Du nouveau sur le front occidental

par Ivan Maffezzini et Theodor Weisenstein[1]

Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas. Vous ne pouvez pas supprimer un ordre, même par la pensée, sans en faire surgir un autre. […] Gardons-nous de voir un simple jeu dans une spéculation sur les rapports du possible et du réel. Ce peut être une préparation à bien vivre.

Henri Bergson

Le possible et le réel.

L

e titre du roman le plus connu de Erich-Maria Remarque, À l’ouest rien de nouveau, est inoubliable non seulement parce l’État major[2] annonce qu’il n’y a rien de nouveau quand le héros meurt — ce qui nous fait toucher avec nos sentiments à l’absurdité de la guerre — mais aussi parce qu’il ramène au premier plan l’éternel débat entre ceux qui sous-estiment les changements et ceux qui voient avec trop de facilité arriver la nouveauté. Le débat sur la mondialisation, si enflammé depuis quelques années, est important pas tellement pour ce que disent tenants et opposants, mais parce qu’il donne des arguments fort nouveaux à ceux qui voient, dans le dépassement des nationalismes et des impérialismes, la possibilité de réaliser un des grands rêves de l’humanité.

Il y a du nouveau sur le front occidental.

Oui, mais qui le voit ? Certainement pas ceux qui ne savent pas se défaire des catégories marxistes ou libérales ou religieuses ou fascistes qui ont fait le bonheur des intellectuels du XXe siècle ; ni les post-modernes à outrance entre les neurones desquels les nouveautés glissent sans laisser de traces ; ni les financiers, ni les capitaines d’industries qui appellent nouveau tout ce qui conserve leurs privilèges.

Dans le roman de Remarque, un homme meurt au front mais pour l’État major il n’y rien de nouveau. Dans notre société, de nouveaux joueurs, brandissant des raquettes flambant neuves, occupent le terrain de jeu mais, pour la majorité, tout continue comme avant : « le terrain est toujours le même et le filet n’est pas élimé », disent-ils. Ça les tranquillise. Nous aussi nous sommes tranquilles, mais pour le motif contraire : nous avons la certitude que les nouveaux joueurs inventeront un nouveau jeu après s’être défaits du filet, des règles et, sans doute, de la balle aussi. Un livre comme Empire est un « excitant » qui empêche de dormir sur les idées reçues et qui force à essayer de réouvrir les portes de l’émancipation si souvent fermées par ceux-là même qui étaient censés les garder ouvertes.

 

Fondamental ?

Quelqu’un, au débotté, vous demandât : « Y a-t-il eu des changements fondamentaux dans la production dans les deux siècles derniers[3], en Occident ? », que vous écarquilleriez les yeux comme la chatte à Jeanne et balbutieriez : « Oui… Non… Peut-être… Ça dépend… Je ne sais pas… ». Fondamental introduit un tel flou que toute réponse est possible. Si on s’efforce d’aller au-delà du balbutiement initial, la réponse peut déclencher des discussions sur la signification de fondamental ce qui n’est pas nécessairement oiseux. Mais quel intérêt y a-t-il à cerner la signification de fondamental ? Ne risquons-nous pas de nous embarquer dans un exercice complètement stérile, bien qu’amusant et instructif ? Oui, il y a cette possibilité, mais il y en a aussi une autre. Si l’on considère que fondamental est un épithète de « production » et que les changements dans les méthodes de production de la richesse ont un impact palpable sur la vie des individus, alors le fait de s’accorder sur la signification de fondamental permettra, dans le meilleur des cas, d’envisager des actions communes et, dans le pire, de savoir qu’on partage une vision du monde.

Prenons, à titre d’exemple, l’arrivée du train. Les changements entraînés par l’introduction du train peuvent-ils être qualifiés de fondamentaux ? Le train permet de se déplacer plus rapidement que les chevaux et de transporter des charges beaucoup plus lourdes ; il ne requiert pas qu’on soit excessivement riche pour faire de longs voyages assis et il est aussi très démocratique quand, sans se soucier de la richesse, de l’âge, de la nationalité et du sexe, il entasse comme du bétail ceux qu’on a prédestinés aux camps. Le train facilita certaines choses, en permit d’autres qui étaient pratiquement impossibles et — petite concession à Dostoïevski et à tous les réactionnaires intelligents — baissa terriblement le niveau du sens critique de ceux qui voyaient dans la technique la solution à tous les malheurs. On peut continuer : des garçons d’étable se transformèrent en ouvriers et se déplacèrent de la campagne à la ville ; les postillons devinrent des chauffeurs, les éleveurs de chevaux se transformèrent en propriétaires d’usine et les voyageurs en touristes. Dire que le train n’a pas causé de grands changements serait un sacrilège envers la logique et envers la langue française. Il est évident qu’il s’agit de grands changements, comme ceux que procura l’introduction des scies mécaniques, des tracteurs ou des voitures. Comme l’introduction de tout ce qui se meut sans besoin de l’énergie des muscles de l’homme. Mais pas seulement ce qui se meut.

Qui pourrait nier que l’introduction des matières plastiques, celle de nouveaux métaux, de la pénicilline, des avions ont eu un grand impact ? Et la photographie, la télévision, l’aspirine et la pilule ? La bombe atomique et le nylon ne sont pas des babioles, n’est-ce pas ? Et le téléphone mobile ? Il faudrait vraiment être des malades de l’esprit — ou des dogmatiques qui érigent des digues de non-pensée pour se protéger contre la mobilité du langage — pour dire que rien n’a changé. N’étant pas malades, et encore moins dogmatiques, nous pensons que tous ces changements n’ont rien de « fondamental », ce qui revient à dire que ce que nous voudrions qualifier de fondamental est plus fondamental que ce fondamental-là. Bien sûr, il faut maintenant espérer trouver quelque chose de fondamental, sinon on se retrouve avec une poignée de mouches, ce qui n’est sans doute pas sans intérêt pour les entomologistes mais, pour le moment, c’est le cadet de nos soucis.

