M.
Par Adolphe Demonc
« Je ne me sens pas très bien », dit M. en posant son verre avec trop de précaution sur la petite table blanche, « je vais me coucher ». Elle alla à la cuisine et confirma à Claude qu’elle aurait dormi chez lui : « J’ai vraiment bu... Trop bu.. vin… et surtout vodka… je dors ici… non, je veux dire là » fit-elle en indiquant la chambre des invités. Pauvre Claude, toujours si gentil. Elle avait était dure avec lui. Elle avait passablement déconné. Passablement ? Il y en avait toujours un autre plus intéressant que lui. Cette fois c’était Alain, tellement plus distingué et à son aise mais, surtout, sans bedaine. Ça, les bedaines, elle ne supportait pas ça. Quand ça cliquait entre elle et un homme, elle était capable de tout. Pauvre Claude, mais il faut dire que les hommes sont vraiment bornés. Ils ne comprennent jamais quand les jeux sont faits. Il leur manque un bout de sensibilité dans l’interprétation des signes. Suffit que vous leur souriiez et poum poum… comme si c’était fait. Les rêves, ils ne savent pas ce que c’est.
M. s’assit sur le bord du lit. Elle ne se souvenait pas que l’armoire avait un miroir. Une sale gueule… la tête des mauvais jours... Ce n’est pas drôle de vieillir : vingt-neuf ans… l’année prochaine, c’est le grand saut… même les seins commencent… Elle se leva, ouvrit son chemisier et s’approcha du miroir en continuant sa lutte avec l’agrafe du soutien-gorge qui finit par céder. J’exagère, c’est encore pas mal. Vraiment pas mal, je les trouve beaux… Putain, y en a marre de me sentir seule… Quels cheveux ! il faut que j’aille les faire couper. Mais plus chez Denise. Elle fait toujours à sa tête… C’est le cas de le dire : à sa tête. Je me trouve drôle. Elle ouvrit l’armoire. Quel bordel ! il n’a pas de femme pour mettre de l’ordre, le petit… moi non plus je n’ai personne et je suis encore plus désordonnée que lui. Elle retourna vers le lit et s’y installa, bras ouverts et pieds croisés, comme l’autre sur la croix. Pendant une bonne dizaine de minutes, elle resta immobile, sans penser, vaguant dans la brume qui suit la ronde exaltation de l’alcool et précède le mal de tête, à la recherche de quelque chose de clair, de solide, d’un corps. Du sien, par exemple, qu’elle ne retrouvait plus dans cette confusion d’excitation, de rage, nostalgie et mélancolie. Quelle heure est-il ? Elle traîna comme un animal traqué le regard sur la montre. Presque quatre heures, quatre heures moins sept… ce qui fait… trois heures et quarante-trois… non… non… trois heures et cinquante-trois. Putain, je n’ai pas enlevé les bottines ! Elle essaya de défaire les lacets sans se relever. Impossible. La maudite jupe était trop étroite. Elle se rassit sur le bord du lit, lentement, soigneusement, avec la concentration mécanique de ceux qui ne se croient pas saouls, défit les lacets de la bottine droite, saisit avec les deux mains la cheville et porta péniblement le pied sur la cuisse. Il ne veut pas sortir le malin !
m. Veux-tu me lâcher les baskets !
La bottine droite. Eh ! Du calme ma cocotte ! Et toi, veux-tu casser le talon ? Ouvre un peu plus !
m. Écoute ma chère, je n’ai aucune envie, aucune, tu
m’entends ? aucune envie de me faire engueuler.
Reste donc tranquille. Je n’ai pas besoin d’ordres ! Surtout pas d’une
vieille bottine sale.
La bottine droite (tout bas). C’est toujours la même histoire quand elle prend un verre de trop. Si elle continue comme ça, elle va finir par me casser. Quand il n’est pas là, je suis son bouc émissaire. Jamais la gauche ! C’est comme ça, quand ça va mal. Quand, en fin de soirée, ses orteils deviennent hyperactifs il n’y a rien de bon à attendre.
