pieds au cul à ces marmots qui, descendus de l’autobus scolaire qui clignote comme un arbre de Noël, traversent la rue avec un pas de vieux valétudinaires et avec le sourire rempli de soi des petits machos de St-Léonard ou des travailleurs de Radio-Canada ? Personne, sauf ceux qu’une conscience hypertrophiée des risques n’a pas rendu léthargiques. Ce n’est pas de leur faute. C’est vrai, mais les coups de pieds au cul ne requièrent pas nécessairement une faute.

On ne veut pas que nos enfants courent des risques. Mais depuis quand les parents l’ont voulu ? Même Gengis Kahn ne faisait pas courir de risques inutiles à ses enfants (à ses troupes non plus). Je dis bien des risques inutiles, et non des risques créés artificiellement. Mais, inutiles par rapport à quoi ? Il me semble que, dans l’enfance, est inutile tout ce qui ne participe pas à solidifier, tout en les laissant souples, le corps et l’esprit. Traverser la rue, dans une ville comme Montréal où les automobilistes sont loin d’être des sauvages, même en l’absence de bus clignotants et de vieilles de couleur orange avec leur palette d’arrêt toute puissante, n’est pas un risque. Surtout ce n’est pas inutile, car le danger associé à ce risque obligerait les enfants et les automobilistes à être un peu plus attentifs et prêts à réagir de manière intelligente et en même temps automatique à des événements imprévus. Que cette manière de réagir ne s’improvise pas mais qu’elle soit construite lentement dans l’enfance ne nécessite pas de justification à moins qu’on ne fasse partie de ceux, toujours plus nombreux, qui pensent que ce n’est que biologique.

Mais cette histoire de bus scolaire et de rue à traverser serait sans intérêt si elle n’était pas l’un des nombreux signes d’une société dominée par la peur de l’inconnu et surtout des inconnus. À ce propos, une anecdote liée à mon premier voyage à Montréal me semble assez intéressante non seulement pour montrer les effets pervers de cette peur des inconnus mais aussi l’impact sur la lucidité de personnes qui furent déjà lucides. Lors de mon premier voyage à Montréal, en 1986, je fus hôte d’un universitaire qui habitait dans un édifice d’une vingtaine d’étages devant le parc Lafontaine. Cet homme vivait seul et aimait beaucoup les enfants. On peut vivre seul sans une compagne ou un copain et aimer les enfants, je serais même porté à dire que plus on est seul et plus… Un soir, il me dit qu’il aurait beaucoup aimé connaître un couple avec des enfants pour pouvoir les garder, une fois par semaine par exemple. Dans l’édifice il n’y avait pratiquement que des vieux et donc…

                J’ai vu que dans la buanderie il y a des affiches. Vous pourriez en mettre une. Parmi ces vieux il se trouvera certainement quelqu’un qui a des enfants qui ont des enfants.

                Impossible. Je passerais pour un pédophile.

                Un pédophile ne serait pas assez bête pour mettre des annonces.

                Un prof d’université de quarante ans qui veut faire du baby-sitting… c’est inconcevable. Les parents croiraient que derrière ma profession bien, mon visage bien, mes idées assez bien, se cache quelque perversion innommable.

Ce qui m’étonnait, mais qui maintenant ne m’étonne plus, c’est que même quelqu’un comme lui ne croyait plus qu’il était possible de revenir à une vie « normale » où l’on n’a pas nécessairement peur des inconnus, surtout dans une société où l’autre est tellement important. Mais l’autre, quand il a le statut d’autre, n’est plus un inconnu. C’est un autre avec sa culture, sa couleur de peau, son sexe… on l’a mis dans une boîte, on l’a domestiqué. Ce qui est vraiment dangereux, c’est l’inconnu qui n’est pas autre mais qui est comme nous. Si parfois j’ai une envie folle de… pourquoi mon semblable, mon frère ne pourrait pas avoir une envie folle de…

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Mobilité

 
Un des effets de ces peurs pour les enfants c’est que leur mobilité est extrêmement réduite. Furedi écrit : « Il est paradoxal que l’émergence d’une mode intellectuelle pour les

droits des enfants coïncide avec une érosion continuelle de la liberté que les enfants ont de jouer entre eux ». Significatif certes, paradoxal je ne suis pas sûr. Les droits n’impliquent-ils pas des devoirs et donc la limitation des libertés — dans notre culture de peur ?

