Héros sans paroles*
par Theodor Weisenstein
Au début était la parole
(Évangile selon Saint Jean)
Au début était l’action
(Goethe, Faust)
Dénonçons le communisme, le fascisme, la
démocratie, les héros.
(Allen Ginsberg, dans Collected Poems,
1947-1980)
Il faut ramener dans la paix les vertus de
la guerre.[...] Lutter contre la facilité de la vie, aussi commune que sa
difficulté, contre sa tendance à se satisfaire de peu, la tisonner, car elle
ne cherche qu’à s’éteindre, l’attiser en soufflant dessus la menace, pousser la
paix jusqu’à l’intensité morale de la guerre. [...] Faire rentrer le corps dans
le rythme des jours. [Demander à la paix] l’énergie, l’ingénuité, la vitesse de
la vie, les rudes accolades avec la nature, qu’on n’épouse que dans un combat.
[Cette paix] suffira à cette faim d’héroïsme qui fait venir les larmes aux
yeux.
(H. de Montherlant, Pour les morts de Verdun)
L |
e
héros sera ici l’homme noble et non, au sens originel, l’homme
d’origine divine auquel on voue un culte. Dans cette acception moderne[1],
Alexandre, Gengis Khan, Napoléon, Mandela, Gandhi pourraient être des figures
de héros, même s’ils ne doivent rien à la mythologie grecque. Sans considérer
que des personnages strictement littéraires (Don Quichotte, Madame Bovary,
Bloom ou Bérénice) sont des héros, nous en utiliserons certains pour éclairer
les caractéristiques des « vrais » héros. Cela dit, loin de nous
l’idée de considérer l’hypothèse qu’un héros puisse exister sans qu’il soit
chanté par un poète. Mais, puisque le poète peut transformer n’importe quoi[2]
en « héros », nous nous limiterons aux créations poétiques de personnages
qui ont eu une existence plus ou moins historique. Cette délimitation de la
sémantique du héros est nécessaire pour éviter d’écrire des banalités
intelligentes mais il est impossible de la respecter au pied de la lettre.
S’il est une tâche théoriquement impossible, en effet, c’est bien celle de
respecter des règles qui imposent des limites aux concepts, car c’est le propre
de ces derniers que de parasiter et de contaminer tout ce qui les entoure[3].
Caricatures
Fils
du hasard, par une faille du monde glisse le nouveau-né. Il éclora grâce aux
contraintes économiques, raciales, sexuelles, biologiques, culturelles, religieuses
et il trouvera son chemin parmi les innombrables traces laissées par les
générations qui l’ont précédé.
Dès leur naissance, les hommes sont
confrontés à deux réseaux de contraintes bien consolidés : externe le premier (social, technique,
naturel) ; interne le second (biologique et psychologique). Rares sont
ceux qui ont la chance de trouver dans le réseau externe une réplique du réseau
interne et d’avoir ainsi l’illusion de dominer le monde. Plus souvent les deux
réseaux s’adaptent mal l’un à l’autre, et l’externe s’impose, donnant
ainsi à l’individu l’impression qu’une réalité irrespectueuse et malveillante
l’écrase. Ces deux cas limites permettent d’introduire la caricature du héros
et de l’anti-héros : un individu naïf, sans nuances et insensible, qui
croit tout plier à sa volonté, pour le premier ; un sujet aigri,
plaintif, vulnérable, qui a appris à céder devant une réalité cruelle, pour le
deuxième.
Mais, depuis quelque temps, la
littérature et le cinéma se sont chargés de faire de l’anti-héros un
« vrai » héros. L’anti-héros est devenu le pilier diaphane d’une
littérature fondée sur la description du malaise, du manque de sens, de
l’arbitraire et de l’impossibilité du sujet d’être ce qu’il croit être ;
d’une littérature qui cherche à comprendre le monde à l’aide de ceux qui ne savent
pas le transformer et qui muent pour l’accepter. Des héros ordinaires, comme on
dit — un oxymoron pernicieux qui passe très facilement inaperçu.
Difficultés
L’existence
d’une grande difficulté « externe » dans laquelle l’individu s’engage
sans lésiner sur ses forces, sur ses intentions et sur ses pensées est une
condition nécessaire de l’héroïsme — il sera très facile de montrer qu’elle
n’est pas suffisante. Mais, il convient de préciser : grande par
rapport à quoi ? et, surtout, comment comparer et donc mesurer un concept
aussi vague que celui de difficulté, quand on sait qu’il est impossible
de donner une mesure absolue de quoi que ce soit ? Cette volonté de mesure
n’est-elle pas le simple épiphénomène d’une technicisation qui envahit même les
recoins censés être préservés de la machination de la technique ? Ne serait-il pas
plus simple, et surtout plus sain, de rester dans le
« qualitatif » ? Non. Ce serait une manière bêtement simple (et
simplement bête) de régler la difficulté en la niant et de tuer du même
mouvement la réflexion qui l’accompagne.
Qualité et quantité sont moins
différentes qu’on ne le pense, même si l’une n’est pas immédiatement
reconductible à l’autre. Nous sommes d’accord avec Mao, qui, à une époque infiniment
lointaine, écrivit que la quantité devient qualité[4].
L’idée que « quantité devient qualité »
sera donc conservée afin de rendre notre timide démarche un peu plus assurée —
et si cette idée est rejetée, ce ne sera pas parce qu’elle est un lieu commun
ou parce qu’elle est la marque de commerce des technocrates, mais parce que,
sans la considérer avec myopie morale ou crainte politique, on n’aura rien
trouvé d’intéressant pour notre propos en partant d’elle.
La caractéristique principale de la
quantité est qu’elle permet des comparaisons « objectives » :
une route est plus longue que l’autre ; le chat de Paul pèse plus lourd
que celui de Pierre ; les inscrits à la CEQ sont plus
nombreux que les castors du Lac des castors... de manière plus ou moins
consciente les humains sont des « vies qui comparent » et cette
« machine à comparer » est à l’origine du héros.
