La révolte des vaches

par Bernardo Ventimiglia

 

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ROLOGUE : La rencontre avec le préfet avait été dramatique. Les maires de Seilhac et Nevic étaient partis en claquant la porte. « Putain ! Encore une décision de Paris contre les éleveurs. C’est trop. Nous envahirons les Champs-Élysées avec nos troupeaux. Ce sera pire que les Boches ! » La mairesse de Bugeat, madame Céleste d’Aurignac, aurait bien voulu partir, elle aussi, mais elle ne le pouvait pas. Son mari, un des notables les plus en vue du Parti socialiste de la Corrèze, ne l’aurait pas accepté. Combien de fois n’avait-il pas affirmé que les intérêts de la nation passaient avant ceux des éleveurs ! Elle arriva à Bugeat à trois heures de l’après-midi, fit rédiger l’avis mais décida, contrairement aux ordres du préfet, de ne l’envoyer que le jour suivant. « Qui sait ? ces fainéants de Strasbourg pourraient changer d’avis. » Elle écouta le journal télévisé de vingt heures. Tout était confirmé. Il fallait abattre toutes les têtes d’un troupeau même si seule une vache était atteinte de la maladie de la vache folle. Elle nota pour la première fois que, par je ne sais pas quelle pudeur, on n’osait pas dire « quand une vache devient folle ». Le lendemain, le dix-sept octobre à huit heures, M. Polliac et M. Saint-Onge reçurent l’avis d’abattage. Le dix-huit, quand la Rousse alla du côté de chez Polliac pour ruminer avec la vieille Brune, le pré était désert. Ça sentait la mort. Une mort épaisse, lourde et dense, irrespirable comme une brume de miel, avait recouvert le champ d’avoine, le pré, le coude de la Dordogne qu’on apercevait derrière les ormes, l’étable. Pas un signe de vie, seules trois taches noires dans le silence, trois truies somnolant à côté du vain abreuvoir. La Rousse secoua la tête avec rage, comme pour chasser un gigantesque taon et se figea, le regard fier plongé dans le mouvement lent du troupeau qui prenait la direction du Plateau des Chevreuils. Une bave jaune-verdâtre dégoulinait de la bouche figée dans une grimace picassienne. « Il faut qu’on se réunisse et qu’on aborde en profondeur la question de ces massacres », se dit-elle en tournant lentement vers l’étable, la tête baissée, les oreilles bourdonnantes de silence.

 

I. La Grosse reformule la question de la Rousse.

 
La Grosse : Les prévisions les plus noires sont confirmées. Les hommes ont décidé que si une tête du troupeau prend la vie avec légèreté, si elle s’amuse, rit ou si elle décide

de ne pas ruminer, tout le troupeau doit être éliminé. C’est un bovicide ! — La belle : Sexiste, par dessus le marché ! Pourquoi pas les taureaux ? —La rousse : Calmez-vous ! Ce n’est pas le moment de se laisser aller à des états d’âme ! On n’est pas dans une séance de psychanalyse. Nous devons être fortes et réfléchir mais en gardant une certaine distance. Celle qui permet à la pensée de penser l’impensé. On est jeté dans une tâche imbovine mais là où se trouve le danger, là on rumine la vérité. — La Grosse : La vérité mes cornes ! Pendant que nous discutons nos copines sont égorgées ! — La conne : Pourquoi crèvent-elles ? Elles n’ont rien fait de mal, n’est-ce pas ? — La belle : Parce que ce sont des femelles ! Depuis quand les vaches doivent-elles faire quelque chose de mal pour qu’on les tue ? Quand elles ne font plus assez de lait… — La rousse : Ce sont des choses qu’on ressasse depuis des générations. Pourquoi ne pas faire un effort pour penser au-delà du quotidien et de l’immédiateté politique ? Il faut qu’on se détache des contingences… — La Grosse : Oui, mais si nos contingences mènent à… je vois que la Belle me regarde d’un œil mauvais… j’arrête. Discutons « théorie », même si je crois que les discussions ne servent plus à rien… — La rousse : Je crois qu’avant de céder à la panique il faudrait s’interroger sur la folie. Qu’est-ce que la folie ? — La belle : C’est trop abstrait. Sans intérêt en ce moment. — La Grosse : Je suis d’accord. La théorie c’est bien mais il y a des limites ! — La rousse : Vous avez sans doute raison. Voici alors une question plus « concrète » : « Est-il juste de tuer toutes les vaches du troupeau à cause d’une tête folle ? »… — La Grosse : C’est déjà mieux, mais je propose de la reformuler comme suit : « Est-il juste de tuer tous les membres d’un groupe à cause des actions d’un seul ou d’une minorité, jugées incorrectes par les hommes ? » Premièrement, ma formulation est plus générale car on peut l’appliquer aux taons, aux porcs, et même aux hommes ; deuxièmement, elle met en évidence que le jugement est hétéronome et, troisième point, je trouve qu’accepter l’épithète de folle sans discussion relève de la lâcheté. Dans le cas qui nous concerne, c’est le jugement des hommes qui a force de loi et cela n’est pas secondaire pour notre discussion. Qu’en dis-tu, la Rousse ? — La rousse : Je suis d’accord, quitte à revenir par la suite sur le problème de la folie, qui me semble essentiel non seulement à cause de ces douloureux moments mais aussi parce que les hommes nous ont toujours traitées — selon moi avec une pointe de mépris — de sages.