De l’enfance à l’université le pas est petit. Sept ou huit ans ? Mais dans ces années-là, il y a des choses qui se passent, au moins du point de vue de l’autonomie. Il y en avait, si on prend les États-Unis comme exemple. (Pourquoi les États-Unis ? Parce que le livre de Furedi est complètement centré sur les États-Unis et la Grande Bretagne.) On se retrouve avec des étudiants qui se présentent sur le campus pour les entrevues d’acceptation accompagnés de leurs parents qui répondent souvent aux questions des fonctionnaires de l’université et ce sont les mêmes étudiants qui, vingt ans auparavant, ont lutté pour se libérer de toutes les tutelles dans les universités. Une fois qu’ils ont été acceptés, ça continue : « (…) ils sont encore sous la supervision d’un parent. Non pas le parent biologique, mais l’université dans son nouveau rôle in loco parenti. » Et puisque celles qui fréquentent l’université ont des enfants à l’âge où elles pourraient être grand-mères, elles n’auront même pas l’aide de leurs enfants pour se libérer de leurs parents.

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Vieux

 
Le pas est moins court entre l’université et la vieillesse, ou, du moins, il est plus court qu’entre la vieillesse et la mort. Et les vieux font aujourd’hui partie d’un « groupe d’âge » qui ne craint pas que la mort.

 

Science et technique

Est-ce que l’Occident serait en train de démontrer que tout ce que Nietzsche a dit sur la peur diffuse et angoissante des phénomènes qui dépassent l’homme comme étant le moteur de la technique est faux ? Est-il possible que la technique, censée nous rassurer et nous libérer de la peur, soit devenue sa source principale ? C’est possible. C’est tellement possible qu’on pourrait considérer la peur des effets collatéraux des innovations comme l’un des traits caractéristiques de l’Occident actuel. L’écologie a énormément contribué à créer cette culture de peur : née pour contrer l’excès de confiance de l’homme dans ses capacités de transformer la nature, elle est devenue une religion qui fait confiance en tout ce qui est non humain et qui considère l’homme comme un trouble-fête dans la jouissance de la nature[3]. L’excès de confiance qu’on avait dans l’homme s’est transformé en excès de confiance dans une nature disneyenne qu’il suffit de respecter pour qu’elle nous comble de cadeaux.

Comme si l’homme n’était pas nature. Comme si les machines n’étaient pas nature. Comme si la nature non humaine n’était pas indifférente au bonheur des humains.

On invente le DDT pour tuer les moustiques mais la nature se venge et on le retrouve dans le thé de cinq heures ; on invente les avions et voilà qu’ils lâchent une bombe atomique (qu’on venait d’inventer) sur une ville ; on construit des télés et la jeunesse africaine passe des heures à regarder Loft Story ; on crée Internet et voilà que les pédophiles en prennent le contrôle ; on invente le moteur à combustion interne pour libérer les chevaux de l’esclavage et voilà que l’air des villes est irrespirable et que des milliers des jeunes se tuent dans des boîtes de métal ; on singe la nature-nature en faisant des engrais qui peuvent donner du pain aux affamés et voilà que les terrains brûlent ; on invente l’insémination artificielle et des lesbiennes prétendent former une famille normale. Si dans tout ce que la science et la technique ont fait jusqu’à présent il y a toujours eu des côtés négatifs, comment ne pas penser aux effets cachés lorsqu’on nous parle d’innovation ? Il faudrait vraiment être bête pour ne pas imaginer des effets pervers qui risquent de rendre la vie impossible non seulement pour nous mais aussi pour les générations futures.

On ne peut pas nier qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura des conséquences inconnues de l’innovation. Ce qui est troublant, c’est que personne ne pense que, parmi les conséquences inconnues (ou plutôt non voulues), il pourrait y en avoir de positives ! Ce qui est troublant c’est que la peur de l’innovation est contagieuse. Du « pas d’OMG parce qu’on ne sait pas ce que les modifications génétiques peuvent entraîner » à « pas de changement de régime[4] politique parce qu’on ne connaît pas les " vraies " conséquences », le pas est court.

L’appel d’Ulysse qui ouvrit les portes de la Renaissance :

 

Considérez votre semence :

Vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes

Mais pour suivre vertu et connaissance. »[5]

est presque inaudible sur la barque occidentale. Et ceux qui l’entendent sont surtout sensibles au spécisme de Dante, ils se moquent de la vertu (de la force d’âme, du courage) et confondent connaissance avec livres ou Internet.

Rien d’étonnant que cette année[6], le gouvernement français ait identifié comme étant à haut risque un peu plus de six cents entreprises. Un pas en avant pour la sécurité nationale et pour les assurances.