La tendance moderne qui s’efforce d’estomper les
comparaisons pour saisir la singularité de chaque individu ou de chaque acte
est, paradoxalement, une tendance anti-vie[5]
humaine. « Je veux être accepté comme je suis », voilà le cri animal.
« Je ne suis qu’en étant dans un rapport de force continuel avec la nature
et les autres individus » et c’est… l’homme.
Mais, une fois acceptée l’idée de comparaison
et de mesure, encore faut-il décider qui mesure[6]
quoi.
Qui ?
Si
l’on veut un minimum d’objectivité[7],
celui qui mesure ne peut être celui qui ressent la difficulté, car la
tentation de l’exagérer pour augmenter la gratification serait irrépressible.
Mais, si ce sont les autres qui jugent — ceux qui font partie du réseau
extérieur —, nous sommes confrontés à la difficulté[8]
symétrique : c’est-à-dire à la possibilité qu’ils sous-évaluent les difficultés
pour se sentir forts par rapport à « ces faiblards qui se plaignent à la
moindre difficulté ». L’histoire est truffée de difficultés sous-évaluées
ou carrément niées dans le seul but de conserver le statu quo. Le
pouvoir garde une certaine continuité seulement si les gens qui le detiennent
surévaluent leurs mérites et sous-évaluent les difficultés de ceux qui tentent
de le prendre. La condition des femmes, celle des ouvriers ou celle des Noirs
constituent des exemples faciles mais significatifs.
Pour comparer les difficultés, il
faut que les membres du groupe soient aux prises avec le même réseau de
difficultés et qu’un des membres puisse dire, par exemple : « Marc
est quelque chose de plus que Jean, qui à son tour est ce même
quelque chose de plus que José… ». Mais cela n’est possible que si le
groupe est relativement petit et si ses membres participent à des actions
communes — ce qui était sans doute le cas pour les sociétés primitives, là où
les bases des comparaisons (et des injustices) ont été posées.
Naissance
Imaginons
que la tribu A essaie d’envahir le territoire de la tribu B. Parmi les individus
de la tribus B, il y en a qui fuient, d’autres qui se cachent, d’autres qui luttent
mais se font tuer, d’autres qui luttent et gagnent. Parmi ces derniers, il y en
a un — appelons-le Achille — qui a tué dix fois plus d’ennemis que les autres.
Devient-il, de ce fait, un héros ?
Certainement pas. Ses exploits
pourraient bien n’être que le fruit du hasard.
Il faut des contre-preuves.
Envisageons d’autres circonstances : une tribu C qui attaque ou une
siccité terrible ou le châtiment des dieux ou… Et si devant ces nouveaux
événements, Achille est toujours le plus fort, on peut se demander s’il a droit
au statut (et à la statue) de héros. Ce qui équivaut à se demander s’il suffit,
pour être un héros, de réaliser une série d’actes héroïques. Probablement oui,
au début et dans un petit groupe.
Au départ, ce qui fait un héros, c’est sa reconnaissance
par le groupe ayant participé, plus ou moins directement, aux mêmes actions.
Reconnaissance qui peut très bien être « forcée » : celui qui a
tué dix fois plus d’ennemis pourrait bien tuer des « amis » pour consolider
les convictions de son entourage !
Mais une succession d’actes héroïques
ne suffit plus lorsque les structures de pouvoir se sont établies et que le
groupe s’est transformé en nation ou en empire. Il faut quelque chose qui transcende
le moment historique, qui empêche que le hasard fasse naître un nouveau héros
qui défait tout ce qui a été construit. Il faut quelque chose qui assure une
continuité. Le héros grec, celui auquel on voue un culte après sa mort, répond
parfaitement à cette exigence[9].
Fils d’un dieu (très souvent le toujours vert Zeus) et d’un humain (d’habitude
une humaine séduite par le grand transformiste), non seulement sa naissance
est très importante, mais c’est pratiquement la seule chose qui compte. Il
naît héros et meurt héros. Entre temps, il suit une voie tracée par les
chicanes olympiennes ou par la balance de Zeus. C’est un être qui vit sous le
joug de la nécessité et qui ignore ce qu’est la liberté bien qu’il puisse
lutter pour la liberté de son peuple.
Si l’on considère l’histoire avec
des yeux pas trop naïfs, on s’aperçoit que l’on a souvent utilisé les ancêtres
divins pour filtrer les passages d’un groupe social à l’autre et pour assurer
une certaine stabilité. Si, à l’origine, la naissance divine vient après la
série d’actes héroïques pour leur donner une signification qui les dépasse et
les rend nécessaires, par la suite la naissance devient la cause pratiquement
unique de l’héroïsme.
L’héroïsme
devient héréditaire et stabilise par là-même une société fondée sur la caste
des guerriers, exactement comme, dans la société moderne, le caractère
transmissible de la richesse confère au pouvoir sa stabilité.
Quoi ?
Dans
notre hâte à saisir le héros, nous avons parlé de difficultés, de juges et de
naissance, mais nous ne nous sommes pas demandé à l’aune de quelles
caractéristiques psychologiques juger les difficultés : nous avons omis
de spécifier les éléments à comparer. Pourquoi le courage et non la
sensibilité ? pourquoi l’endurance et non l’ironie ? pourquoi la
générosité et non la parcimonie ? pourquoi… ? Il est clair qu’en
changeant les éléments qui qualifient la difficulté, on change les caractéristiques
de l’héroïsme. Un anti-héros est simplement un héros dont les éléments
constitutifs sont à l’opposé de ceux qui caractérisent le héros.
