Le foie et le cerveau
E |
lle parlait des livres
un peu trop ingénument. Pas de salut hors des pages imprimées, semblait-elle
penser. Je lui assenai une de ces vérités qu’on devrait prendre à dose
homéopathique pour ne pas se brûler le cerveau : « Il n’y a pas de
différence entre un alcoolique et un mordu de la lecture. » Elle trouva
cette vérité trop grande pour ses petites oreilles et me riposta du tac au
tac : « Mais au moins ça ne te nique pas le foie. »
Je continuai sur le même ton : « Mais ça te baise le
cerveau. » Elle aggrava son cas en ajoutant : « T’es toujours
dans la provoc. » Je ne supporte pas ceux qui qualifient de provocation
toute idée qui ne leur est jamais venue à l’esprit. Mais surtout me courent sur
le haricot ceux qui coupent les mots comme du salami. « Coloc »,
« fac », « provoc » me donnent de l’aérocolie — surtout
quand la coupure est faite après le c…
J’aime les livres. Je suis bibliophile, bibliophage, bibliomaniaque,
bibliodépendant, bibliognoste, bibliographe et tous les biblio que vous voulez,
même bibliocon. C’est pour cela que je me sens en droit de dire, à tous ceux
qui veulent l’entendre, que la lecture est plus dangereuse que l’alcool :
le cerveau contrairement au foie ne se régénère pas.
Les livres, ce sont des cerises fourrées à l’héroïne.
Vous en prenez une et ensuite une autre et puis une autre encore… et vous
commencez à avoir mal au cerveau. Mais vous continuez. Impossible d’arrêter. Seulement
deux ou trois encore. Vite, toujours plus vite. Ça y est. Vous y êtes. Dans un
autre monde, dans votre monde : vous êtes fort, aimé, intelligent... vous
êtes bien… vous êtes bien, même très bien si ce n’était de ce malaise devant
l’action, de cette atonie douce et captivante qui commence à circuler dans vos
veines. Si ce n’était de ce mal de lire.
Prochain stade : vos idées anorexiques ne s’alimentent plus dans le
monde. Vous êtes un funambule somnambule qui a réponse à tout. Vous sautillez
d’un concept à l’autre comme un singe bien dressé. Quand vous rencontrez une
difficulté — pas de livre qui présente le prochain point d’appui ! — vous
lévitez naïf et vaniteux et vous criez : « j’ai frappé un
nœud ! ». Finalement quelque chose de dur. Après de longues journées
de travail de la pensée, vous publiez un essai sur la maîtrise du nœud sans
penser que pour Alexandre il aurait suffit d’un coup d’épée et pour votre fille
d’un coup de langue.