Il n’y a pas que les usines qui sont à haut risque. Les femmes aussi, dès qu’elles acquièrent une certaine indépendance, dès qu’elles ne dépendent pas comme les enfants des hommes, dès qu’elles décident comme des « grandes », créent des zones de turbulence où les effets collatéraux sont imprévisibles.

 

Femmes

Elles ont décidé d’avoir un enfant ensemble. La nature sauvage ne permet pas encore à une femme d’en inséminer une autre, la nature, domestiquée par la technique, oui. L’une des deux est enceinte. Dans une soirée entre amis progressistes (terme beau et désuet), on discute du cas[7]. Il n’y a bien sûr aucune considération morale sur le fait que deux femmes vivent ensemble more uxorio ni sur le fait qu’elles décident d’avoir un enfant. Il y a des doutes, des doutes liés aux

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Doute

 
dangers que court le bonheur de l’enfant, surtout s’il est mâle. Mais les doutes, c’est bien connu, dans certains milieux, sont bien

plus destructeurs que les certitudes. Comment réagira l’enfant au manque de figure masculine à laquelle s’identifier ? Où trouvera-t-il une figure paternelle pour se « libérer » de la fusion avec la mère ?

On ne sait pas. On ne sait pas… On ne sait pas, mais même ceux qui se font un honneur de cracher sur la psychanalyse vont chercher des doutes et des risques dans Freud et Lacan qui, tout à coup, deviennent les dépositaires de la vérité. Pour montrer les dangers qui guettent cette nouvelle vie on n’hésite pas à confondre le mâle avec le père et à faire du Lacan de cuisine : on est sûr — en voilà une, de certitude ! — que seul le père peut faire la loi. Et quand une question un peu trop maligne surgit : « Est-ce le père qui fait la loi ou la loi qui fait le père ? », les réponses se cachent derrière des grimaces impuissantes.

Peut-on faire courir un tel risque à une nouvelle vie ? Tout tourne autour de cette question. Impossible de casser le cercle vicieux en disant que donner naissance c’est, par définition, faire courir des risques. Des risques inutiles[8] par-dessus le marché. Le risques d’encourir des risques est-il une justification suffisante pour arrêter la vie ?

     Ce n’est pas une question de risques en absolu. C’est que c’est bien plus risqué pour l’enfant d’un couple homosexuel.

     Pourquoi ?

     Parce que même si l’homosexualité est acceptée, cet enfant sera assez hors norme pour sentir le poids des jugements de ceux qui n’acceptent pas ce style de vie.

     Ça pourrait aussi être le contraire : qu’il aurait une communauté élective qui lui facilite la vie.

     Tu sembles oublier le poids de la famille.

     Non. Mais la famille évolue et qui te dit qu’une « nouvelle » famille comme celle dont on parle ne fera pas moins de dégâts que l’autre. Ces filles essayent de faire mieux que nous.

     Mais, donner naissance à un enfant ce n’est pas une expérience scientifique où, si ça va mal, on invente une nouvelle théorie et on recommence.

Certes. Donner naissance c’est un acte de confiance dans la

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Monde

 
nature, dans les humains, dans la technique, dans le monde quoi ! Confiance qui doit être encore plus grande chez un couple

de lesbiennes qui n’a pas eu l’imprimatur de l’histoire pour certifier que son approche du bonheur est dans les limites des risques acceptables. Et ce qui est acceptable, et pas seulement les risques !, n’est plus établi par la bonne, vieille et hypocrite morale mais par la nouvelle, déguisée en rectitude politique. Mais la rectitude politique, née pour rassurer l’autre qu’on est toujours l’autre de quelqu’un, est un autre bel exemple d’une attitude dictée par la peur des risques.

Qu’est-ce que la rectitude politique sinon la peur de ne pas suivre la bonne ligne, d’oublier le travail politique fait par nos prédécesseurs et d’ouvrir la porte à des hybrides dont on ne connaît pas les dangers ? Est-ce que cela équivaut à dire, comme le soutiennent les plus acariâtres des réactionnaires, qu’il s’agit d’une morale de gare d’une élite culturelle qui a renoncé à la vraie morale ? Ou qu’il s’agit de la vision obtuse de féministes enragées, de gauchistes attirées par le sacerdoce et de libéraux qui craignent de tomber dans les pièges peccamineux que leur âme illibérale leur tend, comme disent les plus amers parmi les progressistes ?