Le quoi est, dans un
certain sens, encore plus important que le qui, même si les deux
entretiennent des liens très étroits : il est fort probable que celui qui
compare puisse choisir les éléments à comparer (les quoi ou, avec un
terme emprunté à la « construction », les briques) de manière
à qu’ils s’intègrent le plus facilement possible dans son cadre de référence.
Il est assez difficile, par exemple, d’imaginer un nazi choisissant la compassion
ou un clochard la richesse[10].
Mais les « briques » qui permettent de bâtir le héros ne peuvent pas
être choisies et empilées arbitrairement. Celui qui choisit est confronté à une
inertie psychologique et historique qui l’empêche de créer ex nihilo
de nouvelles valeurs. L’histoire peut bien sûr peser plus ou moins lourd en fonction
des idées et des conditions de vie, mais son influence ne peut jamais être
réduite à zéro[11].
Nos ancêtres, aux temps de la mythologie, ont produit une quantité innombrable
de briques « héroïques » avec lesquelles ils ont bâti une longue
liste de héros. Et nous ne pouvons faire comme si de rien n’était.
Il y a des héros qui résistent très
bien aux intempéries, d’autres qui résistent moins bien et qui perdent des
briques par-ci par-là, d’autres encore qui sont complètement détruits. Des
briques traînent, dans la mauvaise herbe, autour des statues de héros plus ou
moins reconnaissables. Que faire de ces briques éparses ? les ramasser et
les remettre à leur place ? les réutiliser pour construire un nouveau
héros ou pour en rénover un vieux ? pourquoi ne pas choisir des matériaux
plus modernes et plus résistants comme l’acier et le plastique ? Si nous
devions répondre sans réfléchir (ce qui est souvent la meilleure chose à faire
quand on ne veut pas dire trop de lieux communs intelligents), nous dirions
qu’on a besoin de tout. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas les recycler
pour bâtir, que sais-je, des refuges anti-fumeurs ou des alumineries en terre
de Baffin.
Si on pense que ça vaut la peine de bâtir de
nouveaux héros (ou d’entretenir les vieux), on doit retrouver l’admiration de
nos ancêtres pour les « grands » ; récupérer le goût pour le
dépassement ; vouloir aller au delà de ce qui nous réussit
facilement ; continuer les travaux de construction[12].
Définition
Comme
mise au point temporaire pour ne pas mêler trop les idées, on proposera une
définition du héros idéal qui découle plus ou moins directement de ce qui
précède : le héros risque sa vie dans le but
d’améliorer celle des autres et dans ces actions risquées il est le meilleur de
son groupe. Le groupe constate de visu sa
supériorité et, plein d’admiration,
chante ses gestes.
Même si le critère
« risque sa vie » n’avait pas été énoncé comme tel, il était
implicitement présent dans les exemples. Le fait de risquer sa vie est une
condition sine qua non de l’héroïsme dans cette première définition. Tandis
que les humains sont prêts à tout faire (ou à tout non-faire) pour se
soustraire à la mort, les héros, même apeurés, ne ralentissent pas leur élan
vital devant elle.
C’est là leur origine divine.
Renversement
La
renommée volette, plus ou moins longtemps, sur les ailes fragile du son mais
elle doit s’asseoir dans la carlingue de l’écriture quand elle veut quitter
l’enclave de la tribu. Le passage de l’oral à l’écriture n’est pas sans
conséquences fâcheuses pour le héros.
L’écriture, apanage d’une infime
minorité, relève du mystère. Ses marques sacrées ont une vie indépendante de
celui qui les trace, de celui qui écoute et du héros chanté. Comme les objets
de la nature, elles sont autonomes, mais, contrairement à ceux-là, elles nous
renvoient à un créateur humain ; comme les objets de la technique, elles
sont fabriquées mais, contrairement à ceux-là, elles veulent dévoiler quelque
chose[13].
La présence du poète s’infiltre partout dans le texte où elle se solidifie à
cause de la stabilité de l’écrit (dans la tradition orale, il n’y a pas de
texte original de référence[14] !).
Un homme — le poète —a pris la place des dieux[15]
qui, dans l’oralité, étaient derrière la voix du chantre. « Sans moi pas
de héros », disait Zeus, « sans moi pas de héros », répète le
poète qui, pour ne pas se prendre pour Dieu, se prend pour le héros.
Voilà le paradoxe de l’épopée :
le « héros d’action » a besoin de l’écriture pour la renommée mais
l’écriture introduit un héros d’un tout autre genre, le « héros de
l’écriture ». Une fois que la décentralisation du héros a commencé, il
n’y a plus de trêve : l’écrivain projette toujours plus ses attentes, ses
désirs, ses connaissances dans la figure du héros qui se transforme ainsi en
un personnage de fiction. Les styles lyrique et tragique contaminent l’épopée.
Achille tue Hector et Paris tue
Achille, mais ceux qui ont transcrit l’Iliade ont commencé à tuer les
trois ! Leur copain Ulysse était peut-être plus dur à cuire, mais lui
aussi s’est couvert de taches d’encre dont il ne peut plus se libérer — surtout
après le passage entre les mains de Joyce qui l’a modelé en une bonne pâte de
juif irlandais. Cette transformation a beaucoup fait couler une encre qui n’a
certainement pas contribué à laver les héros.