Parmi les changements dont il vient d’être question, considérons ceux qui sont liés au passage des conditions de vie des paysans à celles des ouvriers, car pratiquement tout le monde s’accorde pour dire que ce passage à été d’une importance capitale. Le paysan qui abandonne ses champs — qui, très souvent, ne sont pas les siens — pour aller en ville et se clôturer dans une usine, continue comme avant, à travailler avec ses muscles. Son cerveau, dans l’usine, ne lui sert que comme « contrôleur » ponctuel de ce que font ses mains. Le bon ouvrier est celui qui, dans les temps établis, fait ce qu’il doit faire de façon « machinique » car le patron est intéressé surtout par sa motricité. Le patron ne sait pas quoi faire des fonctions dites supérieures, celles qui sont liées au langage — le langage, comme l’écrit Paolo Virno, est éventuellement « développé dans les réunions syndicales »[4]. Au lieu d’étriller les chevaux, il huile les engrainages. Il portait des bottes de foin ? maintenant il déplace des boîtes de vis. Il trayait les vaches ? il serre des boulons… De la main-d’œuvre qui change d’œuvre mais pas de mains. On continue à lui demander les mêmes choses. On continue à soutirer la richesse de sa force physique, de son conditionnement moral et de sa capacité à supporter la fatigue. Il est vrai qu’il ne vit plus dans des espaces ouverts, que le sourire du soleil qui se lève ne baise plus son front perlé de sueur… mais il est vrai aussi que, quand on a faim, on se fout des espaces ouverts et que le sourire du soleil est moins important que celui de son propre fils qui, en ville, court moins de risques de manquer de tout[5]. Donc pour le paysan devenu citadin il n’y a pas de changements fondamentaux, juste quelques espoirs (souvent déçus) en plus : l’espoir de voir son fils devenir un riche propriétaire était impossible ; maintenant, à tort ou à raison, il est permis d’imaginer qu’au moins le premier rejeton aura son magasin, son atelier et même son usine.

 

Fondamental

Mais si la destruction de la paysannerie n’est pas un changement fondamental, quels changements pourront aspirer à ce titre ? Un changement qui ne soit pas un simple changement des conditions de travail mais qui libère l’homme du travail en tant que source de fatigue, qui fait sauter les contraintes temporelles hors de son contrôle, qui transforme le travail d’instrument de mesure de la richesse et de police des besoins en « activité ». Pour en arriver là il y a sans doute une infinité de routes mais, probablement, un seul pont : le pont qui « anime » les machines. Nos ancêtres qui domestiquèrent les animaux pour leur « déléguer » un peu de leur fatigue sont sans doute ceux qui sont les plus proches de nous qui nous apprêtons à « animer » les machines. Cette animation n’est pas une simple singerie des animaux (comme le tracteur singeait le mulet) ou des esclaves (comme le lave-vaisselle singe l’adolescente qui travaille en ville pendant que son père estive en Engadine) mais imite les manières de raisonner des humains.

Pour construire un tracteur, il faut une usine ; dans cette usine, avant l’entrée de machines « animées » (avant les années 70, grosso modo), les ouvriers faisaient, dans des temps fixes, des opérations plus ou moins bien définies que les responsables de la production avaient établies pour atteindre le maximum de productivité compatible avec les luttes syndicales et les caractéristiques « psychophysiques » moyennes. Aujourd’hui, le petit-fils de l’ouvrier écrit des programmes pour un robot qui fait une grande partie du travail du grand-père. Que le petit-fils de l’ouvrier ait fréquenté l’université, qu’il soit ingénieur en informatique, qu’il écrive des programmes pour un robot qui serre des boulons sans besoin d’interventions humaines, n’apporte pas automatiquement des changements fondamentaux[6] dans les conditions de vie du petit-fils par rapport à celles du grand-père. Ce qui change, c’est que le travail du petit-fils n’est plus centré sur les mouvements des muscles qui suivent les mouvements de la chaîne de montage, mais sur les « mouvements » des neurones qui suivent des constellations d’idées et qui s’accrochent aux mots des autres — ce qui obligerait un nouveau Chaplin, qui voudrait fustiger les mœurs en riant, à chercher le rire dans la gesticulation des paroles et non dans celle des bras[7].

Le travail concret est devenu moins concret : l’homme anime la machine et la machine manipule les matériaux. Est-ce là le fondamental que nous recherchons ? Peut-être. Avec Kurz[8], on pourrait dire que le « devenir abstrait du travail concret » est ce qui creuse le tombeau du travail salarié. C’est sans doute vrai mais, dans cette position, il y a quelque chose de trop mécanique : une espèce de nécessité qui semble pouvoir se passer des interventions des individus. Et si on regardait de l’autre côté ? et si on considérait, comme dans Empire, que c’est le langage qui se « concrétise » en devenant lui-même un élément (l’élément) de production ? Est-ce qu’on pourrait mieux saisir le « fondamental » ? Oui, vraisemblablement. Le fait que le langage — le travail d’abstraction et de catégorisation du cerveau — devienne le moteur principal pour créer de la richesse oblige à repenser complètement les mécanismes de pouvoir, de lutte et d’émancipation. Comme dans Empire. C’est pour cela aussi qu’Empire est un livre important. C’est parce que, contrairement au mécanicisme du « devenir abstrait du travail », il ne laisse pas de côté les tonalités subjectives : il y a la biopolitique, il y a le désir, il y a la richesse de la pauvreté et il y a une multitude, qui n’est pas une masse amorphe que la technique et le pouvoir de l’État conduisent où bon leur semble.

Une mise en garde s’impose : un changement fondamental de la production dans le passé qui n’a pas causé de changements fondamentaux dans les conditions de vie n’est pas considéré ici comme fondamental. En ce sens le passage de la campagne à l’usine fordiste n’est pas pour nous fondamental. Par contre un changement important de la production qui est en cours est fondamental s’il permet d’envisager des changements fondamentaux. Si dans un futur plus ou moins éloigné, on s’aperçoit qu’il n’y a pas eu les changements espérés dans les conditions de vie, nos descendants spirituels, s’ils continuent à penser à peu près comme nous, en tireront comme conséquence que les changements n’étaient pas fondamentaux comme l’avaient cru leurs ancêtres (nous, dans ce cas-ci). Et ce sera à eux de chercher ce qui est ou qui sera fondamental[9]. Comme quoi le fondamental non seulement est historiquement déterminé, mais il l’est aussi culturellement et psychologiquement. Ce qui n’est pas bien étonnant.

