Les acteurs et la vie

 

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ne commission des affaires sociales pour sonder le cœur des acteurs du milieu de la santé[1] , a demandé Jean Charest après s’être autoproclamé le champion des malades — mentaux et non.

 

 « Merde », je me suis dit, en contemplant ce joyau de la langue française, « pourquoi ne suis-je pas professeur de sciences humaines ou de philosophie ou de littérature comparée ? Avec cette phrase, j’aurais eu du pain sur la planche pour quelques années d’enseignement ! »

 

Elle est belle, cette phrase : rondelette aux bons endroits (« Commission » et « sociales ») ; pétillante là où il faut (« affaires ») ; un peu pute sur les bords (« milieu ») ; sûre d’elle (« acteur ») ; directe (« sonder ») sans être vulgaire (« cœur »). Quelle phrase ! Elle reflète si parfaitement notre société qu’elle est plus vraie que le vrai. Elle est une phrase en chair et en os. J’aurais aimé être textophile pour clintonner avec elle ou poète pour en chanter le sublime. N’étant ni poète ni chef d’État, je me limiterai à quelques considérations sur « acteur », ce mot cauchemerdesque, cette mauvaise herbe qui pousse dans toutes les langues.

 

En sachant que je prends toujours les choses au premier niveau, je n’ai pas honte de dire qu’acteur m’a toujours transporté dans le monde du cinéma, des comédiens, de la représentation. J’ai beau penser à son étymologie (ago[2], egi, actum, etc.), pour moi l’acteur n’a jamais été celui qui conduit ou agit mais plutôt celui qui prend la place de celui qui agit. Celui qui joue un rôle.

 

Jouer un rôle ? Mais que fait-on d’autre dans la vie ? Qu’est-ce que la vie sinon une très courte séquence d’un film interminable tourné par un Dieu sans esprit ?

 

Pas trop vite ! Ne mélange pas tout ! Laisse de côté Dieu et limite-toi au rôle.

 

Pour jouer un rôle il faut être en représentation, il faut qu’il existe quelque chose à représenter et quelqu’un qui renonce à ce qu’il est pour se mettre à la place de l’autre. Lorsque Marlon Brando joue le parrain on suppose qu’il existe un parrain — dans un livre ou dans la vie — et que Brando a la capacité de représenter les sentiments, les idées, etc. du « vrai » parrain.

 

Brando est un acteur, mais il ne l’est pas quand il s’engage pour les Indiens, ou quand il lutte avec les figurants du Bounty contre un metteur en scène de gauche qui les exploite. Brando avait la chance de contrôler les moments dans lesquels il était dans la représentation ou dans la vie. Mais, monsieur tout-le-monde, le docteur Tremblay, par exemple, n’a ni sa  chance ni son génie : il vit. Il ne joue pas un rôle, il ne se met pas à la place de l’autre. Il ne représente pas les sentiments, les idées, etc. du « vrai » docteur Tremblay.

 

C’est vrai, comme on dit de tous bords, qu’on est dans la société du spectacle. Mais ce n’est pas l’individu qui se donne en spectacle. Ce sont les figurants du cirque des médias. L’analogie entre acteur et individu qui agit s’annule avant de prendre forme, quand on est un tant soit peu rigoureux. Plus un acteur renonce à ce qu’il est pour se mettre à la place du personnage, plus il est un grand acteur. Plus un individu se met dans l’action du moment (en s’engageant dans les actes de la vie et en étant ce qu’il est fait), plus il est un grand individu, plus il est hors de la représentation.

 

Le « je » du « je est un autre » est un autre et ne représente pas l’autre[3]. Ça c’est de la philo de cuisine ! Allons au politique, allons au concret ! Quand le docteur Tremblay opère dans un hôpital, il ne se met pas à la place de l’autre (surtout pas !) et donc il n’est pas un acteur. Mais, mais j’ai peur qu’il y ait des moments dans lesquels le docteur Tremblay est un acteur. Un vrai. Comme Marlon Brando. Il est un acteur quand il « agit » comme représentant de l’ordre des médecins, quand il parle de santé à la télé ou dans les journaux, quand il menace d’aller aux États où on le paye bien mieux. Mais il l’est surtout quand il dit qu’il est concerné par les souffrances de ses spectateurs, que dis-je, de ses patients.

 

Oui, quand on parle de la souffrance des autres, on est des acteurs.


 



[1] Isabelle Paré, « Pour la levée du plafond salarial des médecins », Le Devoir, 9 février 1999.

[2] Note entre sarcasme et pédanterie. Pecora per calles agunt (ils font avancer le bétail le long des sentiers). Boves aegrotos ad flumina agit (il conduit les bœufs malades au fleuve), voilà des expressions qui étaient courantes chez nos ancêtres. Ça s’peut tu que Charest considère les malades comme du bétail ? Ça s’peut tu ? Ça s’peut. Sympa, l’étymologie, n’est-ce pas !

[3] Le saint Arthur perdu en Afrique et le très saint Friedrich aux grosses moustaches ne les pardonnez pas car ils ne savent pas ce qu’ils font !