Staline et Dieu
Congrès des écrivains russes convoqué par Jdanov en 1934. Radeck a la parole : « Quelle est la caractéristique de base chez Joyce ? Sa
caractéristique de base, c’est la conviction qu’il n’y a rien de grand dans la
vie — pas de grands événements, pas de grands hommes, pas de grandes
idées ; et l’écrivain croit pouvoir donner une peinture de la vie en
prenant juste " un héros donné au cours d’une journée
donnée " et en reproduisant celui-ci avec exactitude. Un tas de
fumier grouillant de vers, photographié par un appareil cinématographique à
travers un microscope—, telle est l’œuvre de Joyce. (…) Pour lui [Joyce] le
monde entier se réduit à l’espace compris entre une armoire remplie d’ouvrages
du Moyen Âge, un bordel et un bistrot. »
Ce discours[16] excessif et dogmatique est un cadeau du ciel pour aller directement au
but sans avoir à défaire des interprétations trop bien ajustées qui, dans les
bon textes, cachent souvent bien de problèmes. À la question :
« Quelle est la caractéristique de base chez Joyce ? », Radeck
aurait pu répondre exactement le contraire : « Sa caractéristique de
base, c’est la conviction qu’il n’y a rien de petit dans la vie — pas de
petits événements, pas de petits hommes, pas de petites idées ». Cette
réponse aurait été probablement plus proche de la pensée de Joyce. Mais, une
fois embarqué sur le navire du « tout est grand », on risque de mélanger
les cartes comme le fait si bien Daniel-Rops.
« Il n'y
a, à la vérité, aucune différence d'espèce entre l'héroïsme du soldat qui combat
et celui de la mère de famille pauvre qui est fidèle à sa tâche et l'accomplit
tout entière. Bien loin d'avoir sa place dans un walhalla où la commune
humanité ne pénètre pas, l'héroïsme le plus naturel se manifeste, hic et
nunc, à chaque jour, à chaque instant. Il n'y a aucun métier qui, à son
heure, ne puisse exiger de l'homme ce qu'il faut nommer de l'héroïsme, si l'on
consent à dépouiller ce terme de toute une imagerie romantique dont on le revêt
trop souvent. On peut même dire que l'héroïsme est d'autant plus vrai qu'il est
moins spectaculaire, parce que, dans le spectacle et dans le plaisir qu'en
éprouve l'homme, se glissent fatalement des éléments impurs de vanité. Le souci
d'une belle attitude peut pousser l'être au-dessus de soi, même s'il n'est
qu'une canaille ; mais rien ne soutient l'héroïsme qui n'a pas de témoin.
Rien hormis le regard de Dieu. »
Ce passage, tiré de Ce qui meurt…, moins irritant que le texte de Radeck, est bien plus redoutable, car il est complètement dans l’air du temps. Il n’y a pas de différence entre « l'héroïsme du soldat qui combat et celui de la mère de famille » car, en général, il n’y a d’héroïsme ni dans l’un, ni dans l’autre ! Il ne suffit pas de mourir au combat pour être un héros ! Même les lâches meurent ! Mais il y a une grande différence entre le soldat et la mère « fidèle à sa tâche » : cette dernière ne risque pas sa vie, ce qui est loin d’être anodin. Et même si elle risquait sa vie pour ses enfants, elle ne serait pas une héroïne car ses actions relèvent encore trop du « privé », quoiqu’en disent les tenants du tout (et donc rien) est politique.
L’héroïsme se manifeste hic et
nunc mais pas « à chaque jour, à chaque instant ». Dire
qu’il se manifeste ici et maintenant, c’est dire exactement le contraire
de partout et en tout temps ! Ce qui est par contre vrai, c’est
que, pour se manifester hic et nunc, l’héroïsme doit toujours être
présent dans le héros[17].
Daniel-Rops semble confondre le dépassement des difficultés
« normales » de la vie avec le dépassement de difficultés exceptionnelles :
exceptionnelles aussi dans le sens que si on ne les dépasse pas, on en meurt.
Les combats du quotidien n’offrent pas assez de difficultés pour nous permettre
de détecter ou de créer des héros. Le quotidien est éventuellement le lieu du
sacrifice mais pas de l’héroïsme, car, donnant donnant, dans une même situation,
les quotidiens se ressemblent, ils sont par définition remplis d’actes banals,
nécessaires et douloureux. C’est tout (et bien sûr, c’est beaucoup). On est
tous égaux devant le quotidien. On a tous nos peines d’amour, nos colères, nos
frustrations, nos difficultés qui, pour paraphraser Cocteau, datent de toujours.
Dans le caractère exceptionnel du
héros, il n’y a pas nécessairement cette « imagerie romantique »
dont l’affuble Daniel-Rops avec un certain mépris. Il existe un danger de
romantisation (ou, plus cinématographiquement, de hollywoodisation) du héros,
mais nous craignons beaucoup plus sa mise en confiture[18],
qui, à notre époque, ne se limite pas aux héros, mais concerne tout ce qui
« dépasse ».
« Le souci d'une belle
attitude peut pousser l'être au-dessus de soi, même s'il n'est qu'une canaille. »
Une fois peut-être. Mais la « canaille » qui se dépasse toujours
est-elle une canaille ? Oui, seulement si, très chrétiennement, on pense
qu’elle est souillée par le péché. Et, alors, et alors seulement nous avons
besoin du « regard de Dieu » pour nous soulever.
Le catholicisme de Daniel-Rops et le stalinisme de
Radeck sont les deux faces d’une même médaille : celle de la
dévitalisation du monde par un moralisme qui cherche les valeurs à travers la
grandeur de Dieu ou de l’État. Le refus du héros dans un cas et l’appel au
héros dans l’autre se rejoignent dans l’incompréhension de la fonction du héros
dans le monde moderne.
Bloom
Le lieu commun qui définit Ulysses comme la description
d’une journée ordinaire d’un homme ordinaire est tout à fait faux. Dans une
journée ordinaire, on ne va pas à des funérailles et au bordel, on ne découvre
pas un « fils », on n’est pas chassé par un nationaliste borné, on
n’assiste pas à une pendaison et à une naissance… Une journée normale est
moins remplie d’événements emblématiques. La journée de Bloom est une journée
abstraite et condensée dans laquelle arrivent tous les événements importants
d’une vie. Elle a l’air concrète à cause des procédés littéraires de Joyce qui
laissent les événements de la ville parler via Stephen, Bloom, Molly et les
autres.