 

L’Empire

Dans l’histoire de l’humanité, on retrouve des dizaines d’empires très différents par l’étendue, la durée, la cohésion, l’organisation politique, etc. L’Empire romain d’Orient dure plus de mille ans et celui de Napoléon 1er une seule décennie, et pourtant tous les deux sont désignés comme des empires ; l’Empire mongol allait de la Corée à la mer Adriatique et l’Empire Torwa ne couvrait même pas tout le Zimbabwe, mais on nomme les deux « empires » ; n’est-ce pas un empire que celui du Soleil-Levant qui avait une cohésion que le Saint-Empire romain germanique ne pouvait même pas imaginer ? L’Empire britannique se targuait d’être démocratique, mais il est loin d’être sûr que, côté Russie, Ivan IV fût un grand démocrate quand il se fit appeler Tsar. Il faut dire que cette prolifération est due aussi aux conquérants occidentaux qui, dès qu’ils occupaient des terres, pour se donner un peu plus de gloire, appelaient « empire » toute organisation politique autochtone un tant soit peu complexe. À ce propos, il suffit de penser au nombre d’empires que l’Empire britannique défit dans ses conquêtes africaines ou asiatiques ! On peut résumer ainsi la signification d’empire telle que le XIXe siècle la solidifia pour les siècles à venir : une organisation de la souveraineté qu’à partir d’une métropole s’impose sur toutes les terres qui n’ont pas assez de force pour résister. Donc l’Empire n’est qu’un État-nation européen, qui s’annexe des colonies ne pouvant pas s’annexer d’autres États-nations européens — l’expérience napoléonienne et d’autres, bien moins glorieuses, sont les nécessaires exceptions. Que le XIXe et le XXe siècle, au moins jusqu’en 1960, aient été caractérisés par l’impérialisme des États-nations plutôt que par des empires est quelque chose qui est accepté même dans les pires familles. Il est beaucoup plus difficile d’accepter la thèse de Hardt et Negri selon laquelle aujourd’hui on ne peut plus parler d’impérialisme et, pour comprendre la politique actuelle, pour espérer changer quelque chose de fondamental dans les conditions de vie, il est important d’analyser la mondialisation à l’aide du concept d’un Empire « sans centre » plutôt que de la voir comme un acte impérialiste des USA qui continueraient ainsi, en quelque sorte, la politique européenne d’avant 1939.

Il n’est donc pas étonnant, vu l’étendue sémantique du terme empire, que Hardt et Negri mettent en garde les lecteurs contre une interprétation métaphorique : « [N]ous n’employons pas ici « Empire » comme une métaphore […] mais plutôt comme un concept, ce qui exige fondamentalement une approche théorique ». Mais, même si pour les deux auteurs il est important de considérer Empire comme un concept, il est clair qu’ils ne peuvent pas croire que la composante métaphorique puisse être complètement évacuée, surtout quand ils écrivent que « notre analyse relève essentiellement du modèle romain. » Ce que le « concept » leur permet, c’est de ne pas devoir démontrer les « ressemblances entre l’ordre mondial actuel et les empires de Rome, de la Chine, des Amériques, etc. » et de pouvoir ainsi diminuer le nombre de querelles académiques potentielles.

Mais si le modèle qui trottine derrière le concept d’Empire et qui permet de mieux le saisir est celui de l’Empire romain, alors il nous semble qu’il n’y a pas de meilleure définition conceptuelle que celle de Dante[10] dans La Monarchie : « L’Empire est un principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps». Puisque dans le moyen âge chrétien les anges étaient des vivants mais des vivants hors du temps « tous les êtres qui vivent dans le temps » est égal à « tous les êtres vivants » de notre époque ce qui est équivalent à ce qu’écrivent Hardt et Negri : « le concept d’empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières. »

L’Empire est « la nouvelle forme mondiale de la souveraineté » qui prend la place des État-nations parce que ces derniers ne peuvent pas s’adapter aux nouveaux modes de production et d’échanges qui sont en train de bouleverser l’organisation politique et économique de la terre.

L’Empire n’est pas l’impérialisme mais son dépassement ; l’Empire est unique, les États impérialistes étaient légions ; les États impérialistes traînent avec eux les relents du racisme propre à tous les nationalismes, l’Empire n’a pas besoin d’écraser une race ; les États impérialistes déplaçaient des armées pour conquérir des terres ou mater des révoltes, l’Empire déplace des armées de police pour emprisonner (ou tuer) les méchants ; les États impérialistes cherchent de nouvelles terres pour les gens de la métropole, l’Empire cherche les lieux et les personnes les plus productives.

Mais il n’y a pas seulement des différences.

Il y a aussi une similitude très grande, qui facilite la diarrhée verbale de beaucoup d’adversaires de la mondialisation et qui leur fait oublier toutes les différences : les États impérialistes emploient l’idéologie nationaliste et la religion pour épauler l’exploitation de la majeure partie de leurs sujets, l’Empire, lui, aux mêmes fins, emploie le spectacle. Il est vrai, aujourd’hui il n’y a pas moins d’injustices qu’hier. Mais il est surtout vrai que ce n’est pas en suivant les chants de vieilles sirènes édentées qu’on trouvera le moyen de « changer les choses ». Les États-nations viennent de se vider de toute utilité et donc de toute crédibilité. Chercher dans ces carcasses vides des outils est non seulement réactionnaire (ce qui n’est pas un mal en soi) mais imbécile et fasciste (ce qui est un mal en soi). Il ne s’agit surtout pas de nier la continuité dans l’exploitation entre les États-nations et la nouvelle organisation mondiale, mais Hardt et Negri ont bien raison quand ils affirment que c’est seulement en prenant conscience des éléments nouveaux qu’on peut mener une lutte qui ne soit pas une simple agitation juvénile dans l’attente de trouver une place au soleil sous le nouveau pouvoir.

Ce qui est intéressant dans Empire, c’est qu’il n’y a pas de nostalgie pour un passé récent qui a été l’un des plus meurtrier de l’histoire ; c’est qu’il n’y a pas d’acceptation béate de l’organisation du monde actuelle et pas de solutions « toutes cuites ».

Empire est une photo de l’état du monde réalisée avec une caméra fabriquée dans les usines marxistes, avec une pellicule très sensible produite par le post-structuralisme français et imprimée sur le meilleur papier italien.