II. Les deux « non »  de la Grosse sont acceptés.

 
 


La rousse : Dans un premier temps, il me semble qu’il est préférable de simplifier la question et de transformer « d’un seul ou d’une

minorité » en « d’une minorité », « un » n’étant qu’un cas particulier de minorité. — La sale : Qu’as-tu, aujourd’hui, la Rousse ? D’habitude tu as le don de tout compliquer pour nous mettre en difficulté et maintenant tu veux simplifier une question qui, pourtant, est déjà très simple. Que mijotes-tu ? Veux-tu nous ramener à ta question initiale par des sentiers tordus ? — La belle : Je suis d’accord avec la Sale et puis je crois que si on veut simplifier la question il est préférable de le faire dans l’autre sens : enlever « minorité » et laisser « un membre ». Minorité, ça sent un peu trop la rectitude politique et en ce moment…

 

Comme dans toutes les situations conflictuelles, on regarda vers la Zara, la cheffesse qui, dans les discussions, doit toujours rester super partes et qui a le droit d’intervenir seulement si on lui fait une demande formelle[1]. Son intervention a valeur légale, c’est le moyen que les vaches ont trouvé pour que les meilleures manipulatrices de la langue n’aient pas toujours raison. En signe d’accord, la Zara donna un coup de langue du bas vers le haut sur l’encolure de la Belle.

 