Radeck, en bon
matérialiste[19],
aurait dû se demander : « Quelle sont les conditions sociales et
culturelles qui incitent un écrivain, ayant eu Ulysse comme grand héros de
jeunesse, à le transformer en un tranquille petit bourgeois juif, Bloom ?
La transformation de l’une des épopées fondatrices de l’Occident (L’Odyssée)
en la description d’une journée a-t-elle une signification qui va au delà des
manies d’un écrivain ? La réduction de dix ans de voyages à travers toute
la terre connue (et même aux enfers) à un voyage d’une journée dans une ville
nous renseigne-t-elle sur l’évolution de la société ? Joyce a-t-il écrit
une épopée moderne[20]
ou met-il fin à l’épopée ? »
Le type de réponse que l’on donne à
ces questions en dit long, non pas tant sur Joyce et sur les héros, mais sur
la position de celui qui répond. Pour mieux comprendre Joyce, on partira d’un
de ses précurseurs : Flaubert avec sa célébrissime saillie « Madame Bovary, c’est moi ». Cette phrase a une portée
beaucoup plus grande que ne l’indique son premier sens (moi, Gustave Flaubert,
me tapis et me retrouve dans les replis de madame Bovary) : on peut y voir
le point culminant de l’évolution du héros. Le Flaubert raffiné et machiste, en
s’identifiant à une nénette sentimentale, montre d’une part que l’écrivain
peut s’identifier à n’importe qui et, de l’autre, que même les personnages les
plus insignifiants deviennent des héros dans les mains d’un créateur. Ils le
deviennent aussi parce le décor romanesque, en simplifiant la réalité, permet
à l’auteur de se concentrer sur les traits des personnages qui l’expriment
mieux (où il devient le héros). Contrairement à ce que dit Mauriac, dans Le
romancier et ses personnages, les héros de romans ne naissent pas du mariage
que le romancier contracte avec la réalité ; ils sont plutôt les ventouses
qui permettent à la pieuvre-écrivaine de se coller à la surface des
sentiments.
Certes, Flaubert
n’aurait pas pu dire « Hannibal, c’est moi », et pourtant Flaubert
est loin de madame Bovary autant qu’il l’est d’Hannibal. Pour s’identifier à
Hannibal avec l’honnêteté avec laquelle il s’identifie à madame Bovary, il
aurait fallu que Flaubert croie que l’action est plus importante que les pensées,
les sentiments et les désirs. Il aurait fallu qu’il arrêtât d’écrire (qu’il
prépare le terrain à Rimbaud[21], par exemple).
Le dictionnaire
Bien avant Flaubert, on peut trouver dans le « noli foras te
ire »[22]
de Sant-Augustin, la justification morale du repli sur soi et donc la fin du
« héros classique ». Dans l’âme, on trouve tout ce qu’on cherche : il suffit de se laisser porter par la langue. L’âme est un énorme dictionnaire
avec des mécanismes de recherche simples et contrôlables (conscients) ou
complexes et automatiques (inconscients). On peut y trouver courage
avec tous ses synonymes, et lâcheté avec les siens ; générosité
peut côtoyer vaillance, libéralité ou dévouement et ne
rien savoir d’abnégation ; force peut frôler farce
qui lève une garce… Le héros aussi a son dictionnaire, mais il ne le
consulte pas avec la maîtrise des écrivains qui passent leur temps à le
compulser. Son dictionnaire aussi contient lâcheté, peur, faiblesse…
il a donc une âme ordinaire, plus ordinaire que celle de l’écrivain car il n’a
ni sa dextérité ni le temps pour rechercher le mot qu’il faut.
Un dictionnaire fait
une âme, mais il ne fait pas une vie. Les mots interprètent les actions, c’est
vrai, mais les actions donnent la matière pour interpréter et, surtout, peuvent
couper le souffle aux mots.
Roland Barthes dans Fragments d'un discours
amoureux : « Qu'est-ce qu'un héros? Celui qui a la dernière
réplique. Voit-on un héros qui ne parlerait pas avant de mourir ? Renoncer
à la dernière réplique (refuser la scène) relève donc d'une morale
anti-héroïque ». De qui parle Barthes ? Celui qui parle avant de
mourir est, très souvent, le lâche qui demande au héros de l’épargner. Son
héros est déjà le héros délavé par l’écriture, c’est déjà l’écrivain masqué en
héros. L’anti-héros dont il parle est donc le héros : celui qui a tant de
peine à survivre dans l’univers du discours.
Héros conservateurs
Nul doute qu’un grand pas en avant a été réalisé lorsque les individus
ont entrepris de régler leurs différends en discutant au lieu d’employer la
violence. Nul doute pour nous qui écrivons à une époque et dans une société qui
a réglé, pour la minorité qui nous entoure, les problèmes de la survie économique.
Mais les rapport de force et les confrontations continuent à être présents dans
la discussion exactement comme ils l’étaient dans la relation plus physique.
Cela dit, il ne faut pas mélanger tous les types de violence, comme on le fait
trop facilement dans notre société fort policée, où donner un coup de pied à
un chien, gifler une femme et dépecer un enfant relèvent du même fond violent.
Le discours instaure un rapport de force où l’arme
de combat est la langue. Ce qui est très bien pour ceux qui possèdent une
langue puissante, mais qui l’est beaucoup moins pour ceux qui sont plus à
l’aise avec leurs jambes ou leurs bras[23], pour ceux qui sont dans l’action et qui cherchent à résister à des injustices
patentes. Che Guevara dans les forêts boliviennes ou Léonidas aux Thermopyles
résistent à des injustices avec la violence des actions[24]. Certes, cette injustice est, elle aussi, fruit des discours ;
elle est, comme on dit vulgairement, « culturelle ». Mais le
« culturel » n’est pas un bloc monolithique. Il y a des aspects
culturels d’une idée ou d’un événement qui sont tellement ancrés qu’on ne peut
pas les différencier du biologique — biologique qui, dans notre contexte, est
équivalent à physique.
