Ouïe

par Adolphe Demonc

 

U

ne allusion un peu trop directe de M. lui offrit l’occasion de montrer une fois de plus la force de sa volonté. Mais, même une volonté bien entraînée et autonome a souvent besoin d’une autorité supérieure qui l’aide à ne pas fléchir devant des difficultés imprévues. Il se mit alors à chercher dans les entrailles des nombres les vouloirs du destin. Mais, il n’y eut rien à faire. Ni le nombre de sorties régulières (210) ou spéciales (70), ni le nombre de mois (123) ou d’heures d’enregistrement (53), ni les pages de description (1079) ou de commentaires (6073) ne lui donnaient le moindre indice. Il envisagea la possibilité de détruire une heure d’enregistrement pour avoir l’année de naissance de M., mais il y renonça en se disant que le destin ne se force pas : et puis, quelle heure choisir ? Il arrêta de chercher des explications pytagoriciennes quand il vit que même le nombre de mots (1.325.763) n’avait rien de spécial. Au fond, l’allusion de M. était plus que suffisante. Le 6 juin 2000, il rentra avec son dernier butin. Fini pour toujours.

 

Origines

Il avait commencé au mois d’avril 1991, quelques jours après une table ronde organisée par la revue Conjonctures. « Notre époque est l’époque de l’écoute », avait proclamé le lacanien de passage qui, après un quart d’heure de métaphores, d’anacoluthes et d’oxymorons mal digérés, daigna émettre une nouvelle phrase à peu près compréhensible : «  La génialité de Freud a été de déplacer[1] l’organe de la vérité de l’œil à… (il fit une pause et regarda, vide, nos visages mortellement ennuyés) à l’oreille. C’est l’écoute qui, à notre époque, charge les instances du moi… ». Il avait été convainquant, malgré lui. Notre héros se dit que s’il avait pu écouter sans broncher de telles fadaises, il fallait bien qu’il soit fin et ouvert. Il décida donc de créer son époque d’écoute à l’intérieur de ce siècle où on écoute surtout ses propres borborygmes. De la vraie écoute ! celle qui enregistre les grincements de la chair. Comme il savait faire feu de tout bois (et il s’en vantait), il se lança, pour avoir du plaisir, dans une recherche qu’il habilla de scientifique pour convaincre M. de le laisser faire. Il décida donc de préparer un catalogue raisonné et informatisé des fondements de l’écoute. Il ne croyait pas qu’il fallait chercher ces fondements dans l’usine de la logique ou des sentiments où règnent les discours prêts-à-porter. Il partit donc à la recherche des sons des « corps flottant sur la rosée de la concupiscence sans les chaînes de la retenue ». Il croyait au dire des cris et des geignements plus qu’aux séquences bien agencées et il assurait ses amis que la seule chose qui comptait était la musique des corps.

 

De l’art de prévoir

Jean avait décidé que le Plateau aurait été la piste d’entraînement de ses oreilles. Il se fixa des horaires très rigides qu’il respecta pendant dix ans. Son travail d’écoute « régulière » se déroulait tous les samedis à partir du deuxième samedi d’avril, pour vingt-trois semaines, de 22 heures à 2 heures. Une fois toutes les trois semaines, pendant ces cinq mois, il faisait une séance d’écoute « spéciale » de dix heures à minuit en choisissant un jour au hasard (le samedi était exclu pour des raisons évidentes).

 

Dénicher les bonnes crieuses avait été long et difficile. Au début, quand sa technique n’était pas encore affinée, il se faisait charrier par des signes trop évidents : une démarche ondoyante avec bécotages tous les trois pas ; une chemise arrachée d’une jupe excessivement courte ; une tête tendrement appuyée sur l’épaule du mec ; une main sur l’enflure ; un soutien-gorge enlevé à travers la manche… La vue continuait à dominer de manière grossière. Guidé par ces signes, il pouvait passer des heures sous une fenêtre sans capter le moindre cri, sans que le plus léger gémissement l’alerte. Parfois, quand les attentes étaient trop longues, un grii-grii lui faisait relâcher le bouton « Pause » pendant quelques secondes, le temps de s’apercevoir que les craquement du lit étaient dus à un sommeil agité plutôt qu’aux saccades du plaisir. Lentement, il apprit à être attentif à certains détails. Il fallait qu’il oublie la scène principale pour chercher dans l’arrière-plan des éléments visuels qui, au moins statistiquement, causaient de « bons cris ». L’ondoiement devait être léger et imposé par la femelle ; la chemise devait retomber sur un jupe légèrement froissée (mais pas trop) et la femme devait caresser la nuque ; à une tête appuyée tendrement devait faire pendant une main sur le ventre ; la main sur la braguette ne devait pas être accompagnée de rire éclatants ; le soutien-gorge ne devait pas être retiré d’un air trop satisfait. En dix ans de pratique la probabilité d’une bonne écoute était passée du 7 % au 48,5 %. Pour interpréter correctement ces chiffres il faut ajouter qu’il avait ses lieux fixes où il allait quand il n’avait pas de cris frais : ses bonnes fournisseuses ne lr décevaient jamais. La « mas puta » de la rue Laval, était sa fournisseuse la plus fidèle. C’est pour cela qu’il avait décidé de faire sa dernière sortie chez elle.

