Smith, Dupont, Rossi
et Tremblay
« Le ministre des Affaires étrangères yougoslave Zividan Jovanovic
a déclaré aux journalistes que les bombardements ont causé 100 milliards de dollars
de dommages et a demandé à l’OTAN de payer la facture. Des officiers européens
ont estimé entre 30 et 50 milliards de dollars la réparation des dégâts. La
mission yougoslave aux Nations Unies a admis ne pas avoir les preuves des coûts
de la réparation[1]. »
C’est un maudit coup pour un vieux grincheux comme
moi ! Un maudit coup qui sape la seule idée qui m’a soutenu dans les
moments critiques depuis l’âge de raison : les perdants perdent toujours
trois fois : la première quand ils perdent,
la deuxième quand les gagnants racontent leur victoire et la troisième quand
ils payent les frais de guerre.
Dans cette putain de guerre du Kosovo, l’OTAN a gagné la
guerre et nous a raconté bien des histoires mais n’impose pas aux perdants de
payer les frais. De plus, quand on lui demande de payer la facture, elle ne
vire pas le monde à l’envers mais elle commence à marchander comme les cancres
à l’université, les touristes marseillais à Marrakech ou les Béninois à
Nouakchott. Combien de fois on nous a martelés avec l’histoire selon laquelle
Hitler a pris le pouvoir parce que les Alliés avaient fait payer la facture aux
Allemands ! L’histoire aurait suivi un chemin moins sinistre si, au
contraire, les Alliés avaient défrayé les Boches !
Si.
Et si Jules César, au lieu de prendre des butins, avait
fait payer aux Romains les réparations des huttes du Poitou ; si Gengis
Khan, après avoir brûlé une ville, avait demandé aux Mongols d’en financer la
reconstruction ; si Soliman avait remboursé les Vénitiens ; si les
Allemands en 1870 avaient payé des pensions aux veuves françaises…
Et si ma grand-mère était un traîneau.
La guerre du Kosovo ouvre donc une nouvelle ère. Et pas
une ère de guerres justes (quelle guerre n’est pas juste si on la regarde du
bon côté !) mais une ère où les gagnants gagnent deux fois et perdent la
troisième fois, la plus importante, sur le front de l’économie. Le monde
vraiment à l’envers, c’est-à-dire à l’endroit. L’arrogance des
« forts » qui s’agenouillent devant les grandes valeurs de
l’humanité !
Vous faites une guerre au nom de la justice et pendant la
guerre vous faites des dégâts ? Payez, et ainsi il n’y aura pas d’esprit
revanchard parmi les perdants, ainsi ce qui reste de votre conscience sera luisant.
Et les morts ? Pas de problème : on congèle le sperme et les œufs de
toute la population et à la fin… une belle fécondation de masse. Les gagnantes
seront fécondées avec le sperme des regrettés perdants. On implantera sur les
conquérantes les œufs des défaites. Un juste métissage pour une politique
juste. Il reste une certaine injustice envers les femmes mais, en attendant les
hommes créateurs, il faut bien se contenter. On ne peut pas tout avoir !
Je ne sais pas si c’était le cognac ou les réflexions que
je venais de faire mais je me sentais amoureux de la terre entière. De la neige
émanait une chaleur animale. Les flammes de la bonté réchauffaient la terre. Je
voyais des palmiers pousser dans l’île Bylot. Je me couchai heureux comme un
phoque, heureux d’être heureux. Mais l’esprit de la nuit n’aime pas le bonheur
trop candide et il commença à me harceler dès que les draps s’adoucirent à ma
chaleur. Mon corps commença à se tordre comme un asticot sous l’influence de
pensées-cauchemar.
L’OTAN devenait de plus en plus évanescente. Elle n’était
qu’une main qui se muait en femme de ménage des États occidentaux avec la tête
d’un rat et les bras d’un singe. Avec la vitesse de l’éclair elle vidait les
caisses des États pour remplir les tiroirs des entreprises du monde entier. Guidé
par une Brigitte Bardot à demi dévêtue et portant la barbe de Karl Marx, je
lisais sous les ponts du Danube les noms des payeurs. Aucun grand «
nom » : seulement des Smith, Rossi, Alavarez, Andrich, Tremblay… que
des noms anonymes. « Toujours les mêmes qui payent » tournoyait dans
ma tête sur l’air de Toréador. D’un
coup je vois des clochards de San Francisco, des étudiants québécois, des
femmes du Bronx, des enfants de Kinshasa, de jeunes paysans chinois qui, en
guise de pylônes, soutiennent un pont très achalandé. Puis lentement ils
perdent leurs contours comme dans un tableau impressionniste. Maintenant ce
sont seulement des taches de couleurs qui se fondent lentement et se transforment
en une gélatine jaunâtre. Le pont s’écroule, s’engélatine, s’enjaunit. Les
voitures se transforment en gondoles remplies d’hommes aux yeux graisseux et au
rire satisfait des bourgeois de Grosz. Avec leurs serres ils fouillent les
poches des cadavres qui jonchent le fleuve. Trop kitsch ! Trop vrai !
Réveille-toi. Abandonne les songes maîtres de vérité. Reviens à l’illusion de
la veille.
Mais avant de me réveiller complètement je pense aux 100
milliards (ou cinquante, peu importe) de dollars de frais de reconstruction et
je vois les mafias de tous les pays — légales et illégales, serbes et croates,
américaines et françaises — se partager le butin prélevé dans les poches des
Smith, des Dupont, des Rossi, des Tremblay…