Dans Belle du seigneur, Albert Cohen nous
donne un splendide exemple de rhétorique où le discours met K.O. tout héroïsme fondé sur l’action. Solal séduit sa belle avec un
discours qui évoque la force brute et qui, dans l’acte même de l’évoquer, la
détruit. « Babouinerie partout. Babouinerie et adoration animale de la
force, le respect pour la gent militaire (…) Babouins , ces autres qui
s’extasient devant quelque petite bonté de Napoléon, de ce Napoléon qui disait
qu’est-ce que cinq cent mille morts pour moi ? (…) Les mots liés à la
notion de force sont toujours de respect. Un " grand "
écrivain, une œuvre " puissante" » L’ironie comme arme contre le héros
« fort », pour l’intronisation du héros faible, le héros voilé dans
la parole. Ridiculisation de l’admiration pour les brutes et création de l’admiration
pour celui qui sait parler. Et la babouine lui tombe dans les bras. Parce que
c’est lui le vrai fort. Parce que les forts contre lesquels il parle ont fait
leur temps.
Ce massacre par la parole ne pourrait être arrêtée
que par la force bestiale évoquée par Cohen, mais ce genre de force a désormais
été sublimée même dans les pires familles[25].
C’est en raison de cette incapacité à suivre la
parole volage qu’un héros est conservateur même quand il se croit ou qu’on le
définit comme révolutionnaire : son point de départ culturel doit être profondément
ancré dans l’histoire qui le précède pour lui permettre d’« agir sans penser » :
c’est-à-dire agir en ayant la pensée tout à fait intégrée[26] à l’action —
une pensée inconsciente pour employer un très vilain terme. Cette action-pensée[27] sera par la suite facilement critiquable car, pour agir, la pensée
s’est cramponnée à des éléments qu’elle avait rendus plus précis que ce qu’ils
étaient en « réalité », dans la « réalité » du discours qui
n’est ni plus ni moins réelle que celle des chocs entre les corps — deux
réalités, celle du discours et celle de l’action, qui s’approchent et
s’éloignent au gré du hasard de l’histoire sans jamais s’identifier.
Dire qu’un héros est « conservateur »,
c’est dire une vérité de Lapalisse, pourrait penser un lecteur
« progressiste ». Il suffit de comparer ceux qui exaltent ou
défendent les héros[28] avec leurs détracteurs comme Allen Ginsberg : « Dénonçons le Communisme, le Fascisme, la
Démocratie et les héros ». Certes, nous aimerions dire à Ginsberg,
dénonçons le communisme (Staline & camarades) ; le fascisme (qui colle
à la peau de la majorité) ; la démocratie (trop bête pour comprendre que
les comptes ne sont pas encore réglés). Mais est-on sûr qu’il faille dénoncer
les héros ? Est-il possible de défendre le héros sans tomber dans la
« passion de l’héroïsme » de Jdanov ? Et si les héros
étaient les seuls qui pouvaient nous aider à sortir du fascisme, du stalinisme
et de la démocratie ?
Démocratie
La plus grande victoire de la démocratie est d’avoir enlevé toute
importance au nom en tant qu’élément qui désigne l’appartenance à une famille[29] : en démocratie, l’histoire des ancêtres n’a aucune importance. Les omniprésents numéros
d’identification personnelle tirent leur froideur moins du fait d’être des nombres
que d’avoir fait disparaître de l’élément qui désigne l’individu toute
référence historique pour en introduire une fonctionnelle : on a
l’identificateur pour la banque, pour le gouvernement, pour l’hôpital, pour l’école…
Le citoyen, au lieu d’être un « point de coagulation » d’une famille
est réduit à un ensemble de fonctions qui le relient à des groupes
« fonctionnels ». Cela permettrait éventuellement d’être un héros
dans une fonction et médiocre dans une autre, ce qui déboucherait sur une
spécialisation des héros contradictoire avec toute figure héroïque.
L’Économie qui jouit de cette explosion fonctionnelle
a besoin d’un État démocratique devant lequel on est tous égaux[30]. Mais quand on est égaux, on peut être des martyrs ou des
consommateurs, mais pas des héros.
Le héros meurt mais ne perd pas son nom[31]. Voici comment Oreste, dans Iphigénie en Tauride d’Euripide,
énonce ce principe qui est à la base de l’héroïsme : « Ton rôle
est d’immoler mon corps, non mon nom [32]». Oreste est un héros parce que son père l’est, ainsi que son
grand-père. Dans la Grèce antique, on héritait de l’héroïsme et de la renommée
comme actuellement de l’argent ou de la direction d’une entreprise ou d’un
parti politique. À ce propos, il est intéressant de voir que les héritiers d’un
héros de la parole (écrivain moderne) n’héritent pas de l’héroïsme mais
« seulement » des droits d’auteurs : la société moderne
transforme la renommée et la « grandeur » intellectuelle en monnaie
pour pouvoir la transmettre aux descendants.
La démocratie, régime politique fondé sur
l’anonymat, c’est-à-dire sur le refus de l’importance de l’origine, est le
tombeau du héros. Mais, pour justifier ses horreurs, elle a besoin d’élever un
tombeau à un héros sans nom, à un non-héros : au soldat inconnu.
Le soldat inconnu
Un bref retour au texte de Daniel-Rops.
Pour avoir « sa place dans un walhalla »
il ne faut pas être un héros. Il suffit de mourir sur le champ de bataille.