Le lacet de la bottine droite. Arrête de grogner. Et moi, que devrais-je dire ? Avec ses ongles de harpie elle a failli m’écorcher. Elle avait commencé à peu près correctement mais elle a encore trouvé le moyen de s’énerver.
m. (en levant le bras comme pour les lancer) Arrêtez ou je vous pitche dans l’armoire !
La bottine droite (avec sa voix aiguë des pires jours de février). Non s’il te plait ! Je te promets que je ne me plaindrai plus.
Elle hocha la tête sans répondre et les déposa à côté du lit avec une délicatesse exagérée — pour une bottine de quatre ans et son lacet de deux. La cérémonie se répéta identique, mais en silence, pour la bottine gauche qui, maligne comme une salomé[1], ne broncha pas quand M. la tordit avec un excès de vigueur. Le talon se posa, sans trop de cérémonie, sur le lacet de sa copine qui n’osa pas crier. M. se laissa tomber lentement, cette fois-ci, sur le lit. En s’aidant avec les coudes, elle se traîna vers le centre du matelas, allongea les jambes et se retourna sur le ventre. Elle déplaça l’oreiller trop ballonné et s’encercla la tête avec les bras. Ce n’est pas un oreiller, c’est un… c’est un gros coussin… cou sain… un saint coup… pas drôle. Estomac, pensées, ventre, tout bourdonnait. La cantilène de Kashtin continuait. Claude est vraiment emmerdant avec ses Moahwks ! Il a parlé au moins une dizaine de fois de l’Indien qu’il avait conduit de Havre St. Pierre à Québec. C’est vrai qu’il l’imite bien : « Nos territoires… pas de démocratie… les Blancs ont tout volé… » Je m’en fous des Indiens, des Blancs, de tout. Pas vraiment de tout. Ça fourmillait dans son âme, si on a encore le droit de l’appeler ainsi. Et quand ça forniquait dans son esprit, pour le dire de manière un peu moins chrétienne, elle avait envie de se faire schtroumpfer. Même par Claude. Mais l’alcool fut plus fort que le désir et elle passa presque sans transition d’un demi-sommeil à un ronflement léger que les bottines interprétèrent, justement, comme un sommeil profond qui leur permettait de papoter. IL faut dire que, contrairement à la majorité des animaux, elles hibernent en été[2], tandis qu’en hiver, dans des pays comme le Canada, elles ne dorment pratiquement jamais.
Du rythme de la basse à celui d’un train,
c’est ce qu’il y a de plus facile pour le dieu des rêves qui ne manqua pas au
rendez-vous. En train, en Europe. Ça devait être en Toscana ou en Umbria.
Le compartiment était vide. Elle s’enleva les bottines, les plia sous sa tête
et ferma les yeux pour que le sommeil n’échappe. La porte du compartiment
coulissa et entrèrent un jeune homme torse nu, pantalons serrés blancs, collier
en cuir noir avec des clous d’acier et un doberman avec une chaîne en or et un borsalino
blanc. Un léger mouvement de la tête du jeune homme fit sauter le chien sur
les filets réservés aux bagages. Le jeune prit place devant elle.
« Bonjour, je m’appelle Patrizio. Et vous ? Est-ce que vous aimez les
véroniques précoces rouges ? Je vois que vous aussi vous venez de
Saint-Jérôme. » Elle répondit pour lui préciser que les véroniques
précoces ne sont pas rouges mais jaunes[3]
et que le train Milano-Roma ne peut pas passer par Saint-Jérôme mais ses
mots furent muets et dès qu’ils abandonnèrent les lèvres, transformés en
feuilles de persil, s’envolèrent vers le chien qui se mit à tousser. Je n’ai
vraiment pas envie d’étouffer ce pauvre doberman. Elle arrêta de parler et
croisa lentement les jambes pour laisser à ce petit Italien le temps de
guigner. Ça fonctionne toujours, même quand ils n’ont pas les hormones qui leur
sortent par les oreilles, ça fonctionne. Je ferme les yeux et je lui donne
trois minutes max.… Deux minutes suffisent. Deux minutes après, il se plaqua à
côté d’elle et commença à lui
caresser les cheveux, délicatement, comme seuls Paul et Marie savaient le
faire. Les doigts très écartés, il remonta de la nuque vers le front, il arrêta
les doigts sur la suture coronale — elle a toujours aimé ça, la suture
coronale. Ça fait royal. Il garda le pouce immobile et fit faire une dizaine
d’ellipses aux autres doigts rigidement solidaires, les délia ensuite, tout en
gardant le contact, pour leur faire faire de petits cercles. De la haute
technologie, ce mec ! Il approcha sa bouche à moins d’un centimètre du
cou, expira par petits coups, posa ses lèvres sèches sur l’épaule qu’il venait
de dénuder et commença à lui laper le grand complexus.