 

Oui, mais

S’il est vrai qu’il n’y a rien de mieux pour caractériser la culture d’une époque que les tics de langage et les formules toutes faites, nous sommes à l’époque du oui… mais. Mais d’un oui… mais spécial où le « mais » n’est pas un bémol du « oui » comme dans la formulation classique, mais où il est devenu le seul et unique vrai joueur, le mot qui a la place centrale et qui, à toutes fins pratiques, transforme le « oui » en « non ». C’est la formule du manque de courage, de l’incapacité de dire un « non » clair, pas par excès de sensibilité, mais par excès de peur de la confrontation.

Oui… mais est la formule qui paralyse toute possibilité de changement car elle oblige à entrer dans un cercle infernal de justifications et contre-justifications. L’époque du oui… mais est donc l’époque de la peur du « oui » et de la peur du « non », de la peur de l’engagement, de la peur de l’ami et de l’ennemi (sans doute plus de l’ami, car l’ennemi… oui c’est un ennemi, mais…).

Est-ce que le cui prodest pourrait jeter un certain éclairage sur cette peur qui paralyse l’action et la pensée ? Oui, sans mais.

Est-ce que le capitalisme capitalise sur les peurs et, pour dominer les risques, crée de nouvelles industries dont les risques implicites sont inconnus ?[9] Oui, sans mais.

Est-ce que dans une culture trempée dans la peur des risques on affaiblit l’individu qui devient incapable de réactions un tant soit peu autonomes ? Oui, sans mais.

Est-il possible de changer quelque chose sans courir des risques, en ayant tout sous contrôle ? Non.

Est-ce que si on est tous devant des dangers inconnus, on est tous des victimes ? Oui, sans mais.

Est-ce que la prudence et la circonspection ont été institutionnalisées ? Oui, sans mais.

L’individu prudent « s'abstient de tout ce qu'il croit pouvoir être source de dommage », l’individu circonspect « prend bien garde à ce qu'il dit et fait ».

Est-ce que l’individu prudent, celui qu’on identifie à l’individu sain et conscient boit du thé chinois qui pourrait contenir des traces de DDT ? Non. Est-ce qu’il encule (ou baise) sans préservatif ? Non. Est-ce qu’il roule à 150 Km à l’heure avec une vieille bagnole ? Non. Est-ce qu’il tombe amoureux d’un garçon qui a l’âge de son petit-fils ? Non.

Est-ce que tout ce qui n’est pas encore là est dangereux ? Oui, sans mais.

 

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Mot-Clé. Dès qu’on choisit un mot, à cause de la zone de turbulence sémantique qui l’entoure, il peut devenir un mot-clé[10] qui ouvre toutes les portes que la société a installées pour diviser et ainsi faire communiquer les gens. On ouvre tout, on explique tout. Mais, fasciné par cette toute-puissance, on s’arrange souvent pour bâtir d’autres murs de discours, y mettre des portes et faire étalage de la puissance de notre mot-clé : c’est-à-dire de notre intelligence.

À vrai dire, pas n’importe quel mot. Si par exemple je choisis « homard », il est fort probable que je n’ouvrirai que les portes de ceux qui bavent devant des pinces orange, comme moi devant la confiture d’oignons. À moins que l’on ne se sente l’âme d’un prestidigitateur, il est donc plus malin de prendre un terme abstrait, en le choisissant de préférence parmi ceux qui circulent dans les livres à la mode, et qui ne sont pas trop galvaudés. Si on a du flair et qu’on est appuyé par le marketing d’un grand éditeur ou d’une université très connue, on aura ainsi la chance de participer à son galvaudage[11]. Ce qui est important par dessus tout, dans cette course à l’ouverture, c’est que tout doit donner l’impression de couler de source : la raison doit donc avoir si bien agencé le monde, qu’on passe d’une porte à l’autre avec le plus grand naturel, comme si c’était ainsi depuis l’éternité.

Comme si on était chez nous.

Qu’entre les portes il y ait des espaces habités où les mots-clés ne sont d’aucune utilité et où les portes, surtout celles créées pour qu’on puisse battre le record d’ouvertures, se dissolvent dans les actes quotidiens, est oublié par les portiers de la culture qui, comme le protagoniste des Temps Modernes, voient des portes-boutons même sur les seins de leur mère.

Living Marxism. Living Marxism (ou LM) est la revue d’un groupe de gauche anglais qui pendant des années a fustigé les politiciens et les intellectuels de gauche en partant de positions théoriques très peu politically correct. La revue dut fermer, étant incapable de payer les 375 000 Livres qu’elle devait à ITN, une importante maison de production anglaise. ITN avait intenté un procès pour diffamation à LM parce qu’elle avait publié une photo d’ITN d’un soi-disant camp de concentration serbe en soulevant des doutes sur son l’authenticité. L’intervention de Chomsky et de plusieurs autres personnalités de gauche pour la sauver fut inutile. Les gens de LM continue leur lutté d’idée via le site Internet Spiked : http://www.spiked-online.com/.