Il y a ceux qui disent : « Cette histoire d’Empire sans centre, d’Empire en réseau, c’est complètement faux. Non seulement l’Empire a un centre, mais il est une pure émanation des USA. L’Empire actuel n’est que l’impérialisme des USA à l’époque de la mondialisation. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement[11] avec l’Irak pour comprendre. Bush se comporte comme un Léopold belge quelconque avec l’Afrique ». Qui sait comment finira cette « histoire » avec l’Irak ? Mais quelle que soit sa conclusion temporaire, il est clair que les États-Unis, l’État-nation hégémonique est obligé à se plier à certaines exigences d’un droit international qui est plus que le résultat d’un équilibre diplomatique ponctuel entre États. La déclaration du 20 septembre 2002 de Georges Bush au congrès : « Nos forces armées seront assez puissantes pour dissuader tout adversaire potentiel qui voudrait établir une politique d’armement dans le but de surpasser ou d’égaler la puissance des USA », est la queue d’un discours du XIXe siècle qui ne semble pas infirmer les thèses de Hardt et Negri mais simplement confirmer le manque d’envergure du président des USA. Il est inutile de lui demander d’aller au-delà des intérêts immédiats de l’industrie de l’aviation, électronique et informatique. S’il y a une guerre du Golf II, elle sera comme celle de 1991, ou celle du Kosovo en 19xx, ou celle d’Afghanistan en 2001 : une guerre « interne » pour mettre de l’ordre dans les échanges économiques. Il est vrai qu’il y a d’autres guerres (Congo, Tchétchénie, Indonésie, Sierra Leone, pour n’en nommer que quelques-unes unes). qui semblent cadrer moins bien avec l’Empire), mais elles ne contredisent pas les thèses du livre : dans leur localisme, la silhouette du nouvel Empire est plus difficile à cerner — mais il suffirait d’analyser qui arme ces nations et ces ethnies en guerre pour voir poindre l’ombre de l’Empire.

 

Multitude

Les insignes des armées de l’Empire romain portaient inscrites les initiales de leurs commettants : S.P.Q.R (Senatus PopulusQue Romanus[12]). En attendant que les fabricants d’armes, d’avions et d’ordinateurs exigent que leurs logos soient bien en évidence dans toutes les campagnes de la milice onusienne, on peut se demander quel sigle prendra la place de S.P.Q.R. Même si le sénat pouvait rester (l’Empire aura besoin de garder une certaine décence et de permettre qu’une assemblée « souveraine » autorise les interventions contre les forces du mal qui aspirent à le démembrer), il n’y aucune raison de garder le peuple. Même si, au Québec, une position comme celle de Giorgio Agamben n’est pas de tout repos, elle semble inattaquable (« Aussi en admettant que [l’idée de peuple] ait déjà eu un contenu réel, au-delà de l’insipide catalogue de caractères dressés par les vieilles anthropologies philosophiques, elle a été vidée de tout sens par ce même État moderne qui se présentait comme son gardien et son expression : malgré les bavardages des gens de bonnes intentions, aujourd’hui le peuple n’est que le support vide de l’identité étatique et c’est seulement en tant que tel qu’il est reconnu »[13]).

Si l’Empire « absorbe » les États, les peuples ne peuvent que disparaître à moins que les tenantd du nouveau pouvoir, toujours à l’affût de vieux privilèges, ne les transforment en lieux de rencontre pour vieilles tiques nostalgiques des temps où « notre peuple était honoré et respecté » ou « notre peuple était écrasé » — l’état du peuple a toujours été sans importance pour son État. Mais, quelle que soit l’issue des luttes dans l’Empire, quelle que soit la forme que celui-ci prendra et les idéologies qui le soutiendront, il n’aura plus besoin de s’appuyer sur un « ensemble d'humains vivant en société, habitant un territoire défini, ayant en commun un certain nombre de coutumes, d'institutions, une communauté d'origine et parlant une même langue[14] ». Il lui suffira d’un « ensemble d’humains ». Contrairement à peuple, nation, fidèles, prolétaires (oui, même prolétaires) qui impliquent un objectif à atteindre imposé de l’extérieur et dont le sens de la mission favorise la manipulation des délégués d’un pouvoir dont la seule et vraie fin est de conserver le statu quo, un « ensemble humain » sans autres connotations est incontrôlable. Mais un ensemble peut contenir un nombre quelconque d’individus, même un, même zéro, ce qui n’est pas très utile comme concept en théorie politique pour prendre la relève de peuple. Negri et Hardt, comme tout un filon de la gauche italienne, sont allés repêcher un terme que le XVIIe siècle avait déjà passionnément employé : un terme — multitude — qui renvoie simplement à un grand nombre (à un ensemble[15] contenant un grand nombre d’humains sans aucune autre caractérisation que d’être en grand nombre). La multitude, « une pluralité qui ne converge pas vers une unité synthétique[16] » était pour Spinoza « la clef de voûte des libertés civiles » et pour Hobbes, selon Virno « un concept négatif […] : ce qui n’est pas apprêté pour devenir peuple, dans la mesure où cela contredit virtuellement le monopole de l’État sur la décision politique, bref un relent de l’" état de nature " dans la société civile ».

Mais cet « état de nature[17] » peut difficilement être considéré, comme au XVIIe siècle, comme un simple lieu de l’animalité. L’état de nature, « enrichi » par des milliers d’années de traversées du langage et par une technique qui joue le rôle de tampon entre une nature « hypothétique et pure » (qui n’a sans doute jamais existé sinon avant la formation des premiers être vivants) et une raison « pure » qui s’acharne à comprendre et manipuler des concepts, est dans l’Empire un substrat suffisant pour la formation d’individus qui n’ont besoin ni de Dieu ni d’État pour justifier et donner un sens à leurs actions. Ce qui est « derrière » les individus, le monde dans lequel ils baignent jusqu’à l’autonomie de l’adolescence — tout ce qui n’est pas encore individualisé mais qui permet à l’individu d’éclore — est un mécanisme fort puissant pour expliquer les conditions de la vie en commun. Employer « multitude » au lieu de « peuple » ou « prolétariat » implique qu’on abandonne toute transcendance et qu’on essaye de comprendre le monde en partant de ce qui est là — de ce qui était là.

Que les « Italiens » insistent plus sur l’opposition entre multitude et peuple que sur l’opposition entre multitude et prolétariat et multitude et masse est facilement compréhensible. Dans la situation économique et culturelle actuelle, la multitude peut facilement prendre la place du prolétariat[18] : les liens trop solides de ce dernier avec des conditions de travail dépassées et avec l’emploi pervers qu’en a fait le mouvement syndical et le social-communisme étatique le rend pratiquement inutilisable. Mais la masse ? Que dire de la masse qui partage avec la multitude le fait d’être un ensemble nombreux et de ne pas avoir besoin d’autres éléments de structuration ou de finalités externes ? La masse introduit une composante d’homogénéisation que la multitude n’a pas nécessairement.