Ils se recomposèrent
quand on ouvrit la porte pour annoncer : Perugia ! C’était le
contrôleur qui demandait à Patrizio, d’un ton fort désagréable, si c’était son
chien.
— Oui monsieur.
— Vous n’avez pas honte de traiter comme ça un
pauvre chien ! Faites-le descendre si vous ne voulez pas une amende bien
salée de…de 300 000 lires ! Ne savez-vous pas
que, dans les trains, les chiens ont les mêmes droits que les hommes ?
— Non, je ne le savais pas.
— Maintenant vous le savez. Ignorantia non scusat,
cher monsieur. Pour cette fois…
Le doberman eut l’air de comprendre et sauta sur le siège à côté de Patrizio.
— Vos billets, s’il vous plait. Celui de votre femme aussi.
— Ce n’est pas ma femme.
— Ah ! Je vois. Vous êtes un petit malin
— Madame, votre billet, dit le contrôleur à M. en lui touchant
l’épaule d’une manière un tantinet…
Je veux voir jusqu'où il va. J’ai bien le droit d’avoir le sommeil dur.
— Elle dort tellement bien. Je reviendrai avant Rome, dit-il à
Patrizio en lui souriant comme un héros d’un film américain des années
cinquante.
Comme elle entendit la porte se refermer
elle s’allongea en prenant garde que la jupe reste à mi-cuisse. Patrizio
s’agenouilla à la hauteur de sa tête et le doberman, qui commençait à
comprendre qu’il avait plus de droits qu’il ne l’imaginait, s’assit en face de
ses pieds. M. sentit la chaleur d’un corps qui s’approchait et, les yeux
toujours fermés, ouvrit la bouche
pour donner sa langue à une autre bouche — au moins ça avait le toucher d’une
bouche — qui commença à sucer comme elle ; comme elle, quand elle
travaillait leur andouille. Elle ne pouvait plus dire que c’était l’âme qui
fourmillait : son corps et son esprit commençaient à se délier, ce qui est
très dangereux pour les rêves. Pour se sauver d’un réveil trop abrupt, elle
rétracta sa langue, mollement, comme un escargot ses cornes. Elle avait
toujours aimé rêver de rêver, son rêve étant de passer d’un rêve au rêve d’un
rêve sur un pont aux cordes de rêve[4].
Elle se retrouva couchée sur le ventre. Il commença à manœuvrer autour de la
jupe pour essayer de la relever. Ça forçait trop. Elle souleva légèrement le
bassin, il glissa une main à l’intérieur des cuisses et, en poussant le bord
avec le poignet remonta le devant de la jupe. Il reprit le bord derrière pour
l’enrouler autour des hanches. Le rouleau la gênait. Elle remua du cul, pour
lui donner un coup de main. Il prit cela pour une invitation à se presser.
Toujours le même malentendu, avec les mecs ! Ils prennent tout au premier
niveau. Il plaça ses mains sur la peau dénudée entre la jupe et les
bas-culottes, il la serra avec force, trop de force, pendant quelques secondes.
Il veut me montrer qu’il est fort ! Oui, tu es fort mon petit rat !
Il glissa la culotte et les bas aux chevilles. J’aime ce genre de ceps. Mais le
doberman aussi avait l’air de les aimer car il les attrapa et tira jusqu’à
libérer les pieds de la prisonnière. Pendant que le chien léchait la petite
culotte, pas tout à fait propre à vrai dire, Patrizio promenait sa langue sur l’arrière
des cuisses sans que ses mains cessassent de caresser l’intérieur. Il lui
écarta légèrement les jambes et ensuite les fesses pour picoter la rondelle[5]
pendant que ses mains cherchaient la praline[6].