Mobilité. Et la mobilité pour les enfants est comme la pensée pour les philosophes, le lit pour les amoureux ou les rochers pour les chamois. En Angleterre, par exemple, la First National Travel Survey a démontré que de 1985 à 1993 il y a eu « une chute de 20 % de la distance parcourue à pied par les enfants et de 27 % de la distance parcourue en bicyclette », ce qui est énorme et ne doit certainement pas être imputé à la méchante télé mais plutôt à la méchante frousse des parents. Les effets de cela ? Des petits qui se contemplent dans les miroirs des clubs de gym comme les mecs creux dans la quarantaine qui veulent perdre la panse retrouvée et s’empiffrent de bonbons devant l’ordinateur.

Vieux. La vieillesse n’a jamais été l’âge où l’on avait peur des risques, on ne les prenait pas parce que les conditions de vie étaient telles qu’on n’en avait pas besoin, mais on n’avait pas peur. La peur n’a jamais été l’apanage de la sagesse qui, par contre, a souvent été (avec les infirmités) l’apanage des vieux.

Le vieux, comme l’enfant faible physiquement et intellectuellement et donc nécessitant une protection du milieu. Je ne parle bien sûr pas des vieux séniles mais des vieux « normaux » qui n’ont plus tellement envie de défendre leurs idées et qui laissent donc les idées des autres, comme les leurs, aller se perdre dans l’océan du déjà dit.

Doute. De plus en plus, dans les milieux cultivés, on est porté à considérer dignes de considération surtout les positions douteuses. Les certitudes semblent être réservées aux enfants et aux débiles. Puisque le monde est complexe, comment être certain de quelque chose ? Le doute cartésien s’est installé partout, mais hors de la philosophie les « éventualités font leur entrée dans le réel avec si peu d’embarras » !

Monde. Le monde n’est pas une photo qu’on observe quand on veut s’émouvoir sur le passé, ni un film qu’on loue dans les soirées vides. On est dedans, on le transforme (en courant des risques), il nous transforme (en courant des risques). Et le fait que, dans la culture occidentale, la confiance, grugée par la peur, ait été cantonnée avec la bêtise et la débilité est un signe clair qu’on voudrait qu’on ne soit pas dedans — et non pas parce qu’en étant dedans on se fait mal mais parce qu’on aurait tendance à se débarrasser de tout ce qui fait trop mal en faisant ainsi mal à ceux qui n’en ont pas assez. On démocratiserait le mal.



[1]     Frank Furedi, Culture of Fear, Cassell, 1997.

[2]     Ulrich Beck, La société du risque – Sur la voie d’une autre modernité, Aubier 2001. Le livre, traduit en français seulement en 2001, était paru en Allemagne en 1986, sept ans avant le livre de son plus célèbre confrère Niklas Luhmann, Risk : A Sociological Theory, Aldine de Gruyter, 1993. Au début de son livre, Luhmann cite Beck comme un représentant de la nouvelle sociologie qui « a trouvé une nouvelle opportunité de remplir son ancien rôle [critique] avec un nouveau contenu : mettre en garde la société. »

[3]    C’est bien cette hypostasie du non-humain qui fait de l’écologie une religion. La religion de la décadence.

[4]     Je parle de vrais changements de régime et non de changement entre libéraux et péquistes au Québec ou entre le régime de Sadam Hussein et celui des États-Unis ou entre l’absolutisme tsariste et celui de Staline.

[5]     Alighieri Dante, La divine comédie – Enfer, Flammarion, 1992.

[6]     L’annonce a été faite le 23 juillet 2003.

[7]     Même parmi des gens très avantgardistes comme nous, c’est encore un « cas ».

[8]     Est-ce que à ce niveau la catégorie d’utilité veut encore dire quelque chose ?

[9]     J’ai trouvé cette phrase dans mes notes et je ne sais plus si elle est tirée du livre de Beck ou si elle est de mon cru. Puisqu’elle a l’air assez honnête et vraie, j’ai décidé de la laisser.

[10]    Même si le mot-clé devient un passe-partout, il ne faut pas l’appeler ainsi, car on vit à une époque trop sophistiquée pour accepter les mots passe-partout.

[11]    Galvaudage qui implique vente.