 

Biopolitique

Plusieurs, qui ont la chance d’être payés pour réfléchir et parler, semblent être mal à l’aise avec la catégorie du biopolitique. Une catégorie tellement floue… une trouvaille d’intellectuels désœuvrés… un concept étique bourré d’hormones de la nouveauté… la récupération par une gauche pseudo-révolutionnaire de vieux machins de droite… on n’y comprend rien du tout… « Qu’est ce que c’est que le biopolitique ? Voulez-vous me l’expliquer, vous qui vous targuez d’y comprendre quelque chose », c’est une amie, fort engagée et fort rénitente à tout ce qui pue le post-moderne, qui le demanda avec un sarcasme qu’une discussion bien avinée rendait presque amène. Il faut tenter une explication et montrer que le lorgnon biopolitique permet de mieux observer une multitude de choses qui se passent sous notre nez, sous leur nez et sous le nez de bien d’autres.

Ce concept semble pourtant assez clair, au moins aussi clair que la plus célèbre plus-value, que la théorie des ensembles ou que la libido freudienne. Mais vaut-il encore la peine de répéter que plus un concept est simple, plus il est difficile à saisir avec des discours qui, ayant été si bien polis par la culture académique, n’ont plus aucun frottement avec les choses ? Commençons de manière classique et pédante : qu’est-ce que le politique ? La réponse, inchangée depuis 2 400 ans, est bien connue : le politique est ce qui concerne la vie dans la cité et son gouvernement et sert à justifier les actions et le pouvoir des hommes — d’autres, moins lucides et plus naïfs disent qu’il concerne le juste et l’injuste. Mais quelle vie, dans la cité ? La vie « animale », la vie « nue », la vie avant le langage ou la vie des humains en tant qu’animaux au-delà des animaux[19], celle qui est habillée de langage ? La vie des rongeurs de noix ou celle des rongeurs de voix ? La vie sexuelle ou la vie érotique ? Un peu de tout. Sans doute. Mais, une telle réponse n’est qu’un semblant de réponse : nous faisons comme si ces oppositions étaient fictives, comme si la vie était la vie et que le reste n’avait pas d’importance. Ce qui est un peu court — à moins d’y arriver après un long détour où les différences ont été analysées avant d’être unifiées à un autre niveau.

Faisons un détour par la source principale — Foucault — et choisissons trois passages de La naissance de la médecine sociale[20] qui sont d’une clarté exemplaire : « Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste c’est le biopolitique qui importait avant tout, la biologie, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique. » Et cette stratégie biopolitique naît à la fin du XVIIIe siècle quand « les conflits urbains devinrent plus fréquents avec la formation d’une plèbe en voie de prolétarisation [et] surgit et s’amplifia un sentiment de peur, d’angoisse face à la ville ». Le concept de biopolitique devrait permettre à Foucault de « montrer comment les rapports de pouvoir peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par la représentation des sujets. » Le biopolitique et le biopouvoir sont introduit par Foucault pour s’opposer à une conception du pouvoir « aussi restrictive, aussi pauvre, aussi négative. [Une conception du] pouvoir comme loi et comme prohibition » et pour essayer de penser le pouvoir non simplement comme gardien de la morale avec ses « tu ne dois pas » inscrits dans la loi, mais aussi comme ensemble de mécanismes positifs et diffus qui soutiennent et améliorent le fonctionnement de niches sociales. Le pouvoir devient donc « bio » (contrôle sur la vie des individus et des populations), pas tellement pour les conditionner et les empêcher de faire mais pour améliorer leur faire. C’est dans cet aspect du faire, du produire que le biopolitique intéresse Hardt et Negri.

Le faire et le produire sont toujours plus immatériels, toujours plus fondés sur les échanges, sur le langage, sur la raison comme tisserande de relations conceptuelles. L’automatisation déconstruit les usines qui, de « lieux fermés » où une masse d’ouvriers s’adapte à la rigidité des machines, se transforment en réseaux de production où des machines toujours plus flexibles collaborent avec des ouvriers-intellectuels toujours moins spécialisés[21]. Faute d’un meilleur terme, on emploie ici l’expression ouvriers-intellectuels pour indiquer des individus qui produisent à partir de leur force physique et de leur force intellectuelle ; des individus qui génèrent de la richesse par le simple fait de vivre et d’échanger[22]. Ce qui ne veut pas seulement dire que le pourcentage de personnes ayant un travail intellectuel augmente par rapport aux travailleurs manuels mais, surtout que, dans les tâches productives, la composante intellectuelle devient toujours plus importante. On aura donc toujours plus besoin, pour paraphraser Paolo Virno, de travailleurs qui mettent à disposition de la production leur capacité de parler (leur bios d’abstraction) et qui « produisent » non seulement quand ils sont assis devant leur ordinateur mais aussi quand dans leurs échanges quotidiens ils approfondissent, ils communiquent, ils… vivent. On a donc toujours plus besoin de travailleurs de la communication qui huilent les engrenages sociétaux non plus avec un contrôle idéologique et législatif de type « totalitaires » mais en utilisant la création d’individus « autonomes » prêts à s’adapter à tous les changements techniques, politiques, culturels, etc.

Mais la définition d’ouvrier-intellectuel reste trop simpliste. Le tiret qui sépare ouvrier et intellectuel sépare ce qui n’est pas séparable et nous installe dans un dualisme qui persécute la pensée depuis son aurore. Si la mode des néologismes n’avait pas abandonné la publicité pour s’établir même dans le champ qui devrait lui être le plus étranger (celui de la philosophie), on pourrait proposer ouvriel.

 

Tous des travailleurs

Jünger avait-il raison quand, au début du siècle dernier, il prévit que la figure du travailleur eût dominé dans les temps à venir ? Non, si on considère, comme lui, que la figure du travailleur s’incarne dans l’ouvrier-masse qui remplace le soldat ; non, si on pense au travailleur comme salarié. Oui, si on considère que la figure s’incarne dans l’ouvrier-intellectuel qui ne respecte plus les règles rigides d’une caserne-usine en voie de disparition, mais invente et est au-delà des contraintes morales qui forgèrent le sens de la famille et de la patrie de l’ouvrier modèle[23] de l’usine tayloriste — ce qui ne veut pas dire que d’autres contraintes ne l’empêcheront pas d’atteindre une liberté autre que celle qu’on lui offre comme monnaie d’échange pour son temps.