La grosse : Pour moi la réponse à la question de la Rousse est simple : « non ». Et ce « non » peut être doublement motivé : 1) un des acquis des luttes de nos ancêtres est la responsabilisation de chaque tête, ce qui a comme conséquence très importante que la communauté non habet corporem ; 2) quand les hommes nous ont créées comme vaches à lait, ils nous ont promis qu’ils ne tueraient un troupeau que dans le cas d’une « grève du lait ». — La conne : Je suis d’accord. C’est terminé ? — La rousse : La Grosse a bien parlé. Sa double motivation est parfaitement logique si… si tout ce que les luttes de nos ancêtres nous ont laissé est juste. Dans ce cas, tout ce qui découle de notre histoire est bien et donc il ne faut pas se rebeller mais accepter la décision des hommes. — La conne : Je suis d’accord. C’est terminé ? — La belle : Sophiste ! Une sophiste emmerdeuse ! — La rousse : Ce n’est pas du sophisme. Je voulais seulement voir si, en suivant le raisonnement de la Grosse jusqu’au bout, on n’arriverait pas à une contradiction. Je suis moins sûre que toi, la Grosse, de ton « non ». Moi je ne connais pas la vérité, je doute. Je doute même des choses très simples. — La grosse : Moi, par contre, je connais la souffrance et je vois l’injustice ! — La rousse : Si tu vois l’injustice, tu connais la vérité donc. Dis-la nous ! Mais si tu la dis, tu dois être logique ! Moi je me suis contentée de continuer ton raisonnement. Et ce que j’ai trouvé, jusqu’à présent c’est que ton « non » n’est pas suffisamment justifié. — La belle : Dans certains cas il faut arrêter d’ergoter et il faut agir. — La rousse : Si tu appelles ça ergoter, alors… alors tu sapes les fondements de la dialectique qui est la seule voie pour accéder à la vérité. — La conne : Je suis d’accord. C’est terminé ? — La grosse : J’accepte que mon premier « non » n’était pas suffisamment justifié et je t’accorde qu’il est dangereux de renoncer trop vite au dialogue. Mais, es-tu d’accord avec mon deuxième « non » ? — La rousse : Je ne sais pas. Je suis trop lente et ignorante pour te répondre tout de go. Tu dis que les hommes ont décrété qu’ils ne tueraient jamais toutes les têtes du troupeau sauf en cas de « grève du lait », n’est-ce pas ? — La grosse : Oui, c’est bien ça. — La rousse : Et la grève est un choix des têtes du troupeau ? — La grosse : Rien de plus facile à admettre ! — La rousse : Et le choix est un choix démocratique, effectué par la majorité ? — La grosse : Cela aussi je peux facilement te le concéder. — La rousse : Donc les hommes devraient pouvoir massacrer un troupeau seulement quand la majorité décide de manière libre de ne pas livrer ce pour quoi les hommes nous font vivre. — La grosse : C’est parfait. Et puisque, dans le cas qui nous concerne, étant donné que non seulement il ne s’agit pas de majorité mais qu’il n’y a même pas de choix, ils ne peuvent pas nous tuer. Mon deuxième « non » résiste à tes critiques. — La rousse : Oui. J’admets que tout est très cohérent et logique. — La conne : Je suis d’accord. C’est terminé ?

III. Retour à la case départ.

 
 


La rousse : Mais, j’aimerais que tu répondes à une autre question, une question bien simple, la Grosse.La grosse : Je n’attends que de

pouvoir te répondre. — La belle : Fais attention, la Grosse. Ça sent le lait caillé. — La conne : Pourquoi le lait caillé ? — La grosse : Pas de panique, ce n’est pas la première fois qu’on se libère des sophismes de la Rousse ! Vas-y avec ta question. — La rousse : Est-ce que quand on parle de la majorité on parle d’une majorité formelle ou d’une majorité réelle ? — La grosse : D’une majorité réelle bien sûr. — La rousse : Acceptes-tu l’hypothèse que lorsqu’une tête du troupeau est atteinte de la maladie de la vache folle, après un certain temps, toutes les autres sont atteintes ? — La grosse : En ce moment je peux bien l’accepter. — La rousse : Donc, toutes les vaches étant atteintes, il s’agit bien d’une majorité. Bien plus qu’une majorité : une totalité. Une totalité réelle ! — La grosse : Mais ce n’est pas un choix ! — La rousse : Comment peux-tu dire que ce n’est pas un choix ? — La grosse : Dès qu’une vache est atteinte, toutes le sont. C’est un rapport de causalité. — La rousse : Je ne te comprends pas, la Grosse, toi la grande championne des vaches ! Donc tu acceptes le rapport de causalité que les hommes établissent sans te demander si ce n’est pas un choix du troupeau que de « devenir fou » ! — La belle : Où veux-tu en venir avec tes renversements ? — La conne : Où veux-tu en venir ? — La rousse : À la vérité. — La grosse : Nous aussi, nous voulons la vérité ! mais je suis prête à renoncer à la vérité et à me contenter du vraisemblable si la vérité justifie le bovicide ! — La rousse : Vous avez constaté qu’en partant des prémisses de la Grosse, on est dans un cul-de-sac et on doit renoncer soit à la vérité, soit à la justice. Nous avons sans doute commis quelques erreurs dans notre discussion. Peut-être n’avons-nous pas assez reculé. Quand nos ancêtres ont accepté de se soumettre aux hommes, elles l’ont fait pour se soustraire à la peur de la mort et pour se libérer de ces emmerdeurs de taureaux. Les hommes nous protègent contre les dangers du monde et nous assurent non seulement de nous tuer seulement quand nous devenons inutiles, mais de nous manger de manière telle qu’après notre mort nous « devenions des hommes » ! Si on oublie cela, tous nos raisonnements sont des phrases vides. Notre mort est en effet notre naissance dans le monde des hommes ! — La belle : Ça n’a pas de rapport ! — La rousse : C’est un rapport tellement étroit qu’on ne le voit pas. Qu’est-ce qui se passe dans le cas de la vache folle ? Ils nous tuent mais ils ne nous mangent pas ! Pourquoi ne nous mangent-ils pas ? Parce qu’ils disent qu’eux aussi deviendraient fous ! Mais est-ce vrai ? En sont-ils sûrs ? D’où vient leur assurance ? Et pour revenir à nos débuts, qu’est-ce que la folie ? Si on ne répond pas à ces questions, on ne pourra jamais juger le comportement des hommes ! — La conne : Je n’y comprends plus rien ! — La belle : Comme d’habitude, tu veux nous noyer dans les questions. — La rousse : Non. J’ai suivi les raisonnements de la Grosse, mais on est incapable de trouver la vérité. — La belle : Si tu avais des mains, je te dirais de te la mettre dans le cul, la vérité! — La conne : Dans le cul ! Hi hi. — La rousse : Ça va ? Vous vous êtes défoulées ? La discussion devient vide et inutile si on ne commence pas par se demander ce qu’est la folie. — La belle : Il me semblait que tu avais lâché le morceau un peu trop vite ! Tu voulais nous ramener à la case départ, la queue baissée. — La conne : La queue baissée. — La grosse : Dès qu’on a accepté le débat, il fallait s’attendre à pareil retournement.