La mythologie guerrière germanique, qui réserve une place dans le walhalla
à tous les morts de guerre et la religion chrétienne, qui réserve le paradis
surtout aux humbles et aux souffrants, ont beaucoup plus de points en commun
que Daniel-Rops ne le souhaite. Les deux sont très démocratiques : on est
tous pareils quand on nous regarde d’assez loin (Odin ou Dieu le Père). Ce
n’est donc pas un hasard qu’après la défaite des Allemands en 1918,
dans les pays gagnants, les tombeaux au soldat inconnu poussent partout. Les
démocraties bourgeoises et civiles ont battu les terribles guerriers
prussiens, mais elles ont besoin d’un drap idéologique pour couvrir ce carnage inutile et les voilà
qui volent aux perdants les idées sur la reconnaissance du sacrifice de tous
les « humbles soldats ».
Des « humbles soldats », des martyrs,
comme les soldats canadiens qui vont mourir en Europe pour des jeux de pouvoir
qui ne les concernent pas. Ces soldats représentés à la gare Windsor à
Montréal par un postier avec des cicatrices sur les cuisses (faites par de
méchants chiens) : « Alfred Courchesne, le soldat inconnu de la
gare Windsor, qui aura servi son pays comme un homme brave et sincère, à la
manière de tant de héros anonymes affectés aux combats du quotidien[33] ».
Dans ce « brave et sincère » on retrouve, exprimée avec une pathétique
naïveté, la tendance généralisée à baisser les attentes envers nos semblables,
à souligner les souffrances et les difficultés du quotidien, à bloomiser le
monde. Les humbles soldats de nos démocraties sont comme les esclaves romains
qui n’avaient aucun droit (et aucun avoir !) mais qui, par contre, étaient
respectés comme des citoyens libres après leur mort. Tous égaux après la mort
à défaut de l’être avant[34] !
Mais la bloomisation du monde, phénomène qui a été
d’une importance capitale pour la littérature[35],
ne peut pas être transposée impunément dans une société où il y a encore des
injustices envers certains groupes d’individus[36]
(les Noirs, les femmes…). La littérature est assez détachée des contingences
politiques pour pouvoir se situer n’importe où par rapport à un certain
phénomène social. Joyce, après avoir transformé un héros épique en un citoyen
ordinaire, pour continuer dans son approche radicale, va changer le
dictionnaire (l’âme) en inventant des mots aux frontières des langues. Il créé
ainsi un livre « illisible »
qui demande un effort de lecture héroïque. Un livre pour des héros de la
lecture ? Oui, mais les autres héros ? Les vrais, ceux qui agissent
hors des livres avant d’y entrer pour la renommée ? Les autres ne passent
plus par les livres, ils ont trouvé un passage plus à leur mesure, plus populaire :
le cinéma.
Le cinéma permet un retour à une oralité enrichie
par la force de l’image. Il peut se permettre ce que la littérature ne peut
pratiquement plus : présenter des histoires simples avec des héros pas
complètement apprivoisés par la parole[37].
Quand elles ne franchissent pas la frontière du ridicule, certaines séquences
silencieuses des films de cow-boys sont homériques. Monroe, Pitt, Brando,
Cooper, Garbo… en incarnant des héros deviennent les stars qui montrent la voie
aux spectateurs.
A-t-on besoin de
héros ?
Dans une société
libre, juste et démocratique on n’a pas besoin de héros. Pourquoi, et surtout
pour qui, devraient-ils risquer leur vie ? Dans une telle société, on a
besoin de héros de la parole qui donnent du piquant aux actions quotidiennes,
qui trouvent dans le « petit » toutes sortes de grandeurs : des
continuateurs de Joyce.
Dans
une société libre et juste où la technique a rendu le travail moins dur, à
moins de créer des difficultés artificielles et de transformer en montagne le
moindre plissement du terrain, on n’a plus besoin de héros. Les « petits[38] » plaisirs
de la vie et les « petites » douleurs se partagent équitablement les âmes
des humains.
Si
le darwinisme s’appliquait aux humains, dans une démocratie dominée par la
technique, les héros qui risquent leur vie disparaîtraient et les hommes de
science, les artistes, les ingénieurs pousseraient partout, même à la guerre —
dans les avions, par exemple, on a plus besoin de culs-de-jatte que d’armoires
à glace aux pieds légers !
Le
darwinisme n’explique sans doute pas tout, mais, surtout, nous ne sommes pas
dans une société libre, juste, etc. Sur la terre, il y a encore des vraies montagnes
(le ghetto de Los Angeles, le Congo, les banlieues de Paris…) et, pour les
escalader ou les raser, il faut des héros. Des héros qui sont sans doute déjà
là, mais qu’on aperçoit difficilement à cause de la barrière de personnes plus
ou moins grandes, plus ou moins connues, plus ou moins spéciales : des
espèces de héros, des héros fonctionnels et spécialisés tels Céline Dion
(voix), James Joyce (écriture), Martin Heidegger (philosophie), Rocco Siffredi
(pornographie), Marlon Brando (jeu), Stanley Kubrick (mise en scène), Lucien
Bouchard (indépendance)…
*Merci au Collectif de Conjonctures pour la
patience avec laquelle il a suivi l’évolution du texte. Un remerciement
particulier à Ivan Maffezzini pour son soutien et ses encouragements.
[1] Moderne, même si
déjà Homère l’emploie dans ce sens.
[2] Et non seulement n’importe qui ! Qu’on
pense, par exemple, aux Chasses subtiles de Jünger.
[3] Caractéristique qui les rend immortels.