La figure du travailleur domine parce qu’il n’y a plus d’espace possible pour le non-travailleur. Tout ce qui est récupérable est récupéré et tout est récupérable. Il n’y a plus de dehors, parce qu’il n’y a pas de dehors de la vie[24]. Il n’y pas d’activité humaine dont on soit sûr qu’elle ne fournira pas de « fruits » à la production. Mais le fait que tout soit récupéré n’implique pas nécessairement homogénéisation, comme les pessimistes sans fantaisie voudraient nous le faire accroire. Le fait que la culture et l’art aient perdu leur détachement du monde du travail qui en faisait une arme idéologique terrifiante, qu’ils soient sources de « richesse » au même titre que les muscles et les machines n’est rien de terrible en soi. Si tout est travail, rien n’est travail. Si tout est travail, tous ont droit au partage des richesses…

Qu’il n’y ait plus d’artistes maudits est une conséquence pas tout à fait anodine de la récupération globale. Quand Jacques Derrida, au cours d’une émission de télévision, dit qu’Antonin Artaud, parangon des maudits qui détestait par-dessus tout les musées et l’Amérique, n’aurait jamais pu imaginer que ses œuvres seraient exposées au moma (le musée d’art moderne de New York), il a raison. Comme Artaud avait raison car, même si la fonction de la culture a toujours été de récupérer, elle laissait toujours en marge certains artistes qui n’étaient pas aveuglés par le phare du centre et voyaient plus aisément ce qui serait un jour au centre. Mais un Artaud contemporain qui penserait ainsi serait un simple sot, parce qu’il n’y a pas de centre. La littérature (une certaine littérature : Finnegan’s Wake et L’homme sans qualité en particulier), la philosophie (une certaine philosophie : Ainsi parla Zarathoustra, surtout) et la peinture (un certaine peinture : le cubisme, sans doute) ont préparé le terrain pour la compréhension des phénomènes économiques et politiques.

Tout est travail, même un mémoire de maîtrise sur « La cadrature hyperbolique des nuisances heideggerienne dans les discours de Tony Blair » est un travail productif. Comme l’était celui des jeunes qui ont participé aux mouvements contestataires des années 60 et 70 qui ont employé la « révolution » (sans le savoir) pour se faire les griffes avant d’accéder à des positions de pouvoir dans la société qu’ils méprisaient. Leurs discussions sans queue et sans fin dans les amphis des universités pour définir le prolétaire n’ont pas été inutiles : elles ont créé des habitudes, des ruses, des capacités qui leurs permettent maintenant de former et de contrôler et d’être des noyaux importants dans le réseau du pouvoir. Ils pensaient être l’avant-garde du communisme, ils étaient l’avant-garde de l’Empire.

 

Désir

Ceux qui ont des difficultés avec le biopolitique en ont encore plus avec le désir : « Qu’est que c’est que cette psychologisation de la politique ? C’est bien une affaire de soixante-huitards attardés ! Ce sont les rapports de force qui comptent, le désir il vaut mieux le réserver à la chambre à coucher. » On aimerait répondre que ce n’est pas parce que les rapports de force comptent que le désir ne compte pas, et que ce n’est pas parce que le désir compte dans la chambre à coucher qu’il ne peut pas compter hors du lit, mais on ne le fera pas. On répondra indirectement à cette critique, en s’attaquant à celle que Hardt et Negri font à « un groupe de marxistes contemporains » dont Paolo Virno est l’un des chefs de file. Elle permet, d’une part, de montrer un certain réductionnisme dans la vision du langage chez Hardt et Negri et, de l’autre, de préparer le terrain pour une entrée en jeu de certaines idées nietzschéenne qui peuvent aider à mieux comprendre la multitude et le biopolitique. En réinsérant la production dans le contexte biopolitique elles [les analyses des marxistes italiens contemporains] le présentent presque exclusivement sur l’horizon du langage et de la communication. L’un des défauts les plus sérieux a donc été chez ces auteurs la tendance à ne traiter les nouvelles pratiques laborieuses dans la société biopolitique que sous leurs aspects intellectuels et non matériels. Or la productivité des corps et la valeur des affects sont, au contraire, absolument centraux dans ce contexte […]. En dernière analyse, ces nouvelles théories ne font, elles aussi, que gratter la surface de la dynamique productrice du nouveau cadre théorique du biopouvoir.

En lisant ces quelques lignes, on a l’impression que Hardt et Negri continuent à s’appuyer sur des catégories obsolètes, sur des dichotomies qui ont été à la base de la modernité (corps-esprit, pour s’entendre) et qui, aujourd’hui, gênent aux entournures et limitent les espaces de manœuvre. Il serait bien trop naïf de penser qu’on pourra se débarrasser facilement de telles erreurs, mais il est peut être temps, après les ouvertures de Nietzsche il y a 150 ans, qu’on commence, comme le font « ces marxistes italiens contemporains » à repenser, non seulement la place du langage dans la production, mais la place du langage dans l’animal qu’on appelle homme.

À ce propos il n’est pas inintéressant de considérer les positions des animalistes et leurs « luttes » pour les droits des animaux. Comment en arrivent-ils là ? En disant que les animaux souffrent comme nous, qu’ils ont des sentiments, qu’ils sont intelligents… qu’ils sont presque humains, quoi ! En les écoutant, on ne peut pas ne pas se demander s’ils défendent les droits des animaux en tant qu’animaux ou s’ils ne sont pas en train, tout simplement, de défendre l’animal qui est en nous et qui est toujours moins facilement isolable de la partie qui nous différencie d’eux — le langage. Au début de la réflexion philosophique consignée par écrit, ce fut : l’homme est un animal doté de langage. C’est-à-dire que l’homme était un animal avec une spécialisation : le langage. Mais cette « spécialisation » — spécialisation qui n’en est pas une, qui est même le contraire d’une spécialisation —, depuis que la voix s’est ancrée dans la matière via l’écriture, a renié ses origines et a décrété que c’est le langage qui s’est fait chair. Ce « se faire chair » du langage, pris en charge par les Grands Livres des religions monothéistes, a mis en vogue les bonnes âmes qui, depuis des siècles, s’acharnent à dénigrer le corps. Ces siècles de mise au centre du langage comme manifestation d’un esprit immortel habitant un corps éphémère, ont permis ce qui était inimaginable pendant les dizaines de milliers d’années de l’époque qui a précédé les livres, époque où l’homme était un animal doté de langage et pas encore un corps-langage. Ils ont permis au langage de bâtir une technique qui, après avoir donné la possibilité au corps de se libérer de la condamnation biblique à la « sueur du front », est en train de libérer l’esprit de la « monotonie des lois » et de passer aux machines certains rôles de l’esprit qui, à l’origine, étaient l’apanage du langage.