 

Les pis commençaient à faire mal. Le soleil avait disparu derrière l’étable. Le petit Marc, commençait à crier et à lancer des cailloux. Il fallait rentrer.

La rousse : Je propose de repenser calmement à notre discussion et de la reprendre le jour de la marmotte. — La conne : Je suis d’accord. C’est terminé ?  

En signe d’assentiment toutes baissèrent les oreilles et, d’un pas plus mélancolique que d’habitude, suivirent la Zara vers l’étable.

 

* * *

 

Après la traite du matin, la Zara se mit en marche vers la mouillère du canal, là où elle pouvait apaiser les brûlures qui la persécutaient depuis le nettoyage des sabots de l’automne. Sa claudication légère et son mutisme presque absolu lui avaient donné un tel charisme que son vouloir se transformait en loi sans la moindre résistance. Il ne fut donc pas question de résister à son choix du lieu de la discussion pour la bande des cinq, même si personne dans le groupe n’aimait ce lieu : l’herbe était trop grasse, on avait les sabots toujours mouillés et, surtout, il était impossible de se coucher sans s’enrhumer la Sale prit la tête du groupe qui, en quelques minutes, se porta sur le sillage de la Zara. Elles marchèrent en silence jusqu’après le perchis de la Ginette, tournèrent à gauche pour éviter les cailloux de la côte d’en bas et, quand la Zara rentra la queue entre les pattes, elles s’arrêtèrent et formèrent un cercle museau à museau.

 

IV. Mort aux lâches.

 
La Sale  : Pas besoin de tourner autour du pot ! on a eu assez de temps pour ruminer autour de la folie et des  massa-