[4] Ce concept gauchiste, sans finesse, vulgaire et kitsch qui, aujourd’hui, fait hausser les épaules aux esprits les plus faciles, nous continuons à le considérer comme très important. Nous n’avons pas peur d’être en retard — être « à l’heure » dans la réflexion, n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? À un ami critique qui, sans méchanceté, soulignerait « qu’être en retard dans un système de référence implique d’être à l’heure dans un autre » ou, de manière plus polémique, « que depuis que l’idéologie a laissé sa place à l’économie, on n’a pas besoin de thuriféraires de la quantité —technocrates et politiciens suffisent », nous dirions qu’il s’agit de considérations fort vraies, mais qu’il y a quelque chose d’encore plus vrai dans l’acceptation de ce dont nous ne pouvons pas nous défaire — pourvu qu’elle mouille dans l’espoir. Évitons surtout le piège du snobisme qui méprise certains concepts à cause de leur diffusion. C’est bien la diffusion des concepts qui, lorsqu’on on sait les prendre par le mauvais côté, les transforme en armes très puissantes contre ceux-là mêmes qui les avaient défendus.
[5] Quand aurons-nous un mouvement pro-vie qui,
au lieu de fourrer son nez dans l’intimité des femmes, s’intéressera aux luttes
de la vie des êtres qui vivent en société ?
[6] Mesure qui permet de parler de démesure !
[7] Objectivité dans le sens de simple
possibilité de communication.
[8] Voilà un genre de difficulté qui n’a rien
d’héroïque !
[9] On ne considérera ni Héraclès ni Dionysos.
Le premier, car il acquiert l’immortalité et s’éloigne donc des humains pour
s’installer parmi les dieux et le second car, selon le récit qu’on choisit, il
est plus ou moins dieu, c’est-à-dire plus ou moins héros.
[10] On peut bien sûr trouver des clochards qui
croient que la richesse est un indice d’héroïsme. Ils peuvent même être
majoritaires, mais cela nous renseigne principalement sur le pouvoir de
conviction des médias.
[11] Ceux qui ont l’illusion de l’annuler en
sont encore plus dépendants. Ils y vivent et y respirent et ils ne s’en
aperçoivent pas.
[12] Les travaux de destruction ont tellement
d’adeptes qu’ils ne nous intéressent pas.
[13] Ceci n’est pas vrai de la même manière pour
la sculpture ou la peinture car celles-ci sont « comprises » de
manière plus sensuelle et immédiate. Il n’est pas vrai, comme l’affirment certains,
que l’immédiateté est une très mauvaise conseillère même pour les arts fondés
sur la vue. Elle est une exigence incontournable même pour l’art
« visuel » qui est plus proche de l’écriture : l’art abstrait.
[14] Peut-être que l’ère du numérique nous
permettra une écriture plus proche de la volatilité de l’oral. Un jour on dira
sans doute : Verba volant, scripta idem.
[15] Que, dans la mythologie judéo-chrétienne,
on dise que le Livre a été écrit par Dieu n’a rien d’étonnant.
[16]La position de la « démocratie »
américaine ou anglaise n’était pas très
loin de la position stalinienne : le moralisme s’empiffre à tous les râteliers.
[17] Un simple acte d’héroïsme ne suffit pas à
faire un héros.
[18] Jeune, en Suisse, j’étais toujours étonné
de la marque de la confiture disponible sur toutes les tables : Héro. Un
héros en boîte, ça va encore (c’est peut-être l’œuvre d’un Dieu), mais écrasé
comme des poires… ça, c’était un peu trop.
[19] Matérialistes comme les écrivains qui
composent une œuvre « à la gloire de Staline et de la régénération morale
par le travail », Jean Louis Houdebine. Jdanov ou Joyce, Tel Quel,
Printemps 1977.
[20] C’est la thèse de Franco Moretti dans son livre exceptionnel, Opera mondo.
Publié en anglais sous le titre de Modern Epic chez Verso en 1996.
[21] Pour les obsédés des dates : Rimbaud
naît en 1854 et Madame Bovary est publié en 1857.
[22] « Ne sors pas de toi-même »,
qui est certainement influencée par le « Connais-toi toi-même »
socratique mais qui a surtout sa base dans l’excessif amour du prochain que la
chrétienté introduit dans le judaïsme.
[23] Les équivalences langue-cerveau,
langue-intelligence ou langue-pensée ont été créées par les maîtres de la
langue !
[24] Che Guevara avec les écrits aussi. Mais ses
écrits sont l’hommage qu’il doit payer à la nécessité de la propagande écrite.
Type d’hommage dont on peut faire remonter les origines au moins à la Guerre
des Gaules de Jules César.
[25] Ce qui ne veut pas dire qu’il ne reviendra
pas, surtout si les héros de la parole n’ont pas de mesure.
[26] La pensée précède l’action d’un intervalle
extrêmement bref, pratiquement indétectable.
[27] Pensée étant simultanément un substantif et
un participe passé.
[28] Jdanov est certainement un conservateur
même s’il se proclame adepte d’une cause révolutionnaire.
[29] Les Romains avaient trois noms, le prénom (prænomen),
qui désignait l'individu, le nom (nomen), qui distinguait la gens, et le
troisième nom (cognomen), qui marquait la branche, la famille, par
exemple : Caïus Julius Cæsar; et quelquefois quatre, le quatrième (agnomen)
étant un surnom, par exemple : Publius Cornelius Scipio Africanus (Dict.
Litré).
[30] Le problème du racisme c’est que
« tous » c’est nous ou les autres mais jamais nous et
les autres.
[31] Avec la renommée, il ne fait que renforcer
son nom de famille.
[32] Il s’agit de la réplique d’Oreste à
Iphigénie qui lui demande son nom avant de le sacrifier (sacrifice qui n’aura
pourtant pas lieu).
[33] Denys Courchesne, « Mon père ce
Héros », Le Devoir du 10 novembre 1999.
[34] Certains principes du christianisme n’on
pas attendu la venue du messie.
[35] Cette bloomisation commence bien avant
Joyce, elle commence avec l’écriture comme on l’a déjà dit.
[36] Les injustices envers les individus
existeront toujours.
[37] Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas avoir des grands films lyriques ou tragiques,
[38] Sans connotation négative !