Des machines avec « esprit », des hommes avec des pulsions « animales », des animaux avec des sentiments… Un mélange fort étonnant si on continue à se faire guider par les babillements de la culture académique. Mais ce mélange est devant nous, et il faut en prendre acte à moins qu’on ne croie pas que les idées naissent de la réalité matérielle et meurent quand elles s’en détachent pendant trop longtemps. Le concept d’autre[25] est complètement à repenser. Dans une telle situation, le politique peut-il encore différentier la « vie nue » de la « vie qui s’occupe du juste et de l’injuste » ? Certainement pas. À titre d’exemple, on peut considérer que l’Église et l’État n’ont plus de sens sinon comme restes d’un monde où le langage créa corps et esprit (ce qui ne veut pas dire que les humains, que l’État et l’Église font vivre « bien », ne continueront pas, sans doute pendant de siècles encore, à séparer l’inséparable[26]). Les médias, les livres, la culture, la science… voilà les « outils » dont le pouvoir se sert pour rester au pouvoir. Mais tous ces « outils » langagiers sont « fonctionnels » pour le pouvoir en même temps qu'ils le sont pour l’individu qui les emploie, ce qui peut avoir des conséquences néfastes pour le statu quo. En améliorant sa maîtrise du langage, l’individu augmente la « conscience » de l’importance du langage et des échanges avec les autres —avec les humains, à un autre niveau avec animaux et, à un autre encore, avec les machines. Dans ces « autres » niveaux, il n’y a pas de degrés de qualité. On pourrait, en simplifiant beaucoup, affirmer que l’échange humain-humain est un dialogue corpsparlant-corpsparlant ; l’échange homme-animal un échange corps-corps ; l’échange homme-machine un échange logiqueparlée-logiqueparlée. Une autre manière de voir cela, c’est de dire que l’animal nous ramène à la partie corporelle du corps, la machine à la partie logique du langage et l’autre humain à la fusion de corps et langage, à la richesse propre de l’humain.

C’est cette fusion qui semble échapper à Hardt et Negri dans leur critique. Et le désir ? Le désir est dans le corpsparlant et il participe à la production, car le langage ne peut pas être extirpé du corps (sinon en tant que règle logique manipulable par la machine) et le corps ne peut pas être libéré du langage (même dans les pires conditions d’esclavage[27]).

 

Ecce Nietzsche

On propose ici une définition de multitude qui fera frissonner bien de gens : la multitude est un ensemble nombreux d’outre-hommes. Cette définition permet d’opposer la multitude à la masse considérée comme un ensemble nombreux d’hommes et d’éviter ainsi l’erreur de ceux qui les identifient, à cause de « nombreux » et du manque de structure propre à la masse et à la multitude. Puisque nous prenons Hardt et Negri très au sérieux quand ils affirment qu’il n’y a plus ni Dieu, ni État, ni homme, nous prétendons que la définition qu’on propose est pratiquement la seule acceptable à moins d’avoir peur d’employer un concept, celui d’outre-homme, qui attend depuis au moins soixante-dix ans que des têtes audacieuses, campées sur le terrain qu’on désignait comme la gauche, se l’approprient. Cette appropriation constituerait sans doute une injection d’ouverture et d’espérance dans l’analyse de l’Empire.

Il vaut sans doute la peine de retourner à la source dont tous parlent mais que personne ne semble écouter : à la pensée de Nietzsche avant la banalisation fasciste mais aussi avant le lessivage opéré plus récemment par la pensée faible de Gianni Vattimo, par les heideggeriens de toutes tendances et par les penseurs français à saveur nietzschéenne comme Foucault, Deleuze et Derrida. Dire que les multiples[28] qui constituent la multitude sont des outre-hommes implique que les multiples, les individus du biopolitique, n’aient besoin que de leur passé — cadeau des gènes et de la société — pour agir et interpréter le monde.

L’outre-homme est « outre » parce qu’il n’a pas besoin d’un hors de lui qui le guide, parce qu’il n’a pas besoin de guide, parce qu’il ne sait pas ce qu’est un guide.

L’outre-homme est une concrétion où langage et corps ne se regardent pas comme de facettes de l’homme, mais sont comme oxygène et hydrogène dans l’eau.

L’outre-homme ne connaît pas la différence entre politique et vie.

L’outre-homme est outre le politique, il est le politique.

L’outre-homme est ne peut être assujetti, car il est outre le sujet.

L’outre-homme ne craint pas l’instabilité, car c’est lui le point de référence.

L’outre-homme n’est pas plein de lui-même, car il sait qu’il est l’un des multiples.

L’outre-homme est pur présent, pure présence.

Le futur de l’outre-homme est son présent, parce que pour lui « c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel »[29].

Le passé de l’outre-homme est son présent, car il incarne et il accepte tout ce qu’il a vécu.

* * *

Là ou cesse l’État commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique incomparable.

Là où cesse l’État, regardez donc mes frères ! Ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et le pont de l’outre-homme ? (Ainsi parlait Zarathoustra)



[1] Tout ce qui est « intéressant » dans cet article repose sur les éclaircissements magistraux de Paolo Virno, comme sur son conseil de parcourir certaines pages solaires de Henri Bergson et de Gilbert Simondon.

[2] Le titre anglais (All quiet on the Western Front) et le titre italien (littéralement : Rien de nouveau sur le front occidental) sont bien plus saisissants.