cres en cours. Moi je n’ai pas de doutes : ce sont les hommes qui sont fous. — La rousse : Peut-être. Mais, pourquoi les hommes sont-ils fous ? Parce qu’ils nous massacrent ? — La Sale  : Parce qu’ils nous massacrent sans raison ! — La rousse : Sans raison ? Quelle raison ? La leur ? La nôtre ? — La grosse : Peu importe laquelle ! Il n’y a jamais de justifications pour les massacres ! — La rousse : Mais les hommes, ils ont toujours justifié tous leur massacres. Même les massacres entre eux ! — La sale : Des leurs, je m’en fous ! — La conne : Tu t’en fous… et eux sont fous. Pourquoi, dans les deux cas, a-t-on « fous » ? — La sale : Regarde ! les pis de la Rousse tremblent, tu veux nous épater avec tes raisonnements sophistiqués, n’est-ce pas ? — La rousse : Non. Ce n’est pas mon genre, d’épater. C’est plutôt le tien, avec tes provocations… pour répondre à la demande de la Conne : il n’y pas de rapports étymologiques entre les deux : le verbe « foutre », dont la deuxième personne de l’indicatif présent donne « fous », dérive du latin futuere (pénétrer une femelle), tandis que fou dérive du latin follis qui, à l’origine, signifiait « outre gonflée ». Comme vous voyez, il n’y a vraiment pas de rapports ! — La sale : Pas sûr ! Qu’est-ce qu’un taureau sinon une outre gonflée ! Un taureau fout comme un fou, se foutant de la vache… — La belle : Quand on fout, on s’en fout et c’est pour ça qu’on est fou ! Je ne connais pas les finesses de l’étymologie mais pour moi c’est clair… — La rousse : Donc celui qui s’en fout, celui qui ne s’intéresse pas est un fou. Alors nous sommes toutes des folles parce que nous ne nous intéressons pas, que sais-je ? aux… aux cochons de la ferme. La grosse : Je te trouve vraiment sophiste. Nous ne nous intéressons pas aux cochons car nous n’avons aucun intérêt à partager avec eux. — La rousse : Voyons si je comprends. On est fou quand on ne s’intéresse pas, mais pour s’intéresser, il faut avoir un intérêt quelconque. Donc ceux qui sont le plus intéressés sont les moins fous. — La grosse : Tu joues avec les deux sens du mot « intéressé » et, surtout, tu soulignes, quand ça fait ton affaire, l’acception économique. Si tu veux que je te résume la vision de la folie que nous partageons toutes, la voici : on appelle folle celle qui au lieu de s’intéresser, au lieu d’écouter les autres, s’en fiche car elle juge que la souffrance des autres ne la concerne pas. — La rousse : Donc les hommes sont très sages dans leurs massacres, car ils sont concernés par la souffrance des autres hommes. Et, si on y réfléchit bien, même par celle des vaches. — La sale : Si tu veux, les hommes ne sont pas fous, mais ce qui est certain c’est qu’ils sont coupables devant le tribunal de la nature ! — La grosse : Et pour parer ton prochain coup ma belle Rousse je te dirais que les vaches ne sont pas folles. Elles en ont marre d’être enfermées dans le stéréotype de « douces et sages » au service des hommes et des cons de taureaux. Et je pense que nous devrons simuler la folie pour aider cette avant-garde courageuse. — La rousse : Et nous faire massacrer encore plus vite ! Mais nous sommes revenues au thème du massacre sans avoir épuisé la folie. Nous nous sommes contentées de quelques intuitions… — La sale : Et cela suffit. Tu nous pièges toujours avec tes raisonnements à la noue-moi les pis. Il y a des moments où il faut savoir arrêter les discours… — la rousse : Et sombrer dans l’intuition, dans la perception pure de la vérité. Non, c’est trop dangereux. La raison et le dialogue sont nos seules armes contre l’injustice. — La sale : Donc pendant que les hommes nous massacrent, nous discutaillons. Nous appliquons les règles de la dialectique ! Je ne sais pas si tu sais que les Allemands ont décidé d’éliminer 400 000 vaches. Et si les Allemands commencent à massacrer, personne ne les arrêtera avant qu’ils nous aient toutes brûlées ! — La rousse : Voilà le mot, le vrai, celui qui importe, « brûler », le vrai problème est là, dans le fait qu’ils nous brûlent. — La conne : Oui. Le vrai problème. Je ne veux pas brûler. — La rousse : Personne ne veut être brûlé ! Nous avons renoncé à notre liberté afin qu’ils nous mangent et que nous puissions ainsi renaître dans la chair des hommes. Mais s’ils détruisent notre corps… — La sale : Il n’y a plus aucun motif de renoncer à la liberté. Toutes les vaches regardèrent la Sale avec une admiration presque palpable. Leurs corps, des cornes aux sabots, étaient traversés par une émotion si intense qu’elles se sentaient comme une seule vache. Unies pour toujours dans l’esprit et le lait. Seule la Rousse avait baissé la tête et, pour se donner une contenance, broutait. Après un très long silence elle leva la tête.La rousse : Tout cela me fait peur. Très peur. — La sale : Tu as peur de la liberté ! Mort aux lâches !