 

La mas puta

Elle était de celles qui aiment à garder les fenêtres grand ouvertes même quand il fait frisquet et les fenêtres ouvertes étaient pour Jean au moins aussi importantes que les cuisses ouvertes pour un voyeur. Quand un nouveau mec lui demandait de fermer parce qu’on entendait tout, Jean n’avait pas peur qu’elle obéisse : elle avait toujours prêt un « tais-toi » si convainquant que Sainte Angèle de Foligne en personne n’aurait pu résister. Pendant ces dix ans, elle en avait eu au moins une vingtaine de mec (comme nos lecteurs on certainement compris elle n’était fidèle qu’à elle-même. Ses cris étaient complètement indépendants des capacités du partenaire). Mais, si vraiment on veut faire une classification, les mois espagnols (mai-septembre 1996) furent les plus intéressants : les ah ! Ooooooooooh ! Haaaan ! Aiiie ! venaient des deux amants avec des intensités et des fréquences si variées… si belles qu’elles le faisaient débander et parfois, il oubliait même d’enregistrer — il en tira la conclusion que la beauté trop pleine, trop parfaite ne permet pas au vautour-plaisir de nicher. Les événements acoustiques, étaient chez elle un exemple de régularité et de prévisibilité achevées : les oooh loupiens du mâle se transformaient, après une dizaine de secondes, en de meuglements toujours plus enroués qu’un « soit doux… Ignacio… mon ami… mon dieu comme je t’aime » éteignait d’un coup. Mais, quand les craquements du lit atteignaient le rythme de croisière et que la « pequeña » poussait des « Ah… ouuuii… vas-y… plus fort… plus fort… Ah oui… viens viens… pousse, pousse… ramone-moi… ramone plus fort… plus doux », les huuuu reprenaient pour se transformer aussitôt en un « je viens… je suis venus » tinté de dépit, suivi, immanquablement, par un triple oui de la francesa, roucoulés à une fréquence plus basse que celle de son « petit taureau ». Les variations de fréquence l’avait toujours intrigué et il avait écrit une centaine de pages d’analyse du phénomène : la femme souvent descendait plus bas que l’homme — non seulement quand la bouche pleine l’obligeait à grogner — et l’homme parfois hennissait si haut qu’on aurait dit un castrat. Sa conclusion « théorique » était que c’est dans le son que chaque amant prend la place de l’autre ; c’est dans le son qu’il y a des rapports sexuels. Ce fut encore chez la francesa que Jean découvrit comment le chant est contagieux, surtout quand la puissance est accompagnée par une bonne maîtrise des organes. Ce fut lors de sa dernière sortie.

 

La dernière sortie

Il devait y avoir au moins douze personnes dans le salon (qui, soit dit en passant, était sous la chambre à coucher), qui entonnèrent « C’est à ton tour… ». Puis, probablement la plus conne de la compagnie, pleurnicha : « Ce n’est pas juste, la fêtée ne chante jamais ». La francesa — parce que c’était bien que l’on fêtait — dit des mots que la cassette ne voulut pas enregistrer et, après une longue rigolade, le vacarme reprit de plus belle. Il était minuit et demi et Jean était fatigué. Il était en train de s’en aller en bougonnant contre les fêtards quand la lumière de la chambre s’alluma. Il remit l’enregistreuse en marche : « Appuie les mains à la fenêtre… vas-y… ne fais pas la stupide » et les halètements ne se firent pas attendre. Les « viole-moi… oui, ouuuii… plus fort… pousse, pousse » étaient parfois couverts par les claquements rythmés du ventre contre les fesses. « Chante pute chante. Chante ma chienne. Chante. » et les cris devenait de plus en plus aigus et de plus en plus forts. Dans ces choses-là, elle était très obéissante et après ces ordres. on n’aurait certainement pas pu dire qu’elle chantait à mi-voix si, même le vieux sourd et soûl qui habitait à côté, se réveilla et cria à sa femme : « Vient-en icitte que j’te fourre comme la p’tite française ». Presque en même temps la conne de la compagnie, appuyée au rebord du balcon disait à son copain : « Fais-moi crier comme elle » et du balcon s’élevèrent aussitôt des gloussements suivis de grognements. « Nel giardino » chuchota une autre fêtarde. Jean, en sueur, se cacha derrière le buisson mais oublia le veston sur lequel il était assis et qui se mit donc —  le veston —  à protéger les coudes et les genoux de l’italienne rondelette qui secouait la tête comme une clarine et l’implorait son mec qu’il l’encule. Cher lecteur, ne pense pas que je sois en train de décrire un film porno de quatre sous, ou d’inventer une histoire pour émoustiller ma partenaire, j’essaye de redire, maladroitement, ce que Jean me relata. Je termine cette historiette en transcrivant la dernière partie de la cassette et, n’étant pas poète, j’emploierai des stratagèmes graphiques pour rendre l’enchevêtrement de la musique de nos couples (je parle de couples parce que la débauche n’alla pas au delà des couples sinon pour la brunette accoudée sur le veston de Jean qui, l’apercevant derrière le buisson, le tira vers elle…).

Aaaaah   Ah   Viens ouii                                   goudronnnnne moi                 plus fooort

                        Fuck meeee………it’s wonderful

                                   Inculami porcone scopa la tua trrrrroia

Je suis à toi…………….mais            ooooooooooooh plus fort

                                                           You are a monster

            Viens viens viens viens Viens

 

AncVas-yyyyyyyyyyora ancoooJe vieeensra

 



[1] S’il était plus cultivé il aurait souligné qu’il s’agissait du retour au moyen-âge, l’époque de la primauté de l’ouïe. Freud, génial, avait compris que les images de l’inconscient pouvaient être déchargées vers l’ouïe par la parole.