[3] Pourquoi deux siècles ? Pour se limiter à l’époque où la science moderne a eu une influence sur les mécanismes de production. Pour s’entendre : il ne s’agit pas de traiter de l’importance de l’invention de la roue, même si la roue a eu un impact énorme sur la vie des humains et de certains animaux. Même la roue permet de mettre en évidence les difficultés de la recherche de ce qui est fondamental. Qui, parmi les lecteurs, sait que dans certaines parties de l’Occident européen, comme les Alpes, la roue a fait sa première apparition d’une certaine importance avec les motos et les voitures ? Et pourtant, il suffit d’y penser un peu pour s’apercevoir que c’est bien normal : dans des prés et des bois avec des pentes à 40 %, les jambes sont des instruments indépassables, surtout si elles soutiennent des hommes de somme. Des hommes et non des bêtes car les bêtes, les vraies bêtes, celles qui ont quatre pattes restent plus volontiers sur le plancher des vaches.

[4] Ce qui pousse souvent les patrons à préférer les ouvriers silencieux à ceux qui ont trop de paroles et donc trop de lubies.

[5] Ceci va à l’encontre des lieux communs des intellectuels citadins qui ont vu la campagne par l’entremise de Virgile ou de leur oncle gentleman farmer. Le passage en ville a représenté une amélioration des conditions de vie pour beaucoup de paysans. Même les paysans qui abandonnent les montagnes du Pérou pour vivre dans les bidonvilles qui entourent Lima améliorent certaines de leurs conditions de vie. Il faudrait arrêter de traiter les paysans comme du bétail qui s’entasse devant la ville-boucherie sans savoir ce qui les attend.

[6] On pourrait dire que le fait qu’il soit moins fatigué (beaucoup moins fatigué) que son grand-père est un changement fondamental, mais non : réservons « fondamental » à ce qui change (ou peut changer) l’organisation de toute la société.

[7] Que Woody Allen, le Chaplin de la post-modernité, nous fasse rire en partant (et en parlant) de la psychanalyse, ce n’est sans doute pas un hasard.

[8] Robert Kurz, « L’honneur perdu du travail », Conjoncture 25, printemps 1997.

[9] Cette insistance sur la recherche du fondamental, ne devrait pas faire penser au fondamentalisme, quel que soit le sens du mot. Le « fondement » dont il s’agit ici n’a rien de figé ni de transcendant, il repose sur l’évolution de la technique et des idées et, surtout, il est influencé par nos actions.

[10] Poète florentin né en 1265 et mort en 1321. Son œuvre la plus célèbre, La Divine comédie, malgré son attachement à l’Empire, ne fut pas écrite dans la langue impériale, le latin, mais dans celle d’une nation qui attendra encore plus de 500 ans avant de devenir un État.

[11] 20 septembre 2002.

[12]. Le sénat et le peuple romain.

[13] Giorgio Agamben, « Paroles secrètes du peuple sans lieu », Conjonctures 14, 1991.

[14] Définition de peuple tirée d’un dictionnaire très populaire avec l’ajout de « parlant la même langue ».

[15] À ceux qui pensent qu’un terme comme multitude est trop pauvre et qu’il rerpésente un pas en arrière par rapport à la richesse conceptuelle de « peuple », de « nation » ou de « prolétaire », il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’au début du XXe siècle les mathématiques firent un « pas en arrière » vers un concept « pauvre » comme celui d’ensemble pour mieux sauter. Et, même si ce concept a introduit quelques paradoxes, les mathématiciens ne le laissèrent pas tomber pour autant, mais ils continuèrent et continuent à l’employer comme un concept-clef qui ouvre bien des boîtes dont le contenu, sans lui, resterait caché.

[16] Paolo Virno, Grammaire de la multitude, Conjonctures/l’éclat, 2002.

[17] Sauvage pour ceux qui demandent un contrôle de l’État ou innocent pour ceux qui voient dans la socialisation humaine l’origine et le soutien de la « chute » dans l’injustice et la souffrance.

[18] Si l’on considère le monde du seul point de vue de l’émancipation on pourrait sans doute dire, sans trop forcer les termes, que la multitude est le nouveau prolétariat. Un prolétariat dont le simple fait de vivre produit un surplus de richesse.

[19] Ce qui a porté le politique asservi au religieux à vider les entrailles de l’animalité pour les bourrer d’âmes.

[20] Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », Dits et écrits, Vol. II, Gallimard, 2001.

[21] Le fait qu’un grand nombre d’usines dans les villes occidentales se transforment en ensembles de logements est une bonne métaphore de l’occupation par la « vie quotidienne » des espaces qui étaient réservés au travail.

[22] En empruntant au graphisme des mécanismes pour éclaircir les concepts on peut écrire qu’au XIXe siècle la production avait surtout besoin d’ouvriers-intellectuels, à la fin du XXe d’ouvrier-intellectuels et, dans les prochaines années, il est fort probable qu’elle se servira d’ouvriers-intellectuels.

[23] Non seulement de l’ouvrier-modèle, mais aussi de l’ouvrier-révolutionnaire-modèle dont les harnachements furent une des causes, et non la moindre, de la défaite de la gauche.

[24] Et la mort ? La mort, toujours mort de l’autre, n’est qu’un moment de la vie des vivants. La récupération des cadavres est une activité désormais routinière : depuis des années le nombre d’organes transplantés augmente exponentiellement ; depuis des millénaires on récupère les âmes à travers l’écriture.

[25] L’autre animal ou l’autre machine. Il vaudrait la peine de repenser, dans une autre optique, au « programme » psychanalyste. Au lieu de le voir comme un bluff qui entraîne des hommes vers un épanchement ridicule, de le voir comme un moyen pour ouvrir l’homme à un autre (animal et machine), qui n’est pas seulement le même d’une autre couleur ou d’une autre nation ou d’une autre tendance sexuelle,

[26] Il est clair que les positions intégristes sont, de ce point de vue, beaucoup plus « avancées » que les positions libérales-démocratiques, car elles ne font pas semblant qu’un partage est possible ; mais, d’un autre point de vue, elles sont beaucoup plus « retardées », car elles subsument le corps à l’esprit comme s’il n’y avait pas eu le travail de la technique. Le retour du même peut advenir parce que le même n’est jamais le même.

[27] Primo Levi nous l’a montré de manière inoubliable.

[28] Nous préférons « multiples », comme traduction de l’italien « molti » de Paolo Virno, à la traduction officielle « le Nombre ». Cela permet de penser à des individus multiples : des individus qui ne sont pas simples et monolithiques.

[29] Henri Bergson, « Le possible et le réel », La pensée et le mouvant, puf, 1962.