Shit, j’ai oublié… Il semble qu’il aime… pas mal, lui... Elle était si petite
et sensible qu’ils avaient tous leur apprentissage à faire. Il est vraiment
bon, du premier coup la bonne place, la bonne pression et le bon rythme. Elle
ramena le bras droit le long du corps, la paume vers le haut, à demi ouverte.
Il se mit à califourchon sur ses reins, sortit, par à-coups, la chemise de la
jupe, dégrafa le soutien-gorge et releva le chemisier sur les épaules. Il
promena sa langue sur l’épine dorsale, sur la soie coxale avant de picoter
soigneusement l’embouchure fessale. Il descendit, se remit à genoux devant elle
et, en lui tordant légèrement l’épaule, il lui fit comprendre de se retourner
sur le dos. Elle le fit, très lentement, comme une personne réveillée qui fait
semblant de dormir. Il s’attaqua aux boutons du chemisier, mais ce ne fut pas
facile. On aurait dit que les boutonnières s’étaient fermées pour protéger un
buste dont la tête ne se souciait guère. Il finit par réussir. Il posa le
chemisier sur le visage de M. Les langues se retrouvèrent à travers la soie.
Pendant qu’il l’embrassait, il ouvrit sa ceinture et baissa son zip. Elle fut
contrariée par le bruit. Trop tôt. Elle le gravonna pour faire diversion. Il se
remit à l’embrasser à travers la soie qui devenait toujours plus blanche.
Blanche et pâteuse. Toujours plus pâteuse. Toujours plus blanche. Elle voulait
arrêter mais elle ne pouvait ni bouger ni respirer. Blanche. Toujours plus
blanche. Pour ne pas mourir, elle s’endormit. Elle était dans une île. Petite.
Ronde. Avec un moulin, blanc et rond, au centre. Elle montait un escalier blanc
en colimaçon, avec sa belle jupe blanche plissée. Un chien, un doberman, avec
un collier en cuir noir et des clous d’acier, s’élança silencieux vers son
ventre blanc, lui enfila le museau entre les cuisses… Nooon ! elle se
réveilla. Claude, agenouillé devant le lit, usait des doigts et la contemplait.
« Je t’aime », lui dit-il. Elle regarda ses yeux de chien battu et ne
put s’empêcher de lui répondre : « Moi aussi ».
[1] Par analogie avec « malin comme un singe ». Une Salomé, selon le Robert, est une « Chaussure basse pour femme, très ouverte, à bride axiale par laquelle passe la bride de fermeture. » Dans la partie étymologie on ajoute que le nom est « d’origine incertaine et une allusion au nom propre Salomé ». Il faut mal connaître Lou Salomé (il n’y en a pas d’autres, n’est-ce pas ?) pour l’imaginer mettre des salomés à ses pieds.
[2] Ce qui, avec un vilain néologisme, pourrait se dire ététer (à ne pas confondre avec étêter).
[3] Pour ne pas induire les lecteurs en erreur, je tiens à préciser que Véronique précoce (Veronica praecox) contrairement à ce qu’affirme M. est une spermatophyte angiosperme à fleurs bleues dont l’androcée est dimère de formule 2S+2P+2E+2C. Pour les plus curieux, il faudrait sans doute ajouter que, tout comme les Valériannelles et l’Holosteum umbellatum, Veronica praecox est une plante messicole vernale à évolution rapide.
[4] À ceux qui trouvent qu’il y a trop de « rêves », j’aimerais dire que je fais partie de ceux qui croient qu’il n’y en a jamais assez.
[5] On voit ici à l’œuvre un principe bien connu de psychologie de compagnonnage, le principe CAA (Comme l’Ami, l’Ami). Les odeurs des parties les moins nobles de M. étaient peut-être le moyen que le dieu de l’amitié avait trouvé pour renforcer le lien entre Paolo et le doberman. Comment expliquer autrement que M. pour la première fois de sa vie, depuis l’âge de cinq ans, ne s’était pas lavée dans la toilette du train ?
[6] Notez la délicatesse des choix lexicaux !