La vie est ailleurs
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vous attrapent et ils se dérobent au gré du hasard. Imprévisibles et coquins,
ils défient toute loi. Ordre, harmonie, coordination ou organi-sation, ils ne
connaissent pas. Vous les attendez dans un roman et ils sautent dans votre
assiette de couscous ; vous les subodorez entre les plis d’une jupe et ils
vous clignent de l’œil de la blouse de votre boucher. Il s’agit — facile à
comprendre — des plaisirs gratuits et pervers qui tonifient la vie et que même
les plus résolus aumôniers de la noirceur ne peuvent point éradiquer.
Personnellement, je ne m’attends jamais à ce genre de
plaisir en lisant Le Devoir. Je le
lis car je dois. Mais l’autre jour, après quelques lignes d’un article de Louis
Cornellier[1], il y en a un qui a sauté dans ma tête et a commencé à
me titiller le cerveau. C’est le plaisir profond qui m’envahit quand je
m’aperçois qu’une personne voit un événement, une situation, une chose de
manière exactement opposée à la mienne. C’est le plaisir qui naît de l’espoir
de voir le monde de manière nouvelle, de finalement comprendre ce qui m’a toujours
échappé. C’est le plaisir qui naît du contraste, de la lutte, de la différence,
de la richesse de ce qui est hors de moi.
M. Cornellier croit qu’aimer les perdants est « un
sentiment assez hors saison en notre époque » et moi je crois exactement
le contraire. Je pense, je sens, je crois, que c’est un sentiment très de
saison. Qu’il s’agit du sentiment qui caractérise notre époque. J’ai la sensation
que jamais les perdants n’ont été autant au « centre », que jamais on
n’a eu aussi peur des gagnants, dans n’importe quel domaine, à n’importe quel
propos. Jamais si peur des forts.
L’attitude des gagnants l’« horripile parce que s’en
dégage une vision du monde qui aplatit la complexité de la vie et contribue de
la sorte à entretenir l’aliénation », et il cite comme exemple le metteur
en scène du Titanic qui s’écrie aux
Oscars : « I am the king of the
world ». Pourquoi, lui qui est contre les esprits simplistes, ne
s’interroge-t-il pas sur le dualisme perdants/gagnants
qui entraînerait pour les premiers une grande humanité et pour les seconds
platitude irréfléchie ? Il y a des gagnants dont l’attitude dégage tout
autre chose que des « visions du monde » aplatissantes, tout comme il
y a des perdants qui dégagent une banalisation de la vie « de sorte à
entretenir l’aliéna-tion ». Il y a des perdants, écrasés par l’injustice,
qui n’ont plus la force de réagir. Il y a des gagnants qui donnent un coup de
main à la justice et des coups de pied aux abus. Il y a de tout, chez les uns
comme chez les autres. Le « I am the
king of the world » au lieu de lui donner mal au cœur aurait dû
l’aider à réfléchir sur ce que sont les rois ou le monde devenus !
Le monde doit être invivable pour ce fiancé des perdants
car, avec un aplomb digne d’un gagnant, il nous assène une phrase qui devrait
lui valoir un sacerdoce immédiat : « La vie dont je parle est
ailleurs ». N’avez-vous pas la sensation d’entendre le Christ ? Qui,
soit dit en passant, a été un sacré gagnant. Que le fils de Dieu puisse nous
faire avaler la pilule, ça va encore, mais que quelqu’un qui est « né pour
un petit pain » prétende nous faire gober de tels enseignements, c’est
trop. C’est trop. Notez avec quelle poésie, quel sens de la complexité, quelle
ironie, quelle classe un gagnant de la littérature nous parle de la vie et
d’ailleurs : « Tu l’as dit Mamie, la vie il n’y a pas d’avenir
là-dedans, il faut investir ailleurs. »[2] Nul moralisme moisi ici, nul sentiment de
posséder La Vérité. La parole simple d’un vainqueur qui renvoie à la complexité
de la réalité contre la complexité du discours qui simplifie la réalité. Un
simple gagnant (Ducharme) et, on l’espère pour lui, un grand perdant
(Cornellier).
M. Cornellier nous dit aussi que la poésie a quitté les
gagnants. Une vraie garce cette poésie : elle excite les sentiments, elle
fait entrevoir le sublime, elle nous invente des possibilités insoupçonnées et
puis elle nous quitte pour se réfugier parmi les perdants. Sacrée poésie !
On aurait dû s’en douter quand on l’a vue quitter Virgile, Goethe, Valéry, et
tant d’autres gagnants. À moins que la poésie dont il parle ne soit la sauce
hollywoodienne et le misérabilisme qui nous suffoquent. Ça doit être ça.
Et pourtant, non. Ce n’est pas ça. Après nous avoir parlé
de poésie, il écrit « Il n’entre nul misérabilisme dans cette vision du
monde (...) les perdants doivent cultiver l’éthique et l’esthétique de la
lutte ». Notez, en passant, l’objectivité de cette « vision du monde »
qui est la sienne. Pourquoi devraient-ils cultiver cela ?
Pour en parler ? pour en jouir ? pour l’observer ? pour donner
des leçons ? Ça ne vaut pas la peine. On peut cultiver l’éthique et
l’esthétique de bien d’autres choses. Pourquoi donc ? Mais pour... gagner.
Il
ne manquait que le recours à la dialectique, fort utile quand on veut montrer
que la réalité est plus complexe que ce que l’on imagine. Pas de panique, elle
arrive : « La dialectique y trouve un point d’aboutissement : ni
des perdants ni des gagnants, voilà la devise des justes... ». Voilà une
devise pour une humanité en purée, pour des gens qui n’ont pas de dents — dans
les idées.
Le
juste, celui qui se révolte contre la pauvreté[3]
sur cette terre, n’a peut-être pas le droit d’être équitable. Il n’a peut-être
pas le droit d’être sans dents, d’être juste. Il n’a peut-être pas le droit
d’être perdant. Il doit peut-être gagner : il doit faire ce qu’il doit.