V. L’homme et la fange

 
 


La rousse : Facile ! Non, je n’ai pas peur, et tu le sais très bien. J’étais aux premières  lignes  quand  on a bouffé les

 couilles au taureau des Seignac. Non, c’est votre exaltation qui me fait peur. Votre refus d’aller jusqu’au bout avec la raison. Votre naïveté. — La grosse : Quand on veut être logique et rationnel à tout prix, on dit n’importe quoi. On perd tout contact avec la réalité et on accepte l’irrationnel dans lequel on baigne. On peut toujours tout expliquer si on est assez sophistes. — La belle : Laissons-la parler. C’est elle qui nous a appris l’art du discours… — La sale : Et l’art de tout accepter des hommes. Nous devons nous libérer des hommes ! — La conne : Et qui nous traira ? — La sale : Personne. Nous ne serons plus les vaches à lait de personne ! — La conne : Mais quand on ne me trait pas j’ai mal au pis ! Je ne veux pas avoir mal ! — La sale : Il faut souffrir pour avoir une vie meilleure… — La rousse : C’est ce que les hommes nous ont toujours dit. Où veux-tu en venir ? À donner raison aux hommes ? — La grosse : On tourne en rond. — La conne : Moi je n’ai pas bougé ! — La belle : T’es bien bête ! Elle veut dire qu’avec notre discussion on n’avance pas. — La conne : Je ne savais pas que les discussions faisaient avancer. Moi, c’est toujours avec les pattes que j’avance… est-ce que vous discutez avec les pattes ? — La belle : T’es vraiment débile ! — La sale : Sans doute moins débile qu’on ne le pense. Moi non plus je ne crois pas qu’on avance avec les discours. C’est l’action qui fait avancer. — La rousse : Ou reculer… — La sale : Pour mieux avancer… — La grosse : Je m’en fous si on tourne en rond ou non. Ce que je voulais dire, c’est qu’on est dans une polémique sans fin. Les positions sont tellement éloignées qu’il n’y a aucune possibilité d’entente. Toi, la Rousse tu ne veux pas renoncer à comprendre et la Sale ne veut pas renoncer à lutter. Moi, je croyais qu’on pouvait faire les deux, mais il est sans doute trop tard. Les hommes ont occupé nos terres, ils nous traitent comme des êtres vivants de second ordre, ils ont la science et la technique de leur côté… — La conne : Comme les Palestiniens et les Israéliens ! — La grosse : Si tu veux. Comme dans tout événement qui, par on ne sait quel hasard, se transforme en tragédie. À un certain moment, il faut que certains baissent les bras et pensent et que d’autres lèvent les bras et luttent. Ce qu’il ne faut pas faire, dans des moments comme celui-ci, c’est faire lutter les parleurs et parler les lutteurs… — La conne : Et moi ? — La sale : Tu nous fiches la paix ! — La rousse : Ça commence bien, ça commence en tapant sur ceux qui ne sont pas d’accord… — La sale : Oui, je vais taper. Et alors qu’elle disait cela elle donna un coup de corne dans le ventre de la Rousse qui réagit en lui mordant le pis gauche de devant. Les interventions de la Zara furent inutiles. La mouillère se transforma en un champ de bataille qui n’avait rien à envier à celui de Brive La Gaillarde chanté par Brassens.

 

Épilogue : Réveillé par les cris, M. Mouillac accourut pour rétablir l’ordre, mais quand, avec son gros gourdin, il s’approcha de la Conne, les six vaches, comme un seul homme, se ruèrent sur lui et le piétinèrent jusqu'à ce qu’on ne le différencie plus de la fange brunâtre et de la bouse.



[1] Comme les Cours supérieures des pays démocratiques à une petite différence près : parmi les vaches, la cheffesse s’élisait à coups de cornes.